Une expérience dadaptation de notre enseignement:
Limprimerie à lécole
LEcole Emancipée, n°7 du 8 novembre 1925.
Rubrique « Chacun sa pierre »
Rendre lécole vivante et, pour cela, faire pénétrer dans la classe aride la vie extérieure de la famille, de la rue, de la campagne ; intéresser ainsi lenfant profondément et non dune façon factice et passagère ; rendre de ce fait la classe active et intéressante pour le maître lui-même, cest là le grand problème de léducation.
Si ce problème était résolu, toutes les autres questions denseignement ou de discipline trouveraient vite aussi leur solution.
On a cru faire beaucoup en ce sens en éditant de beaux livres mieux adaptés aux besoins et aux intérêts des enfants. Mais hélas ! tous ces manuels deviennent vite des tyrans ennuyeux qui ne sont, dans nos classes, quun moindre mal.
Les promenades scolaires sont autrement précieuses pour une meilleure adaptation de notre enseignement. On peut y faire dexcellentes leçons de sciences, de langage, de calcul, dhistoire et de géographie. Mais comment, au cours élémentaire et au cours préparatoire, les faire servir à lun des enseignements les plus pressants : celui de la lecture ? Cest en pensant à tout le bénéfice quon pourrait retirer de lectures se rapportant aux choses qui nous auraient intéressés, que jimaginai den faire imprimer le texte.
Car, comment préparer à lavance des leçons qui répondent vraiment aux désirs et aux besoins des enfants ? Les textes les meilleurs ne seront jamais que fort médiocrement adaptés. Et quel progrès, quel renouveau dactivité et dintérêt, si nous pouvions imprimer nous-mêmes ce que nous aurions composé !
Dès octobre dernier, jai réalisé cette utopie. Jai fait lacquisition dune petite presse à imprimer à la main, imprimant avec des caractères dimprimerie ordinaires. Les élèves composent eux-mêmes les lignes dans des composteurs particuliers, en prenant les caractères dans la boîte de classement. On assemble et on imprime.
Et parce que jai deviné tous les services que pouvait rendre cette méthode, nous avons, depuis octobre (1924), imprimé régulièrement deux textes par jour, dune longueur variant entre quatre et huit lignes.
Nous composons le texte en commun, mais sans en imposer le sujet. Condition essentielle pour que les élèves intéressés parlent et fassent effort. On soccupe naturellement de ce qui pssionne le plus la classe : la fête patronale, un accident, un jeu original, une observation particulière. On choisit ce qui mérite dêtre imprimé, et voilà la lecture prête. Ou bien nous copions simplement une bonne rédaction délève, ou encore un morceau choisi de récitation.
Quatre ou cinq élèves à tour de rôle composent ce texte pour limprimerie. Ils y travaillent 15, 20 ou même 25 minutes suivant la longueur. Mais ce sont des minutes durant lesquelles les petits imprimeurs ont nécessairement les yeux constamment fixés sur le modèle, où ils sinitient, mécaniquement, à lorthographe des mots, à leur séparation, à la ponctuation. Ils shabituent ainsi à faire un travail parfait, sans une faute, car toute faute nécessite correction.
Pendant ce temps, les autres élèves copient le texte ou font un travail sy rapportant.
Le texte composé, nous réunissons les composteurs et nous imprimons rapidement. Chaque élève détache de son livre de vie, sorte de carnet à souches, un feuillet quil vient faire imprimer, et quil recollera ensuite sur son livre. Nous imprimons aussi 70 feuillets supplémentaires : quelques-uns pour les absents, qui suivront ainsi la vie de leur classe ; les autres que nous expédions le soir aux écoles de J... et F... Car nous organisons léchange de nos livres de vie, feuillet par feuillet. Et les élèves de J... et F... nous envoient chaque jour leurs imprimés qui suscitent dans la classe un intérêt soutenu et original.
Grâce à notre imprimerie, chaque élève a maintenant son imprimé. Il le scrute dabord pour en découvrir les défauts possibles : des lettres à lenvers, une virgule au lieu dun accent, deux mots insuffisamment séparés, etc. Et ces remarques ont déjà leur profit.
Puis on lit avec plaisir ce texte qui est vivant de la meilleure vie : celle des enfants ; ce texte qui nest pas une chose tout particulièrement scolaire, mais qui est en quelque sorte lémanation, lâme de la classe.
Tous les devoirs basés sur ce texte sont faits avec le même intérêt et la même application. On saisit sur le « vif » la raison des changements de temps conjugué ; on se familiarise avec les verbes, leurs sujets, leurs compléments, etc. Les devoirs eux-mêmes perdent tout ce quils avaient autrefois de faux et de convenu. Le travail scolaire devient du travail vivant.
Bien mieux, dans nos classes à plusieurs cours, les plus jeunes sintéressent également à ces imprimés qui sont lexpression aussi de leur vie journalière. Et sitôt quils savent syllaber, ils demandent à lire limprimé, et bien vite ensuite à composer à leur tour - apprentissage qui est beaucoup plus rapide quon ne croit.
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Tout cela nest ni littérature ni exposé théorique. Je ne me serais jamais aventuré à parler ainsi dune pratique que je naurais pas expérimentée, ou dont lusage maurait révélé les trop graves défauts. Mais il faut bien que je dise que les résultats dune année dexpérience ont, de beaucoup, dépassé mes espérances.
Les élèves composeraient-ils volontiers plusieurs fois par semaine ; et ne se lasseraient-ils pas de ce travail relativement délicat ? Or, non seulement aucun deux na demandé à ne pas imprimer, mais ils réclament ce travail comme une faveur.
Ils se lassent même des jeux ; mais ils ne se sont pas lassés de limprimerie car composer est plus quun jeu : cest un travail.
Je me disais aussi et on me disait surtout : « Mais vous allez perdre trop de temps ! » Je suis maintenant rassuré. Dabord, surtout si la classe est un peu nombreuse, chaque élève ne consacre à la composition quune moyenne de 10 à 15 minutes par jour. Et nous avons vu que nous ne considérons pas ces minutes comme du temps perdu (les progrès obtenus, en composition française et en orthographe, nous en sont de sûrs garants).
Et si même les élèves perdaient entièrement ces dix ou quinze minutes consacrées à la composition, aurait-on le droit de condamner aussitôt la pratique de limprimerie, si cette perte de temps doit susciter dans la classe un intérêt et une activité inappréciable, si elle est la « rançon » de la vie de notre école ?
(A suivre) Freinet
Note : Freinet entame seulement, depuis octobre 1925, léchange dimprimés avec une classe de Villeurbanne, dont linstituteur a été accroché par larticle paru précédemment dans Clarté. Les écoles de J. et de F. sont encore des hypothèses, mais Freinet se projette dans lavenir prochain. Observons aussi que pour la première fois il oppose le travail créateur et le jeu, thème quil développera bien plus tard.