Notes sur ladaptation de notre enseignement
Ecole Emancipée n°28 5 avril 1925
C. Freinet
La valeur dun enseignement se mesure, non pas à la peine que sest donnée léducateur ou à la qualité de matière quil a voulu enseigner à ses élèves, mais au profit physique, intellectuel et moral quen ont retiré ceux-ci et à la façon dont ils ont pu sassimiler cet enseignement.
Pérorer devant des élèves distraits, les contraindre à des travaux dont ils ne sentent pas le besoin et comprennent encore moins le but, nest jamais que fort peu profitable. Une telle méthode a, de plus, le grave inconvénient de tuer de bonne heure toute initiative et toute joie au travail.
La première qualité dun enseignement est certainement dêtre adapté aux élèves dont on a la charge.
On pourrait en effet comparer léducateur à un poste émetteur de T.S.F. dont lenfant serait le récepteur. Tant que les deux appareils nont pas la même longueur donde, lentente est impossible. Puis, à mesure quon se rapproche du point idéal, la compréhension au récepteur devient plus grande. Ce nest dabord quun brouhaha qui se précise pour être enfin un langage très clair.
Ainsi avec nos enfants. Si nous nadaptons pas notre enseignement - car lenfant ne peut tout de même pas adapter son intelligence et ses forces à nos prétentions -, ce ne sera quun flot de paroles qui parviendront presque indistinctes aux jeunes oreilles. Si nous comprenons mieux lenfant, celui-ci nous « entendra » mieux. Mais seuls quelques pédagogues de génie arrivent pour linstant à une compréhension presque parfaite.
***
La solution de ce problème de ladaptation comporte deux phases.
Lidéal serait certes de développer suffisamment les éducateurs - psychologiquement et pédagogiquement - dune part ; darriver à une connaissance scientifique parfaite de lenfant, de façon que léducateur et léduqué, parlant enfin la même langue, se comprennent constamment.
Mais cela demande un concours de circonstances qui est bien loin dêtre réalisé. De grands progrès seront encore nécessaires, notamment en psychologie. Il faudra quune sélection rigoureuse donne, à la masse des enfants, des éducateurs scientifiquement préparés.
Létude des recherches qui prépare cet avenir ne manque pas dintérêt. Mais nous nous cantonnerons pour linstant dans cet autre problème qui est vraiment de notre domaine : comment pouvons-nous actuellement et avec nos ressources matérielles et intellectuelles bien modestes, adapter le plus possible notre enseignement.
II
Puisque nous navons pas de moyen scientifique suffisant pour connaître les enfants, il nous faut, provisoirement du moins, trouver une autre solution au problème de ladaptation.
Est-il logique, en effet, de continuer à tâtonner, de remplacer empiriquement des méthodes par dautres méthodes, en essayant à chaque fois de nous rapprocher un peu plus de léduqué ?
A laride enseignement dil y a quelques décennies, on a substitué lenseignement par des méthodes intuitives. On fait des leçons de choses, on a un matériel, un musée scolaire. Le progrès est-il si nettement marqué ? Tout au contraire, ne serait-ce que la dernière guerre et les mensonges, les duperies quelle a amenée, tout montre aujourdhui que notre enseignement na eu encore quune faible influence. Est-ce étonnant ? Ladulte ne comprenait rien à lesprit de lenfant. On la autorisé à faire des gestes, à se servir dobjets divers. Grâce à cela, maîtres et élèves se comprennent à peu près comme un Français et un Anglais qui ne connaîtraient chacun que sa langue maternelle. Seulement, lun deux est le « Maître » qui prétend dresser lautre.
Cette pédagogie-là est cependant nettement un progrès, ne serait-ce que par le souci quelle a de comprendre lenfant et de sen faire comprendre. Elle est seulement beaucoup trop prétentieuse et despote. Prétentieuse de se croire capable de modeler une matière dont elle ignore à peu près complètement les réactions et la structure. Despote, parce que, malgré cette ignorance, elle procède comme si lâme des enfants navait plus pour elle aucun secret.
***
Cest de cette ignorance dont il faut dabord bien nous pénétrer. Nous nous dirons peut-être alors que nous agirions sagement en laissant les enfants se développer à leur guise et en nous contentant de leur présenter ce quils désirent et de répondre à leurs questions. Et ce nest pas là une si grande nouveauté pour notre école publique. Quest-ce que la concrétisation de notre enseignement, sinon un retour à la marche naturelle du développement de lenfant ? Depuis notamment quon sest rendu compte du puissant levier éducatif quest lintérêt, na-t-on pas essayé, par mille moyens, de donner à lenfant au moins lillusion par instants quil travaille librement. Mais tout cela a été fait bien timidement, peut-être parce que la vraie technique a manqué, mais aussi parce que nous sommes orgueilleux et prétentieux et que, en conséquence, nous ne pouvons pas nous résoudre à devenir les simples serviteurs des enfants dont nous voulons rester les maîtres.
Il nous faut :
1°. Nous persuader que nous sommes au service de lenfant, que nous devons laider à se développer et non le mater selon notre bon plaisir.
2°. Essayer de trouver une technique qui rende possible lacquisition jugée aujourdhui indispensable, tout en ne déformant pas lenfant, en le faisant au contraire « se former » selon les lois encore en grande partie mystérieuses qui président à cette formation.
Comme la science pédagogique ne nous permet pas, pour linstant, de « correspondre », même passablement avec lenfant, il nous faut trouver une autre voie que le seul perfectionnement des méthodes objectives actuelles. Il nous faut diminuer le plus possible laction extérieure de léducateur, en favorisant au maximum le développement intérieur de léduqué.
Mme Montessori écrit dans Pédagogie scientifique (Larousse, éditeur) : « La méthode objective aujourdhui en usage, qui consiste à présenter un objet et à en relever tous les attributs, cest-à-dire à le décrire, nest quune variante sensorielle des méthodes mnémoniques habituelles ; au lieu de décrire un objet absent, on décrit un objet présent, au lieu que ce soit limagination qui travaille à sa reconstruction, les sens interviennent, ce qui fait quon se rappelle mieux les qualités de lobjet même... Les enfants, par la méthode des leçons objectives, restent toujours des êtres purement réceptifs ou, si lon veut, des magasins que lon suppose être placés là pour y déposer de nouveaux objets ».
Comme il est impossible, par cette méthode objective, darriver aujourdhui à une bonne adaptation, nous tournerons la difficulté et nous nous contenterons daider au développement physique, intellectuel et moral de lenfant, en lui présentant, en mettant à sa disposition les objets ou les livres nécessaires et en lui donnant une méthode de travail adéquate.
Autrement dit : nous avons beau perfectionner nos méthodes actuelles denseignement, nous sommes incapables darriver à une adaptation suffisante. Il fait voir si les résultats ne serait pas meilleurs par lauto-éducation.
(A suivre) C. Freinet