Notes sur ladaptation de notre enseignement (suite)
Ecole Emancipée n°29 19 avril 1925
C. Freinet
III
La méthode Montessori
« Un grand professeur italien de pédagogie mavait dit : « Nouveau, la liberté ! Lisez Coménius, je vous prie, il en parle déjà ! », je lui dis : « Oui, beaucoup en parlent, mais il sagit ici de liberté réalisée » Il ne semblait pas comprendre la différence : « Ne croyez-vous pas, ajoutai-je, quil y a une différence entre celui qui parle de millions et celui qui les possède ? » (Mme Montessori : Pédagogie scientifique, Tome II, Larousse éditeur).
La trouvaille géniale qui a illustré le nom de Mme Montessori est justement davoir rendu pratique, au moins dans une certaine mesure, lauto-éducation des jeunes enfants.
Comment y est-elle parvenue ?
Persuadée que « nous ne devons pas nous poser le problème de léducation comme la recherche des moyens dorganiser la personnalité intérieure de lenfant et den développer les caractères particuliers, mais uniquement comme le moyen de lui présenter laliment qui lui est nécessaire ». Mme Montessori a voulu placer ses élèves dans un milieu favorable à lauto-éducation.
« Pour que les phénomènes physiques de croissance se manifestent, dit-elle, il faut en préparer lambiance dune manière déterminée en y plaçant les moyens extérieurs directement nécessaires. »
Dans ce milieu, linfluence directe de linstitutrice est réduite au minimum.
« Chaque enfant soccupe de lobjet choisi, le temps quil veut, et cette volonté correspond à la nécessité de la maturité intime de lesprit, maturité qui demande un exercice constant, prolongé dans le temps. Aucun guide, aucun maître ne pourrait deviner lexigence intime de chaque élève et le temps de maturation nécessaire à chacun ; mais cest lenfant lui-même qui nous les révèle dans la liberté. »
Il est certain que, dans ces conditions, léducation donnera de meilleurs résultats puisque lun des dangers des pratiques actuelles : lignorance des besoins de lenfant et le despotisme qui la masque, sont réduits au minimum chez les maîtresses.
Mais... Mais le matériel montessorien est-il suffisant pour lauto-éducation ; le milieu éducatif ainsi créé est-il parfait ?
« Un long temps dexpérimentation est nécessaire, dit Mme Montessori, Il doit donc exister antérieurement une science ayant déjà fourni les moyens de lauto-éducation. Celui qui parle aujourdhui de liberté dans lécole doit, en même temps, exposer des objets, pour ainsi dire un appareil scientifique apte à la rendre possible. »
Mme Montessori se flatte, dune façon parfois bien immodeste, davoir établi scientifiquement son matériel, davoir découvert cet « appareil scientifique » nécessaire et suffisant à une bonne éducation. Nous pensons quelle exagère. Son matériel est un énorme progrès, surtout celui quelle destine aux écoles maternelles. On aurait tort cependant de le considérer comme définitif. Car il ny rien de plus dangereux quune méthode qui se fixe, qui se fige dans sa forme, et quun auteur qui tient pour intangible son système « breveté ». Ce danger devient visible lorsquon juge les efforts qua faits Mme Montessori pour étendre sa méthode à léducation dans les classes élémentaires. Si des idées heureuses y abondent encore, on y chercherait en vain le sens pratique qui caractérise la vraie méthode montessorienne. Et cest seulement cette pratique que nous recherchons.
IV
Le mouvement Decroly
Ce que Mme Montessori a fait pour les écoles maternelles, le Dr Decroly a tenté de le réaliser dans les écoles primaires. Il lui a fallu, pour cela, tenir compte des conditions dans lesquelles végètent les écoles actuelles : classes nombreuses, locaux et matériel inadaptés, pauvreté des élèves et des écoles elles-mêmes, exigences des parents et des autorités, examens. Et tout cela rend le problème de ladaptation - et plus spécialement de lauto-éducation - singulièrement ardu.
Lintérêt seul est créateur et vraiment éducatif. Aussi le Dr Decroly sest-il surtout attaché à instituer une technique qui suscite chez les élèves un intérêt maximum.
Et le succès de cette méthode est dû, moins au programme des centres dintérêt selon lesquels se groupent les divers enseignements, quà la confiance nouvelle faite à linitiative des élèves, à leur soif de connaître en agissant. Eux-mêmes apportent ou entretiennent à lécole une partie du matériel denseignement. Lécole est davantage leur école. Et plus elle est leur école, plus lenseignement a de chances dêtre adapté à leur esprit et à leur milieu.
Cest notamment chez une des disciples du Dr Decroly, Mlle Descamps, que nous trouverons un exemple des possibilités dadaptation que présente, pour notre enseignement primaire, la méthode Decroly. J. Deschamps vient de publier chez Lamertin, à Bruxelles, un livre : LAuto-éducation à lEcole, appliquée au programme du Dr Decroly, qui, outre une partie théorique et critique fort intéressante, contient le résultat dune pratique originale.
Délaissant la question dadaptation générale à toute une classe, question fort bien traitée dautre part par le Dr Decroly dont Mlle Deschamps suit les centres dintérêt, lauteur sest appliquée davantage à préciser la pratique elle-même de lenseignement. Ce faisant, elle a plus spécialement en vue le développement individuel de chacun de ses élèves - préoccupation définitive de tout éducateur.
Frappée par lénorme différence daptitudes des enfants dune classe, elle croit bon de diminuer au maximum les leçons collectives pour laisser une large part à lauto-éducation individuelle. Elle se sert pour cela dun système de fiches préparées à lavance et soigneusement graduées sur lesquelles sont marquées les opérations à faire, les calculs à effectuer, les phrases ou les dessins demandés. Les élèves peuvent ainsi marcher chacun à son pas. Cest lécole sur mesure.
Le procédé est certainement à retenir. Il serait sûrement appliqué avec beaucoup de succès dans nos classes à plusieurs cours. Il permettrait aux élèves doccuper utilement les longs moments quils passent à attendre que les camarades aient achevé le devoir ou que le maître ait terminé la lecture au cours voisin.
Mais lindividualisation ne doit pas non plus être excessive. Il y a une éducation en commun qui est largement profitable quand elle est active et libre. Il faut en établir la technique.
***
Une méthode déducation qui nous vient dAmérique sapparente beaucoup à la technique de Mlle Deschamps. Cest le Dalton plan.
On établit le programme dune période de travail assez longue : un mois, par exemple. Les élèves doivent, durant ce temps, faire tous les travaux ordonnés. Mais ils sont libres de procéder dans lordre qui leur convient. Ils peuvent aussi saider de livres et de renseignements divers. Cette méthode semble surtout applicable à un degré plus élevé que notre enseignement primaire. Il faut du moins en retenir lesprit : distribution ou proposition de devoirs qui seront traités, non pas en un soir ou deux, mais seulement après une certaine période de documentation et de recherches.
Conclusion
Des idées nouvelles - ou soi-disant telles -, dautres peuvent nous les apporter. Un Dr Ferrière, par exemple, peut nous exposer la valeur éducative de la liberté et de la spontanéité ; dautres nous prôneront le Travail Manuel ou même LEcole du Travail.
Mais cest à nous, en définitive, quincombe le travail principal sans lequel les plus belles paroles resteraient toujours de vaines paroles. Cest nous qui devons rechercher les techniques, les pratiques qui, avec un effort sensiblement semblable à celui fourni par les maîtres, sont susceptibles daiguiller lenseignement et léducation en général dans la voie que nous jugeons bonne : celle qui est marquée par la liberté, la spontanéité et le travail social. Et cela à lEcole Primaire, cest-à-dire dans nos classes qui seront toujours relativement nombreuses, dans des locaux pas toujours idéaux, où le matériel est rare et les ressources faibles ; à lécole primaire des villes et aussi à celle des campagnes où lenseignement a tant besoin de trouver une formule et une forme qui le marient intimement au milieu et au mode de vie.
La méthode Decroly est, à mon avis, un pas énorme dans cette voie. Les coopératives scolaires, dont M. Profit a été linitiateur, sont appelées, je crois, à un avenir bien plus grand encore, surtout si, à cette occasion, on sait modifier dans une certaine mesure le sens de léducation : en profondeur et non en surface.
Il serait intéressant de connaître ici les résultats obtenus dans certaines écoles, mais cela par la plume de quelque camarade ayant mis la main à la pâte. Car nous nen avons trop souvent que des échos officiels. Allons, les camarades de la circonscription de St-Jean dAngély !
Ce nest pas la matière elle-même qui a le plus dimportance : cest la façon dont elle sert au développement des élèves. Des textes de bonnes leçons, oui, cest beaucoup. Mais savoir comment mener de front plusieurs divisions, faire avancer les surnormaux, ne pas décourager les retardés, vivre et faire vivre lécole dans le milieu, cest la tâche la plus difficile et la plus importante, celle quon néglige sans cesse et à laquelle les journaux pédagogiques sont loin de sattacher comme il le faudrait. Nous aurions besoin que nos meilleurs éducateurs nous disent, non pas seulement comment ils préparent ou exposent telle ou telle leçon, mais aussi - mais surtout, dirais-je - comment ils se conduisent tout au long de leur jour de classe.
Quels sont les procédés, les inventions qui vous paraissent faciliter ladaptation de lenseignement : adaptation au milieu et surtout adaptation à la tournure particulière de lesprit de chaque élève ? Quels sont même vos « trucs », vos « ficelles » ? Dune vaste enquête par lutilisation beaucoup plus intense de la rubrique « Chacun sa pierre » pourrait sortir, jen suis convaincu, un ensemble qui serait une aide précieuse à tous les jeunes éducateurs.
C. Freinet
Note : Cette conclusion est un véritable manifeste pour un mouvement pédagogique futur. Ses nombreux textes précédents, sur tout ce que son époque compte de psychologues et de pédagogues, montre que Freinet ne prétend pas défricher un terrain vierge. Comme le chercheur qui a patiemment étudié les travaux de ses prédécesseurs, avant dentamer sa propre recherche, sans esprit de système, il pratique simplement la démarche scientifique expérimentale. Sa profonde originalité sera dassocier le maximum de praticiens à cette nouvelle recherche qui deviendra le thème central des périodes suivantes.
M. Barré