Loin de la Rifflette
Par Jean Galtier-Boissière
 
On n'a pas assez dit la fureur de réclame qui pousse les fabricants de livres : écrivains et éditeurs. Vous avez remarqué sans doute, à la devanture de quelque libraire, ces livres dont la bande porte : « C'est un livre de la même collection, Batouala, qui a remporté le Prix Goncourt » (ceci en très grosses lettres - et on peut s'y tromper).
Mais la réclame par les journaux est autrement insidieuse et tentante, surtout quand elle contient en deux lignes un éloge chaleureux de l'ouvrage. C'est ainsi, ce que je fais très rarement, que j'ai été amené à acheter « Loin de la Rifflette, de Jean Galtier-Boissière, roman satirique de l'arrière que Courteline aurait signé. »
Dès les premières pages j'ai été déçu. Ça du Courteline ? De pâles tableaux de l'arrière dont l'auteur, d'ailleurs, n'a pu tirer le maximum d'effet ! le dépôt, puis le camp d'entraînement avec les histoires que nous connaissons, mais qui ne sont pas contées de main de maître. En vain j'ai cherché la satire et j'ai encore moins retrouvé Courteline.
Par contre, tout au long s'affirme la personnalité prétentieuse de l'auteur : « Je suis licencié ès-lettres, diplômé d'études supérieures de philo... » . Et quand il est détaché comme pion dans une école d'enfants-soldats, il fait cette profonde réflexion : « Certes, il est plus aisé d'être maître qu'élève, puisque le maître a toujours le livre sous les yeux ». Et surtout, voilà l'orgueil de l'intellectuel porté à l'extrême dans cette diatribe contre les instituteurs.
« Pendant son service actif, cet individu s'était fait remarquer par son antimilitarisme outrancier. Mais, comme son livret militaire portait « instituteur », et grâce à la considération que témoignent les officiers aux primaires (et qui n'a d'égale que leur méfiance à l'égard des intellectuels dont ils redoutent la supériorité), Galipiat, nonobstant son « mauvais esprit » avait été promu caporal, puis sergent à la mobilisation. 80% d'officiers mis hors de combat au cours d'une absurde charge à la baïonnette avait automatiquement fait de Galipiat un sous-lieutenant. Cette nomination, sitôt que blessé, il fut revenu à l'arrière, avait été la révélation de la « Grande Vie » pour ce pion besogneux qui, soudain, palpant des 300 francs par mois, se mit à boire du champagne et à fumer des cigares à bague.
Par l'effet miraculeux d'un petit bout de galon doré, l'instituteur antimilitariste mua instantanément en traîneur de sabre type, devint le plus accompli des autocrates, incarnant le militarisme dans ce qu'il a parfois de grotesque et d'inutilement odieux. D'une bêtise insondable, dur et cassant envers les inférieurs, plat comme une limande devant les supérieurs, faux, tracassiers, glorieux... et perpétuellement entre deux vins, Galipiat était toujours prêt à se faire offrir un petit coup de blanc par un simple troupier, quitte à lui dire ensuite, en essuyant sa moustache : « Mettez-vous au garde-à-vous pour me causer ! »
Je n'ai pu m'empêcher de relever le ton important du caporal Galtier-Boissière. Je m'étais promis de dire de son livre qu'il n'a rien du chef-d'Ïuvre sans pourtant être mauvais. Mais enfin c'est tromper effrontément le public que de mettre sur la réclame : « digne de Courteline. »
Freinet
Ecole Emancipée, n°32, 6 mai 1922
Rubrique : Vie littéraire
 
Note : Georges Courteline avait fait rire au dépens des militaires de garnison d'avant 1914, tout comme des bureaucrates et de la justice. On comprend que Freinet accepte moins bien le sarcasme méprisant de Galtier-Boissière (fondateur du Crapouillot) vis-à-vis de ceux qui ont réellement risqué leur peau, même quand ils ont la chance de n'être pas tombés au champ d'horreurs.