Dans une école prussienne (suite)
Les classes
Ecole Emancipée n°6 4 novembre 1922
Célestin Freinet


Ce qui frappe quand on pénètre dans les classes, c’est d’abord l’extrême nudité des murs. Cela découle d’un principe tout-à-fait différent du nôtre qui nous fait décorer, parfois à l’excès, nos classes. Aucune gravure, aucune carte, rien. Au plafond seulement sont indiqués les points cardinaux. Et parfois, sur le mur du fond, une grosse grenouille couronnée est assise, héros paraît-il d’un conte fort populaire. Toutes les cartes, toutes les gravures sont dans une salle spéciale et dans des meubles disposés à cet effet pour qui veut s’en servir. Il y a là de belles gravures pour leçons de choses, histoire, géographie. Et certainement ces gravures, portées de temps en temps seulement dans la classe, sont regardées plus attentivement que les nôtres qui deviennent à la longue comme des meubles familiers.
De plus, le matériel, même vieux, semble mieux adapté qu’en France, surtout pour les petits dont la table porte une rallonge mobile qui facilite la tenue naturelle de l’enfant durant l’écriture.
Les méthodes ? Ce n’est pas après une trop courte apparition dans une école étrangère qu’on peut les juger. J’ai vu des élèves de 11 à 12 ans. J’en ai vu de plus petits, de 7 ans, d’autres de 8. Et si ce n’était que tout ce petit monde parle allemand, qu’il y a beaucoup plus de têtes blondes, avec aussi plus de bien vêtus qu’en France, on croirait tout-à-fait être dans une de nos classes.
Un autre fait pourtant est à noter. J’ai vu des élèves de 12 ans prendre un cahier d’anglais, un cahier de calcul, un cahier de dessin, etc. J’ai vu les plus petits qui, chez nous, n’ont jamais les objets nécessaires (sauf là où on leur fournit), sortir par exemple pour dessiner des bonshommes, un gros cahier de dessin et des crayons de couleur ou des pastels. Ils ont de belles ardoises qui valent cent fois nos ardoises en carton. Tout cela facilite grandement le travail de la classe. Ce n’est possible que parce que, en Allemagne, le papier et les couleurs sont relativement bon marché. Aussi tout le monde peut-il se les procurer et la municipalité n’a-t-elle que rarement à intervenir pour l’achat des fournitures.
Après avoir visité ces diverses classes, nous descendons au sous-sol où, après avoir traversé une salle pleine de bois, on arrive à la salle de douches. Hélas ! le charbon est trop cher et les douches ne fonctionnent plus depuis la guerre. Puis, par surprise, on ouvre une porte et on est au milieu d’un petit monde de ménagères. Deux grands fourneaux brûlent, sur lesquels les marmites fument et embaument. Des jeunes filles de 11 ou 12 ans, sous la direction d’une institutrice, préparent des plats pendant que d’autres, assises à côté, écrivent sur leur cahier. Et tout est si propre et surtout cette classe paraît si active que j’en ressors enchanté.
Il y avait encore à visiter l’immense salle de gymnastique où se trouvent toutes sortes d’appareils facilement déplaçables et qu’on peut adapter aux différentes tailles. Dans le fond, une sorte de tribune est réservée aux invités quand la salle est transformée en salle de fête. Deux élèves amenés par Siemss accomplissent quelques performances et on remet tout en place.
A midi, Siemss se trouvant libre, nous allâmes rendre visite à Mlle Harms qui exerce dans une école d’anormaux. La vieille école a l’air beaucoup plus misérable, mais l’intérieur est toujours aussi propre. Mlle Harms n’a qu’une vingtaine d’élèves (filles et garçons) au lieu des 40 ou 50 habituels dans les classes ordinaires. Nous les trouvons en train de modeler une argile diversement colorée. Mlle Harms nous présente les divers « phénomènes », les fait chanter, danser, compter. Puis le carillon sonnant, ils s’en vont après nous avoir serré la main.
Nous restons longuement tous trois à parler de méthodes, de groupements, d’Ecole Emancipée et de Petits Bonshommes.

***

Qui de nous, marqué à l’encre rouge à la Préfecture ou à l’Inspection académique, se serait risqué à promener ainsi un instituteur allemand à travers les classes d’une école française. Cette extrême liberté m’a touché.
D’ailleurs, parmi nos collègues, partout l’accueil le plus chaleureux : complaisance sans limite durant la classe, invitations, etc. Tant que l’enseignement n’est pas compromis, nos camarades allemands paraissent avoir la plus grande liberté. C’est ainsi, d’ailleurs, qu’ils peuvent aller en promenade scolaire aussi souvent qu’il leur plaît, en avertissant seulement le directeur. Indépendamment de cela, ils sont tenus de faire, une fois par mois, une promenade libre où les enfants, dans les bois, jouent, chantent et dansent toute la journée.
C. Freinet

Note : Freinet insiste sur l’appartenance prussienne des écoles d’Altona (sans doute pour faire ressortir que nos écoles françaises sont plus militaires que celles-là), néanmoins la région de Hambourg, où se trouve Altona, a toujours bénéficié d’un statut particulier. La pédagogie comparée est passionnante, mais certains aspects caractérisent peut-être davantage une ville riche, en comparaison des écoles populaires que connaît Freinet en France.