Limprimerie à lécole
(deuxième suite)
LEcole Emancipée n°36, 6 juin 1925 Rubrique : Chacun sa pierre
Il y a, entre lécriture (composition, calligraphie, imprimerie) et la lecture des caractères imprimés, une connexion quon a longtemps ignorée. Aujourdhui encore, si, dans les meilleures de nos écoles, on adapte parfois, au milieu et à lesprit moyen de la classe, les devoirs manuscrits ou les leçons copiées au tableau, il nen reste pas moins quon est dans limpossibilité denseigner à lenfant la lecture de textes imprimés, ailleurs que dans un « Livre de Lecture ».
Nous ne referons pas ici la critiques détaillée des manuels (Voir Clarté, n° 73 : Les manuels scolaires). Tous les éducateurs sentent bien que lemploi dun manuel en classe, à nimporte quel degré, est un asservissement, non seulement du maître, mais aussi - ce qui est autrement grave - des élèves qui y sont contraints.
Les méthodes nouvelles cherchent toutes à soustraire lécole à cette tutelle. Le Plan Dalton notamment, qui se répand rapidement en Amérique, en Angleterre, et surtout en Russie, consacre la disparition du manuel comme livre détude et son remplacement par les livres de bibliothèque, librement consultés.
Mais comment appliquer le Dalton Plan avec de tout jeunes enfants qui connaissent à peine les lettres de lalphabet ? Il faut bien, dira-t-on, donner à ceux-là un « Livre de lecture » bien compris sur lequel lenfant apprendra cette chose si nouvelle pour lui : la lecture de la pensée imprimée.
Oui, je sais : ces livres de lecture sont aujourdhui conçus selon des centres dintérêt ; leurs auteurs ont tenu compte des besoins dominants des enfants. Pourtant, ces livres, même les mieux faits, restent des tyrans quil faut imposer aux élèves, à heure fixe, de sept à dix heures par semaine. Les élèves se lassent vite de ces lectures dont lattrait est trop souvent superficiel. Alors, naturellement, il faut les contraindre à la lecture, les punir ou les récompenser.
Mais où sont alors nos beaux principes de pédagogie nouvelle ?
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Le tout premier apprentissage de la lecture est plus ingrat encore, du moins dans nos pauvres écoles publiques. On y dispose de quelques tableaux de lecture qui accompagnent labécédaire. Et les enfants lisent - en baillant ou regardant du coin de lil les trop rares gravures - des mots quils nemploieront peut-être jamais, puis des phrases-rébus déconcertantes.
Il y a bien les méthodes nouvelles de lecture globale, mais elles nécessitent un matériel quon peut rarement se procurer dans nos écoles ; elles demandent au maître une attention délicate qui nest pas toujours possible dans les classes nombreuses ou hétérogènes.
Lapprentissage de la lecture serait relativement facile sil ny avait quun genre décriture : lécriture manuscrite. Car lenfant éprouve de bonne heure le besoin de parler, pour extérioriser dabord ses premières sensations, pour communiquer ensuite avec ceux qui lentourent ; il sent également, bien avant son arrivée à lécole, le besoin de sextérioriser en dessinant, puis en écrivant. Le besoin lui vient également de bonne heure de communiquer par lécriture sa pensée à son maître, à ses parents, à ses camarades ; et ceux-ci sont toujours intéressés par la pensée de lun des leurs.
Nos plus modestes instituteurs savent mettre à profit ces dispositions en faisant parler les élèves, en écrivant en bon français au tableau ce qui les intéressent pour leur faire lire et copier. Malheureusement, cela napprend que la lecture des manuscrits. Il est alors nécessaire de passer sans transition à un autre genre dexercice qui na plus quaccidentellement pour base lactivité et les besoins enfantins et qui, comme tel, est naturellement séparé du travail adapté antérieur : la lecture, dans les manuels, des textes imprimés.
Les signes que léducateur trace au tableau noir et que les élèves reproduisent gauchement sur leur cahier ou leur ardoise leur sont familiers. Le livre est quelque chose de nouveau en même temps quimpressionnant par son aspect dingéniosité mystérieuse, et son origine inconcevable dans le temps et dans lespace. Les élèves sont déroutés, dépaysés. Dès lors, il ny a plus lunité que créerait lélévation graduelle du langage à lécriture et à la lecture, cette unité qui existe pourtant dans léducation familiale qui fait monter lenfant lentement, mais sans arrêt, du premier balbutiement au langage correct.
Cest pourquoi on peut affirmer que lintroduction du manuel à lécole est un élément dissociant pour la vie de la classe.
Mais, que les élèves puissent imprimer sur-le-champ leur pensée manuscrite et il y aura alors, entre le langage et la lecture, la même liaison naturelle et nécessaire quentre le langage et la pensée manuscrite. La lecture des imprimés ne sera plus, pour lenfant, une technique nouvelle et mystérieuse ; la pensée imprimée ne sera plus une pensée absolument extérieure à la vie et à la pensée de lenfant, une pensée nouvelle qui glisse trop souvent sur lâme enfantine sans la pénétrer intimement : le livre et le journal ne seront plus des demi-dieux automatiquement porteurs de vérité, mais bien des pensées denfants ou dhommes, manuscrites, puis imprimées - et pensées sujettes à critiques et discussions.
Grâce à lemploi constant de limprimerie à lécole, lapprentissage de la lecture des caractères imprimés nest plus une peine ; il na même plus besoin dêtre un jeu. Il devient la satisfaction naturelle dun désir de lenfant. Les avantages devraient en être incalculables.
Nous verrons dans les prochains articles, jusqu'à quel point cette théorie est confirmée par la réalité pratique. C. Freinet
Note : Il faut se rappeler quà lépoque, en dehors de lécole, les enfants de milieu populaire ont peu de contact avec des textes imprimés (livres et journaux) et que cela peut imposer pour eux un respect inconditionnel de tout ce qui est imprimé.