- Pour la Révolution à
l'Ecole
- Célestin Freinet
-
- Nous marchons à grands pas vers la
désagrégation de la société, et je ne
sais pas si ceux qui doivent reconstruire la société
nouvelle ne perdent pas trop de vue cette harmonie dont parle R.
Rolland et sans laquelle il n'y a que désordre et
misère...
- Si nous voulons la vie, l'action, et non la théorie, il
nous faut plus de tolérance, plus de compréhension
de la complexité des situations. Il ne faut pas, sous
prétexte d'épuration, continuer une lutte fratricide
qui nous livre chaque jour davantage à notre ennemi.
- Si les foules affamées se dressaient enfin et qu'on les
mène à la Révolution, que sera notre
école au lendemain de cette action ? Une grosse
majorité d'instituteurs antirévolutionnaires dont
quelques-uns sauront résister, n'en doutez pas. Et puis
improvisez-vous notre organisation future ? Et les livres de
classe ? Et l'éducation des masses dans les villages
surtout ? Oui, nous ferons la Révolution chez les autres,
mais, après la libération, nous ferons encore tous
à nos enfants -oh ! ne récriminez pas ! - des
âmes d'esclaves. Et nous qui avons la charge de faire des
hommes nouveaux, nous ne saurons produire que des
contre-révolutionnaires, ou des égarés qui se
livreront aussitôt à quelque nouveau Napoléon.
- Occupons-nous donc de cette tâche urgente, après
laquelle fera de la politique générale qui voudra.
Il est faux - Quélavoine l'a prouvé - d'arguer qu'on
ne peut rien faire avant le renversement de la bourgeoisie.
- Pensons aussi à notre jeunesse qui sera l'armée
de demain, l'armée révolutionnaire, et,
malheureusement aussi, l'armée bourgeoise - cette jeunesse
qui voudrait tant lire et apprendre en dépit de tout et que
nous laissons s'en aller aux patronages catholiques. Que de belles
choses ne pourrait-on pas faire en cours d'adultes !
- Et c'est parce que je me suis trouvé bien pris au
dépourvu devant ces quelques jeunes hommes qui voulaient
s'instruire, mais qui auraient voulu autre chose que des
problèmes et des dictées, que j'ai rêvé
de quelque chose de mieux pour nous faciliter cette
éducation. Livres et travaux intéressants, journaux
à lire, organisation de cinémas scolaires avec
échange de films, patronage laïque avec tous moyens
d'attirer à nous la jeunesse et même les hommes, de
leur inculquer cet esprit de justice et de liberté dont
nous brûlons.
- Mais alors, c'est tout notre temps, et même de notre
argent que vous réclamez, dira-t-on ? On parle bien de
donner même sa vie pour la Révolution.
- Mais nos comités s'occupent de ce genre de
préparation, diront les syndicalistes
révolutionnaires. Oui, mais je voudrais que tout le monde
s'en occupât, même ceux qui ne se sentent pas capables
d'être syndicalistes-révolutionnaires.
- Car si nous sommes souvent inaptes à faire des
militants, nous serions nombreux, alors, comme
éducateurs révolutionnaires.
- Célestin Freinet
-
article publié dans l'Ecole Emancipée, n°24, 12
mars 1921
- rubrique : Chacun sa pierre
- Frappe et mise en ligne par Hervé
Moullé