La revanche du verbalisme
Ecole Emancipée n°26 11 mars 1924
C. Freinet
Il devient banal aujourdhui danathématiser lenseignement verbal - le seul en vigueur il y a plusieurs siècles - et lenseignement livresque qui sy est ajouté de nos jours. Cette habitude de prêcher - par la parole ou par le livre - a contribué en grande partie, nous le savons, à former des générations desclaves qui ont illustré tragiquement notre histoire. Enseignement verbal signifie trop souvent enseignement dogmatique, imposé du dehors à lenfant par ladulte orgueilleux. Il signifie asservissement de lélève, annihilation de ses facultés créatrices ; il signifie contrainte et souffrance là où nous ne voudrions voir que joie.
Aussi les pédagogues modernes, ceux du moins qui aiment les enfants et qui, laimant, cherchent à le connaître pour le comprendre et le développer harmonieusement, se sont-ils élevés avec vigueur contre cet enseignement. De Montaigne (Je ne veux pas quil - le maître - invente et parle seul) à J.J. Rousseau (Je ne répéterai jamais assez que nous donnons trop de pouvoir aux mots ; avec notre éducation babillarde, nous ne faisons que des babillards) et de Pestalozzi (Il faut parler tant quon peut par les actions, et ne dire que ce quon ne saurait faire) aux pédagogues contemporains, cest le même souci de réaction contre des méthodes désuètes.
Mais, comme toujours, la réaction risque de dégénérer pour produire leffet opposé : la suppression complète de tout verbalisme. Quelques maîtres sen accommoderaient, du moins en théorie. Parce quils ont pu se rendre compte de lintérêt éducatif de méthodes jusqualors inusitées, ils voudraient rompre définitivement avec le passé. Cet effort est certes louable. Mais il est bon cependant den mesurer la portée et lorientation.
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Lenfants, disent les novateurs, doit séduquer, « sélever » de lui-même ; on fera appel sans cesse à son pouvoir créateur et à son activité. Le maître ne sera que le camarade plus expérimenté auquel on va demander conseil. Dans le domaine de la morale, par exemple, on attend beaucoup de la réalisation dun milieu social moral et on condamne, parfois sans appel, laction verbale du maître.
On voudrait soustraire le plus possible lenfant à linfluence de ladulte. Cela est peut-être souhaitable dans lécole daujourdhui où lon ne se soucie que fort peu du choix et de la formation des éducateurs. Mais les expériences tentées jusqu'à présent montrent que le maximum de liberté dans léducation est plutôt là où laction du maître est la plus forte. Cest ainsi que des Pestalozzi, des P. Geheeb, des Faria de Vasconcellos, des Jan Ligthart, peuvent animer des écoles qui leur survivent rarement.
Et je pense au paradoxe de M. Roger Cousinet, le protagoniste de lidée de la libre communauté scolaire en France. Dans sa fureur de liberté pour les élèves, il dit : « Laissez-les se débrouiller, et revenez voir dans quelques années ce quils auront fait ».
Jadmets que cette réelle auto-éducation pourrait, en certains cas, valoir plus, socialement, que léducation donnée par un maître incapable ou indigne. Mais encore ? Soustraira-t-on ces enfants à toute influence ? Si oui, ils seront dans lobligation de recommencer par eux-mêmes les recherches de lhumanité, sans profiter en cela des travaux antérieurs. Ce serait peut-être un moyen efficace de « perdre du temps », jusqu'à un certain âge, comme le voulait Rousseau.
Et sinon, si vous voulez les aider, comment y parviendrez-vous ? M. Cousinet veut faire des livres qui serviront à ces communautés sans que le maître ait à intervenir. Mais nest-ce pas intervenir que de présenter - ce qui est une façon euphémique dimposer - des livres dont linfluence est parfois plus insidieuse que celle de la parole ?
Non pas que je croie un tel paradoxe vide de sens. Au contraire. Jai voulu seulement marquer à quelle évidente exagération peut conduire cette phobie du verbalisme.
Quelles que soient les méthodes futures déducation, il sera impossible déliminer linfluence de ladulte : influence personnelle ou influence par les livres. Et nous savons que cette dernière nest pas toujours la moins néfaste.
Comment peut se produire linfluence personnelle du maître ? Celui-ci initiera-t-il seulement ses élèves à lactivité manuelle et intellectuelle, en restant le plus possible à lécart ? Même dans ce cas, il aura une action personnelle sur des enfants attentifs à ses moindres gestes. Il agira sur eux par tous les détails de sa vie quotidienne, par les traits de son visage, par le son de sa voix. Cette influence ne peut quêtre importante là où il y a communion didées entre éducateur et éduqués. Et sil nen était pas ainsi, cest quil ny aurait pas communion, correspondance entre lâme de léducateur et lâme enfantine. Il ne pourrait pas alors y avoir déducation au vrai sens du mot.
Cette influence devant nécessairement exister, il suffit de la bien diriger afin quelle soit bonne, non seulement pour ladulte, mais pour lenfant.
La direction à établir sera le seul tempérament que nous croyons utile dapporter à la pratique actuelle du verbalisme. Ici encore, lhomme doit être guidé par lenfant. Cest de létude et de la connaissance de celui-ci que nous pourrons déduire le sens de notre intervention. Il ne sagit certes plus de faire servir le verbalisme à un enseignement « desclaves ». Mais ce verbalisme peut très bien sallier à un maximum de liberté guidant léducateur dans la marche à suivre et dans le choix des matériaux à présenter aux élèves.
Car la parole du maître qui amène parfois la passivité et le désintéressement des élèves, peut aussi être une source puissante dactivité.
Parce que lenfant semble navoir rien retenu de ce que nous lui avons longtemps répété, et quil nécoutait dailleurs que « distraitement », nous en avons conclu que nous avions parlé dans le vide. Et voilà que la science sessaye lentement à prouver que la parole, intervenant dans certaines conditions daffleurement du subconscient - et la distraction de lenfant correspond souvent à cet état - peut influencer ce subconscient qui, après un travail lent et souterrain, fera se produire lacte voulu, dont le sujet ne reconnaîtra pas la genèse. M. Coué, de Nancy, a montré, par une pratique de longues années, ce que peut la parole pour la suggestion et lautosuggestion. M. Baudouin a développé la théorie du maître dans un livre qui a fait le tour du monde (Suggestion et autosuggestion, Delachaux Niestlé) et auquel nous renvoyons les sceptiques et les curieux. M. Baudouin recommande notamment en éducation la répétition fréquente, chaque jour, et même durant des mois, de certaines résolutions qui, par le subconscient, produisent les actes désirés par léducateur.
Nous ne parlerons pas aujourdhui de la suggestion et de lautosuggestion raisonnée à lécole. Cest une pratique délicate, et dailleurs controversée.
Mais il nen reste pas moins que la parole apparaît désormais comme un levier puissant de laction. Nous ne devons donc pas la dédaigner.
Nous nous rappelons au reste que la parole, comme les livres - qui ne sont, et on loublie trop souvent, que la parole écrite - est la meilleure et la pire des choses.
Aussi apportons-nous à la pratique du verbalisme le correctif déjà énoncé : nous voulons quil soit guidé par lenfant lui-même, auquel nous aurons demandé ses besoins et ses désirs, afin que nous soyons sûrs dagir dans le sens de son développement naturel, au lieu daller - comme cela se produit hélas ! trop souvent - à lencontre de son activité.
C. Freinet