- Contre une pédagogie
syndicale
- par Célestin Freinet
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- Devons-nous avoir une pédagogie syndicale ou rechercher
seulement une pédagogie qui ne façonne pas les
enfants pour un système politique ou social donné,
mais qui développera normalement l'enfant pour en faire un
homme, l'homme capable de vivre au milieu des autres hommes ?
- La question est d'importance et mérite d'être
débattue.
- « La révolution faite, nous n'aurons pas à
nous préoccuper de la pédagogie qui sera
pratiquée, dit le Brûleur de Loups ; elle nous sera
imposée par le régime nouveau. »
- Distinguons : Si par « révolution faite », on
entend le terme de la longue évolution qui, après le
coup d'Etat politique et économique, sera nécessaire
pour arriver au communisme, - alors d'accord. Notre
éducation doit, en effet, viser à cette fin :
l'installation du communisme qui ne sera qu'une idéale vie
en commun, avec le maximum de libertés individuelles
compatibles avec une vie en société. Mais il est
dangereux de poser aujourd'hui de tels axiomes : « Notre
pédagogie syndicale sera communiste ou elle ne sera pas
» ; ce sur quoi nous sommes parfaitement d'accord, tant qu'on
parlera de communisme intégral. Mais c'est dangereux parce
que par la « Révolution faite » on n'entend
souvent que la transformation politique qui, selon Lénine
lui-même, ne sera que le début d'une longue
période qui peut durer plusieurs générations
- pendant lesquelles il faudra une dictature plus ou moins dure
pour diriger des hommes qui seront incapables encore d'être
libres.
- Devons-nous admettre que notre pédagogie - même
au lendemain de la Révolution - doive s'incliner devant un
ordre nouveau qui, par la force des choses, aura beaucoup
d'analogies avec l'ordre actuel ? Et, négligeant notre vrai
devoir - éclairer les esprits - deviendrons-nous les
soutiens d'un dogme nouveau qui sera pourtant loin encore
d'être le communisme ?
- Je crois que ce serait s'égarer, car nous n'en avons
pas le droit - de quel droit imposerions-nous des périodes
transitoires ? - et aussi parce que ce n'est pas là notre
intérêt.
- Ne bourrons plus les crânes. Nous avons trop vu
où cela nous a menés et où cela nous
mène chaque jour. Et d'ailleurs, que vous bourriez les
crânes de rouge ou de blanc, c'est la même chose. Il
suffit de présenter habilement du blanc à un cerveau
bourré de rouge pour le faire pâlir. Pour nous en
convaincre, nous n'avons qu'à voir ce que sont devenues ces
belles troupes syndicales qui frémissaient il y a un ou
deux ans... On nous les a prises.
- On ne peut asseoir aucune institution solide sur un mensonge.
Faisons que tous les hommes « cherchent » la
vérité, ce jour-là nous ferons un monde
nouveau. Lénine encore nous est un enseignement. Il ne veut
pas dissimuler que la société qu'il a
édifiée est loin d'être le communisme et il
tient à marquer chaque jour les étapes
nécessaires qui y mèneront.
- Non, non ! Il ne faut pas « une pédagogie
adéquate au temps et au lieu où nous vivons ».
Le mode d'enseigner, le système d'éducation, oui,
nous serons obligés de l'adapter aux écoles et aux
maîtres existant actuellement. Mais les principes qui seront
à la base de cette éducation, il faut qu'ils rompent
avec le mensonge et le monstrueux égarement qui nous
entourent. Car, sinon, comment l'éducation pourrait-elle
influencer le progrès ?
- A la base de tous nos malheurs, il y a la mauvaise
éducation qui a été donnée
jusqu'à maintenant et qui rend les masses plus dangereuses
à manier qu'au temps où il y avait une grande
proportion d'illettrés. C'est que l'école n'a pas
« éduqué » au vrai sens du mot ; elle a
essayé d'instruire. On a oublié qu'il y a quelque
chose qui compte plus que toutes les connaissances qu'on peut
amonceler, c'est l'éducation, le développement de la
personnalité avec son bon sens et sa raison.
- C'est ce que Max Tepp, un des maîtres de l'Ecole
Nouvelle de Hambourg, explique ainsi : « Nous croyons que le
paysan contemplant, le soir devant la porte de sa maison, le ciel
et les astres, est plus près de l'esprit du monde que tel
étudiant qui, après avoir appris les lois de
Copernic, prend une carabine pour défendre le gouvernement
existant » et plus loin : « Peu importe que je sache
ceci ou cela, pourvu que je saisisse le sens et la raison de
toutes choses, autour de moi et en moi. Il ne servira à
rien que je sache plus tard comment les hommes
célèbres agissaient, mais il faudra que je sache, au
moment opportun, ce que j'aurai à faire. »
- Quand nos enfants seront enfin des hommes, ils ne pourront
plus souffrir le capitalisme qui sera une offense à leur
bon sens ; vous n'avez pas à leur prêcher la lutte de
classe. Ils seront ainsi le plus ferme soutien du régime
révolutionnaire, avec cet avantage qu'avec des esprits
ainsi formés, les conquêtes seront
définitives, car les mêmes fusils qui ont fait la
révolution sauraient au besoin la défendre.
- Libérons-nous de tous les dogmes ; faisons
l'école pour l'enfant. Eduquons-les en pensant, non que
nous faisons des capitalistes ou des communistes, mais en nous
persuadant bien que ces enfants - surtout au tournant social
où nous nous trouvons - nous avons la charge d'en faire des
hommes et non des citoyens, des hommes ayant soif d'amour et de
liberté et qui emploieront tous leurs efforts à se
libérer.
- Célestin Freinet
- Ecole Emancipée, n°36, 4 juin 1921
- Rubrique : Chacun sa pierre
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Frappe et mise en ligne par Hervé
Moullé
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