- Capitalisme de culture
- par Célestin Freinet
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- Nous entassions des choses matérielles, et nous
oubliions l'homme. Nous chassions plus que jamais l'argent et nous
perdions le frère, « l'associé ». Nous
accumulions chose sur chose et toute notre activité
devenait vide de « l'âme ». Nous nous accrochions
partout à des choses extérieures, et nous ne
trouvions - ni ne cherchions - le chemin qui conduit dans notre
être.
- Ce faux esprit ne dominait pas moins dans notre culture
individuelle et dans nos écoles. On y considérait la
matière et encore la matière et non le jeune homme,
la jeune fille. Un capitalisme cruel oppressait nos enfants - et
nous l'avons souffert. La culture n'était que de la
matière : plus il y a de matière et plus grande est
la culture.
- Ecoutez seulement notre langue et vous y trouverez une
vérification. Celui-ci a « gagné dans
l'école primaire » ; celui-là a «
gagné dans le lycée », cet autre a «
gagné dans une Université ». Et c'est
d'après cette « possession » que les hommes se
distinguent. Tout le monde prononce cette phrase : « Nous
avons de la culture », sans apercevoir l'absurdité
affreuse. Le mot « Bildung » (culture) ne
signifie pas à l'origine une chose, mais un
développement ; non une forme, mais une formation. Le mot
« cultivé » exprime donc un état. La
culture n'est pas possession ; l'homme vraiment cultivé
n'est pas capitaliste dans une matière.
- La matière de l'enseignement est le résultat des
recherches et des expériences d'autres hommes. Comme les
« maîtres d'école » croyaient bien faire en
enseignant à la jeunesse cette matière,
résultat des expériences des
générations passées ! Mais ils savaient
très peu du développement de l'esprit humain. Et
comme ils s'efforçaient à inculquer cette multitude
de choses à l'homme, le « grenier à culture
» était devenu haut comme une tour.
- En comparant les places d'études de toutes nos
écoles primaires et supérieures dans les
dernières dizaines d'années, on est effrayé
de l'accroissement continuel de la matière.
- Cette phrase est plus qu'une plaisanterie : « Que je suis
heureux d'avoir été écolier avant cette
guerre et avant cette révolution, parce que je n'ai pas
besoin d'apprendre ce grand nombre de dates ! » Nous
étions tombés dans une école de savoir, nous
en étions arrivés à une telle admiration du
savoir qu'on pourrait comparer notre idéal
d'éducation à la scolastique du moyen-âge.
- La connaissance des expériences des autres ne rend pas
du tout expérimenté. Notre ancienne école -
soit notre école primaire, soit notre école
supérieure ou notre université - ne s'apercevait pas
de la fausseté de cette supposition. Elle adorait ce
capitalisme, et ne voyait pas qu'elle expropriait ainsi tous ses
bons élèves.
- Le « maître d'école » ne se souciait
pas de l'individualisme de ses élèves. Il ne voyait
pas l'enfant, il ne voyait que la matière. Il ne donnait
que les formes, mais il ne s'efforçait pas à former.
Et la matière dont je n'ai pas besoin pour la formation de
ma vie intellectuelle est toujours morte, malgré les
efforts des instituteurs et même des artistes pour la
ranimer. La jeunesse ne veut pas le savoir à cause du
savoir. Pour elle, le savoir n'est que la trace de son propre
travail, ou des matériaux pour servir à sa
formation.
- Y a-t-il une école socialiste ? Dans ce cas, voici le
tournant et le guide du nouvel être humain. Il est certain
que ces idées nouvelles sur les relations des hommes
conquerront notre école. Il faut d'abord chasser l'ancien
Capitalisme de culture. Les mêmes possibilités
de développement pour tous les hommes habiles, c'est notre
demande; - qui s'entend de soi-même. Nous demandons
même toutes les possibilités pour toutes les
espèces de dons de la nature. Mais si le socialiste ne veut
pas que toute école soit ouverte à ses enfants, ce
n'est que l'envie d'avoir l'argent et les belles choses des riches
qui le pousse. S'il veut développer l'être humain
dans ses enfants, il doit révolutionner toute notre
école. Si nos cours supérieurs pour le peuple
n'enferment pas le germe pour révolutionner la vie dans nos
universités, ils ne serviront à rien. Si la
matière y règne et pas l'homme, alors au revoir
nouvel esprit ! Nous aurions alors de nouveau les « Cours
pour les ouvriers » du milieu du XIXe siècle que
Lassalle a si vivement combattus.
- Le socialisme comme matière d'enseignement n'avance pas
le socialisme, mais il rend l'homme bourgeois.
- Traduction de : « Pédagogie de notre nature la
plus intime » par l'allemand Adolphe Rochl.
- Célestin Freinet, Bar-sur-Loup (Alp.-Mar.)
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- Ecole Emancipée n°35 du 22 mai 1920, rubrique
Chacun sa pierre, p.134
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- Note ajoutée par le site : C. Freinet est alors
âgé de 23 ans, dont 3 partagés entre la guerre
et l'hôpital. Cette traduction est probablement
réalisée d'après le texte en
espéranto.
- Frappe et mise en ligne par Hervé
Moullé