- Angoisses littéraires
- par Célestin Freinet
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- Voilà que quelques camarades se plaignent de ne pas
comprendre la poésie nouvelle et disent de ce fait
n'être pas à la page. Le Brûleur de Loups voit
dans cette tendance nouvelle une manifestation du
détraquement intellectuel qui a permis la guerre. Je ne le
crois pas. Je pense, au contraire, que cette poésie marque
un effort de recherche constructive qui est loin d'être
décadent.
- Entendons-nous bien. Je ne considère pas comme
poésie n'importe quelle prose où l'on va à la
ligne, plus ou moins régulièrement, et qui ne se
distingue de la prose que par des recherches maladives avec
parfois quelques fautes de français. Qui, par exemple,
s'avisera de qualifier de poésie les quelques lignes
citées naguère par Bernard ? Mais c'est vraiment
trop facile d'anathématiser tout un genre d'après
une telle citation. Ne pourrait-on pas faire un choix,
également déplorable, parmi les vers rythmés
et rimés ? Les vers, a-t-on dit, ne souffrent pas la
médiocrité ; et cela est vrai pour tous les genres.
Ils ne sont pas foison les vers vraiment beaux, et même dans
les oeuvres de poètes en renom, on n'en trouve souvent que
quelques-uns qui nous réjouissent vraiment. Je vous avoue
en avoir trouvé à peu près une même
proportion dans des livres de Martinet ou de Chennevière.
- Serait-ce une décadence, ou plutôt une
revivification souhaitable, que de rompre ainsi avec des
règles classiques qui nous ont valu sans doute les plus
beaux vers du genre ?
- Plus de rythme conventionnel, ce qui ne veut pas dire la
disparition totale du rythme. Mais il n'y a là aucune
innovation.
- La rime ! Alors, parce que nos maîtres ont fait rimer
les dernières syllabes, il serait défendu de
chercher d'autres rimes, comme le font nos novateurs. Ils ont
réussi pourtant à en trouver quelques-unes de ces
rimes ; c'est un mot qui, tout à coup, vous rappelle tel
autre mot d'une structure toute différente ; c'est deux
mots qui jurent parfois à la fin des vers, mais c'est une
rime. Ecoutez :
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- Dans la cour vide,
- Un oiseau chante.
- Qu'il est pénible
- Et monotone
- Ce chant d'oiseau
- Par un dimanche.
- Ou ceci :
- Ce que je regardais n'est plus qu'un souvenir,
- Depuis que je le vois.
- La fleur que je sentais a perdu son parfum
- Depuis que je la nomme.
- Chennevière (Poèmes, 1911-1918)
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- C'est parfois, enfin, une chute brusque et brutale ou une
ascension :
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- N'écoutez plus ces inconnus. Tuez, mourez,
- Le sang de la jeunesse est beau à voir répandre,
- Et le sang et les pleurs sont pour les nations
- Un baume généreux qui rajeunit leur âme.
- Tuez, mourez. N'écoutez pas ces lâches.
- Martinet (Temps maudits)
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- La rime manque-t-elle vraiment et ce « lâches
» n'est-il pas renforcé par son isolement ?
- Ah ! ces vers sont rares encore qui puissent nous satisfaire.
Car là, il n'y a plus de technique et, pour y arriver, il
faut être un vrai poète et non plus un rimailleur. Le
lecteur lui-même se sentira pris bien souvent ; il cherchera
la rime qu'il devine au fond de lui et sera tout
étonné de ne pas la trouver. Telle chute de vers qui
lui dépeint si bien un sentiment, pour rien au monde il ne
voudrait la changer « parce qu'elle ne rime pas ». C'est
de la poésie.
- Que ce n'en soit encore que la naissance, c'est certain. Que
nous n'y soyons pas trop préparés, que nous ne
soyons souvent pas à la page, il y a de cela encore. Nous
sommes trop habitués à la chanson mécanique
de vers classiques qu'on lit parfois machinalement en
n'écoutant que les mots. Il faut chercher dans les vers
cette musique des mots, mais il faut y mettre aussi cet
insaisissable qui est la poésie.
- Négligeons ceux qui ont voulu seulement se
débarrasser de règles gênantes. Quant à
ceux qui cherchent une esthétique nouvelle, souvent plus
exigeante que l'autre, à ceux-là, faisons-leur
confiance, surtout s'ils ont su, çà et là,
nous charmer un instant.
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- C. Freinet
- Ecole Emancipée, n°34, 21 mai 1921
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- Note : L'auteur de ce texte donne-t-il l'image d'un
néophyte, privé par la guerre de la fin de ses
études, ou d'un lecteur ouvert à tout,
préférant réfléchir que trancher sur
ce qui mérite d'être admiré ? Son attitude
d'éducateur semble déjà présente.
- Frappe et mise en ligne par Hervé
Moullé