Jan Ligthart, sa vie et son uvre
livre de W.-L. Cunning (Delachaux et Niestlé,
Neufchâtel)
Ecole Emancipée n°4 14 octobre 1923
Rubrique Bibliographie
C. Freinet
Jan Ligthart ! Un inconnu pour nous tous, que M. Cunnings nous
fait aimer dans son livre impeccablement édité par
Delachaux et Niestlé.
Jan Ligthart qui naquit à Amsterdam en 1859, pour mourir en
1916, fut un éducateur de génie : instituteur adjoint
dabord, puis directeur de lEcole de la rue Tullingh,
à La Haye, quil devait illustrer.
Il a été pour ses contemporains, lanimateur,
lexemple vivant de léducateur tout
dévoué à lenfance. Cest surtout par
son caractère et ses qualités de cur quil a
su se faire aimer, mais il a produit aussi comme auteur
pédagogique.
M. Cunnings nous donne de larges extraits de ses oeuvres.
Jan Ligthart a été un des rares hommes qui ont
publié des souvenirs denfance intéressants au
point de vue pédagogique. Il y raconte toute sa jeunesse avec
les états dâme divers dont il a gardé un
souvenir précis.
Cest sa mère dabord, quil a aimée et
quil aime, car « la vraie mère entoure toujours les
enfants de ses soins, même après sa mort ». Son
père, par contre, navait aucun sens pédagogique
et ses interventions avaient toujours un effet déplorable.
Voilà le petit Jan à lécole enfantine dont
il conte quelques anecdotes, puis à lécole
primaire qui ne linfluence nullement.
« Nest-il pas singulier, dit-il, que maintenant jen
suis réduit à un raisonnement pour me convaincre que
jai bien réellement vécu de la vie scolaire de ma
sixième à ma dixième ou onzième
année ?... Le cur de cette école était en
dehors de lâme enfantine. Ces deux forces ne se
cherchaient pas. Elles étaient absolument
étrangères lune à lautre...
»
Mais, par contre, que de choses Ligthart ne se rappelle-t-il pas de
sa vie de gavroche ?
« La rue ! Terrain de notre coéducation ! Cest
là que se développaient nos forces physiques et
spirituelles, parce quelles y étaient libres de toute
entrave... Le chemin entre lécole et la maison - dit
encore Ligthart - était plein de tentations pour les
garçons fatigués et énervés comme nous
létions après cinq heures de classe. Le matin,
tandis que nous devions nous rendre au bâtiment haï,
chaque arbre nous invitait à prendre le chemin de
lécole buissonnière. Cétait comme si
chaque oiseau nous disait : « Tu vas du mauvais
côté. Ne va pas tenfermer dans cette boîte
moisie. Va suivre les sentiers, parcourir les champs et
lespace... »
Que peuvent les punitions de lécole sur ces petits
vagabonds ?
« Mais notre cur endurci se fondait à la chaleur
dune parole douce et nous nous sentions bénis par la
caresse dune main tendre. »
Jan Ligthart fait encore sur son enfance nombre de constatations fort
précieuses pour la connaissance de lenfant et qui
lont sûrement guidé dans sa vie de
pédagogue, comme elles doivent nous guider. Il a
manqué, à cet enfant sensible, non pas la nourriture ou
lhabillement, mais lamour. Aussi nous dit-il :
« Pendant mon enfance, jai connu bien des privations, et
cela pendant des années. Et cependant je me rappelle
parfaitement que je navais pas de peine à my
faire. Non, les misères de mon enfance ne venait pas du manque
de nourriture et de chaleur, mais bien plutôt du manque
damour. Non pas que jeusse à men plaindre le
moins du monde à la maison. Mais lorsque, comme enfant,
jai connu la vraie douleur, elle a toujours été
occasionnée par la dureté dâme de mes
instituteurs, dadultes défiants et de camarades sans
cur. »
Et voici la croyance qui sera son grand principe éducatif
:
« La première chose dont un enfant a besoin, cest
une atmosphère pure pour son âme. Peu importe le reste.
Mais combien sont rares les adultes qui savent créer cette
atmosphère ! Cest lamour qui fait
léducateur... Si lamour a été le
mobile principal dune vie humaine, si modeste soit-elle, cet
amour exerce son action bienfaisante bien au-delà de la mort
et du tombeau. Cest cette vérité qui est
lessence de la pédagogie, car elle nous apprend comment
nous devons éduquer, et que les plus simples parmi nous, les
plus pauvres en érudition, sont peut-être les meilleurs
éducateurs... La meilleure pédagogie est
essentiellement simple ; elle se résume en deux mots : se
donner. »
Tout Ligthart est là-dedans, un Jan Ligthart catholique, mais
pénétré de la doctrine de Jésus. Il y
revient sans cesse :
« Que lélève quitte lécole sans
connaître les fractions ordinaires, lanalyse logique, les
fleuves de France ou les montagnes dAllemagne, peu importe,
pourvu quil en emporte pour toute sa vie, avec une
reconnaissance profonde, ce souvenir réconfortant dy
avoir vécu des années de bonheur, sous un régime
de compréhension de ses besoins intimes de bonté et de
gaieté. Que, dans la personne du maître, il se souvienne
davoir eu affaire, non seulement à une intelligence et
à une volonté, mais surtout à un cur. Que
ce cur lui ait parlé dans une langue quil
comprend. »
Un tel éducateur attache nécessairement une grande
importance à léducation morale. Il eut
loccasion, dans ses écrits, de parler notamment des
diverses sortes de discipline. Et voilà son rêve :
« Quoi de plus beau que de voir régner côte
à côte, dans une école, la discipline et la
liberté. Voyez ces enfants ! On lit la joie de la
liberté dans leurs regards, sur leur visage, dans toute leur
manière dêtre. Ecoutez la franchise avec laquelle
ils expriment leurs opinions vis-à-vis des instituteurs. Et
voyez là, ô sacrilège, un gamin qui, sans avoir
levé la main, ramasse son crayon, un autre qui va se laver les
mains ou boire un verre deau (car il fait chaud !). Ils font ce
quils veulent, exactement comme dans une famille où
règne lordre. Ils nont même pas à
demander la permission de sabsenter (le ferait-on en famille
?). Ils doivent seulement apprendre à faire chaque chose en
temps opportun. Ainsi les classes sont dressées en
liberté. Mais ont-ils à se rendre à la salle de
gymnastique ou à quitter lécole, ces mêmes
enfants obéissent strictement et promptement aux moindres
ordres de linstituteur. »
Venons enfin à léducation intellectuelle. «
Ce qui caractérise notre auteur comme réformateur
pratique, dit M. Cunning, cest la modération de ses
attaques contre le programme détudes officiel ». Il
est vrai que Ligthart, directeur décoles pour enfants
pauvres, travaillait assez librement, dautant plus quil
navait pas à se préoccuper dexamens. Toutes
conditions qui rendent sa situation un peu exceptionnelle. Mais il
considérait que « la cause du surmenage scolaire est
moins dans les matières denseignement que dans les
méthodes suivant lesquelles il est donné ». Il
sattaqua donc à ces méthodes.
Les manuels en usage sont loin de la satisfaire : « Leur faute
principale, cest quils sont calculés sur les
classifications de la science, classifications très utiles
pour les savants, mais étrangères à la vie et
à lesprit de lenfant. »
Ligthart sest spécialement occupé du programmes
détudes. Il a établi des plans selon les centres
dintérêt du Dr Decroly. Il considère trois
domaines différents dactivité étroitement
liés entre eux :
Lemploi du temps est réparti par semestre
dhiver et dété, de façon à
permettre une plus grande adaptation.
Ligthart a, dans ses leçons de choses, des idées
originales et profondément suggestives ; telle celle-ci :
« Comme la meule du meunier, les outils du paysan nous
permettront de découvrir lunité dans la
diversité. Dans la première année, nous avons vu
que le ciseau de menuisier était une imitation de la dent
(incisive) humaine ou animale. La bêche du paysan nest
quun grand ciseau et sa charrue est une bêche
transformée ; la herse est un râteau multiple, le
râteau, comme le peigne, une imitation de la main et de ses
doigts ; et la meule est-elle autre chose quune grande molaire
? Comme tout se tient dans notre monde, et comme tout est simple
quand on pénètre au fond des choses, simple
jusqu'à ce quon se heurte à lInconnaissable
! »
Ligthart, enfin, tout en faisant une large place au travail manuel
dans son enseignement, redoute lextension de cette branche.
« Lactivité, dit-il, est aussi une fonction de
lesprit et il y a une façon découter
activement qui élève lesprit, mais il y a aussi
une activité manuelle qui tue lesprit, parce
quelle le laisse inactif ».
Et il a bien vu juste lorsquil a dit : « Le grief le plus
sérieux contre lécole, ce ne sont pas, à
mon avis, ses maigres résultats, mais laversion, voire
le dégoût pour les études quelle inspire
aux élèves. »
Il faut savoir gré à M. Cunning de nous avoir
documentés si richement sur ce pédagogue
délite qui disait : « Je ne désire
être quun maître décole, un bon
maître décole. Et si des juges compétents
osent mattribuer cet honneur, je serai amplement satisfait.
»
C. Freinet