Les manuels scolaires
(Clarté n°73, avril 1925, rubrique : Vers lécole du Prolétariat)
On fait leur connaissance à lécole primaire, avec le premier livre de lecture quon parcourt avidement dès quon le reçoit, dont on regarde attentivement les plus belles gravures, et quon lit dabord avec entrain et bonheur. Mais on se fatigue vite de prendre ce livre à heure fixe, sur la commandement du maître, pour sarrêter indéfiniment à des pages où il ny a souvent dintéressant que les difficultés grammaticales. Et on paie ce bonheur de quelques jours - de posséder un livre neuf, nouveau - par darides mois détude. Plus tard, les manuels augmentent en nombre et en difficulté. Mais la répartition de lintérêt est identique. Le manuel fatigue nécessairement par sa monotonie.
Mais les manuels sont faits pour les enfants, par les adultes. Ceux-ci - lorsquils ont encore quelque chose à apprendre - se gardent bien de pâlir sur de tels livres.
Il semble que, par pur égoïsme, nous nous disions tous : « Nous avons bien étudié, nous, pendant des années et des années, le même livre... Ce nétait certes pas amusant... mais quand il le faut... Et encore, de notre temps, on nous faisait beaucoup plus apprendre par cur !... »
Et nos enfants graviront ce genre de calvaire - et le mot nest pas trop fort dans nombre de cas - parce que nous lavons gravi autrefois et que nous croyons lépreuve nécessaire à la formation de lhomme.
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Il nest pas possible que cette méthode détude par le manuel, monotone malgré que les meilleurs pédagogues en glorifient lintérêt, coercitive alors que toute la pédagogie évolue vers la libre association, il nest pas possible que cette méthode soit le dernier mot de la pratique pédagogique.
Les manuels sont un moyen dabrutissement. Ils servent, bassement parfois, les programmes officiels. Quelques-uns les aggravent même, par je ne sais quelle folie de bourrage à outrance. Mais rarement des manuels sont faits pour lenfant. Ils déclarent faciliter, ordonner le travail du maître ; ils se vantent de suivre pas à pas... les programmes. Mais lenfant suivra, sil peut. Ce nest pas de lui quon sest occupé.
Cest pourquoi les manuels préparent la plupart du temps lasservissement de lenfant à ladulte, et plus spécialement à la classe sociale qui, par les programmes et les crédits, dispose de l'enseignement.
Il y a bien quelques pédagogues ingénus qui se basent au contraire sur les désirs et les besoins de lenfant pour arriver à une conception moins orthodoxe de lenseignement. Mais on tolère à peine leurs manuels. En tous cas les maisons dédition bien pensantes ne daignent pas sen charger. Et seuls connaissent les grands tirages les manuels les plus pernicieux.
Même, les manuels seraient-ils bons, il y aurait tout intérêt à en réduire le plus possible lemploi. Car le manuel, surtout employé dès lenfance, contribue à inculquer lidolâtrie de lécriture imprimée. Le livre est bientôt un monde à part, quelque chose dun peu divin, dont on hésite toujours à contester les assertions. « Cest dans le livre... » Tandis quil serait désirable justement denseigner que le livre nest quune pensée imprimée - comme toute pensée, sujette à erreur - et quon doit pouvoir contredire comme on contredit quelquun qui parle.
Les manuels tuent ainsi tout sens critique ; et cest probablement à eux que nous devons ces générations de demi-illettrés qui croient, mot pour mot, tout ce que contient leur journal.
Et sil en est ainsi, la guerre aux manuels est vraiment nécessaire.
Mais les manuels asservissent aussi les maîtres. Ils les habituent à distribuer uniformément, et durant des années, la matière incluse, sans se soucier si lenfant peut se lassimiler. La néfaste routine sempare de léducateur.
Quimportent toutes les aspirations enfantines, puisque dans ces quelques centaines de pages en texte serré gît tout lidéal : la matière suffisante pour réussir aux examens.
Il faut absolument que les éducateurs se libèrent de cette distribution mécanique pour sattacher tout particulièrement à léducation et à lélévation de lenfant.
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Peut-on supprimer, ou du moins réduire considérablement lemploi du manuel à lécole primaire ?
Comment procède-t-on généralement avec les commençants ? On leur met dabord un syllabaire dans les mains, où ils voient noir sur blanc, dont, cependant, on illustre aujourdhui les textes. Au syllabaire font suite les livres du Cours préparatoire, puis ceux des Cours élémentaires de première et deuxième année, et ainsi de suite. De sorte que, dès son entrée à lécole, lenfant commence à lire ce quont écrit - et dit, et pensé - les autres, pour lui ; mais jamais, ou si rarement, il ne lira ce quil a dit lui-même, ou ce quil voulait dire.
Cest une tare originelle. On moule déjà lenfant à la pensée des autres et on tue lentement sa propre pensée. Cest un asservissement obligatoire à ladulte. Nous procédons comme M. la Curé qui fait apprendre par cur demandes et réponses du catéchisme. Et ce nest pas ainsi que nous pouvons élever lenfant. Nous lui inculquons seulement la pensée des autres. Et quelles pensées ! Pas toujours celles, hélas ! des meilleurs hommes de notre pays.
Certainement, si léducation consiste à faire des enfants à notre image - avec nos idées et nos tares - alors les faiseurs de manuels ont raison. Mais si nous voulons élever simplement lenfant, le mettre dans les meilleures conditions possibles pour que se développent harmonieusement et au maximum ses facultés ; si nous voulons le préparer à remplir sa destinée - destinée quil nous est impossible actuellement de prévoir et de délimiter - si, sans égoïsme, nous voulons être entièrement au service de lenfant, nous devons détrôner les manuels.
Cest possible, et dès aujourdhui.
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On veut baser tout lenseignement sur lintérêt et on a bien raison, car il est le plus grand stimulant, bien plus grand que la nécessité. Mais seule la technique manque, qui nous permettrait de laisser les enfants sintéresser librement à ce qui les préoccupe le plus.
Des pédagogues, comme le Dr Decroly - et M. Dalhem qui a appliqué la méthode Decroly dans sa classe (1) - ou M. Ferrière (2) ont senti le besoin de donner à lenfant quelque chose de plus personnel et de plus expressif quun manuel, même bien fait... Ils lui font tenir un cahier qui est le reflet de ses intérêts dominants. Cest ce que M. Ferrière appelle le Cahier de Vie et ce nom me plaît infiniment. Cest vraiment un livre de vie qui manque à nos élèves.
Et on mattend ici pour objecter : mais ce cahier est nécessairement manuscrit, et il nous faut enseigner à nos élèves la lecture de pages imprimées. Cest même en grande partie pour cette raison quon abuse des manuels dans les classes primaires.
Cela est certain ; et nous sommes dans un cercle vicieux dont il faudrait cependant sortir.
Car, prétendre trouver dans un manuel une lecture sadaptant exactement au centre dintérêt qui préoccupe momentanément lenfant, cest impossible. Un nom qui change, une autre allure du récit : cest aussitôt un monde nouveau qui pourra intéresser lélève par sa nouveauté même, mais qui ne continuera pas son Cahier de Vie.
Mais faisons encore un pas : imprimons ce Cahier de Vie. Faisons composer au composteur par les enfants, le texte composé oralement ou par écrit. Et nous obtiendrons un imprimé qui, même imparfait, sera vraiment vivant, puisquil sera le langage des enfants imprimé. Ainsi disparaît le dualisme actuel entre lenseignement oral et lenseignement livresque. Lunion est désormais intime. La vie de lécole entre dans la lecture.
Utopique ? Plus du tout. Cette méthode fonctionne depuis six mois dans notre classe, avec un matériel pourtant rudimentaire. Et lintérêt na pas un instant faibli. Il se pourrait que nous détenions enfin un des secrets de lapprentissage intéressant de la lecture et de la Vie dans la classe.
Nous exposerons dans un prochain article le détail de cette technique qui, elle aussi, est encore rudimentaire. Car elle bouleverse toutes les habitudes scolaires, et il faut en prendre son parti.
La nouveauté nest dailleurs pas si complète quon pourrait le croire. Nombre décoles nouvelles ont depuis longtemps leur journal, parfois imprimé par les élèves. Et nul nen a contesté tous les avantages. Mais cest mieux quun journal à parution nécessairement espacée que nous voudrions ; cest le Livre de Vie.
Ce livre de vie serait le centre dintérêt de la classe. Mais il nexclurait pas la lecture sur dautres livres. Il donnerait au contraire le besoin de lire après avoir appris à lire.
Cette lecture, les enfants la feraient dans de nombreux livres de bibliothèque - qui nexistent pas ou presque pas aujourdhui. Mais là nest pas la raison qui peut justifier les errements actuels.
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Si limprimerie à lécole est appelée à éliminer les manuels des classes élémentaires (jusqu'à 8 ou 9 ans), elle est certes incapable dassurer lacquisition des connaissances quon est en droit dexiger de lécole à partir de cet âge.
Cest alors surtout quil faudra organiser le travail de bibliothèque.
Comment procédons-nous, nous-mêmes, dans nos études dadultes ?
On demande une direction, des conseils à un maître ou à un livre qui sera notre maître. (Lenfant a le maître à sa disposition).
Puis on consulte les livres indiqués ; on critique, on raisonne, et on tâche de se faire une idée juste. Là, et non dans la monotone acquisition, réside tout lintérêt et tout le profit du travail intellectuel.
Cette méthode est-elle possible dès lécole primaire ? Nous en sommes persuadés. Seule sopposerait momentanément à son emploi la triste nécessité du « bourrage ».
Il existe dailleurs une méthode qui nous vient dAmérique, le Dalton Plan, et qui réalise avec succès ce mode denseignement.
Au lieu de présenter à lélève journellement - et même heure par heure - le travail quon attend de lui, on lui délimite une tâche à faire en une semaine, par exemple. Lenfant travaille ainsi selon le rythme personnel qui lui convient. Il consulte les livres divers qui peuvent laider dans son étude, il réfléchit, il séduque.
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Il ne peut être question de demander à lenseignement populaire ladoption dune méthode quelconque, serait-ce même le Dalton Plan. Mais nous voudrions que les pédagogues prennent conscience du danger intellectuel et moral que représente lemploi à peu près général du manuel.
Ce serait favoriser léducation, rendre lécole vivante et capable de former des hommes nouveaux que de mettre enfin nos élèves en mesure de choisir parmi les résultats de lexpérience des adultes, ce quils se sentent capables de sassimiler dabord, ce quils croiront juste, vrai et bon ensuite.
Il faut libérer le plus possible lenfant de lemprise de ladulte. Réduire lemploi du manuel, selon les moyens pratiques que nous venons seulement dindiquer, sera faire un large pas vers cette libération.
C. Freinet