Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique
Le travail et la vie à l’école russe
L’École Émancipée n°19, 31 janvier 1926
Célestin Freinet

Les manuels

Cette tranquillité et ce travail patient sont peut-être actuellement ce qui différencie le plus de nos classes les classes russes de 1ère année (8-9 ans), et de 2ème année (9-10 ans). C’est l’âge de l’acquisition nécessaire de ces instruments que sont la lecture, l’écriture, le calcul. La technique de cette acquisition, empreinte cependant de liberté et d’activité, n’est pas encore, croyons-nous, à la hauteur de la technique qui a été expérimentée avec tant de succès pour les acquisitions postérieures. On a changé les manuels, on en a fait de mieux adaptés à la vie sociale et politique nouvelle, mais on a gardé les manuels ; l’enfant apprend à lire et lit dans les manuels. On objecte volontiers qu’il est impossible de faire autrement. On en disait autant pour la discipline et le travail scolaire postérieurs. Et nos camarades ont montré qu’il y a pourtant une autre voie hors la méthode oppressive. Je crois également que l’emploi de manuels même bien faits - à 9 et 10 ans - n’est qu’un moindre mal. Mais ce mal je ne le crois plus nécessaire, surtout depuis mes récentes expériences (1). Et je suis persuadé que les Russes ne tarderont pas à utiliser intensément l’imprimerie à l’école, de même qu’ils ont commencé à éditer pour ce tout jeune âge des livres très beaux, artistiquement et pédagogiquement. Ils auront libéré l’apprentissage scolaire à 9-10 ans lorsqu’ils auront introduit là aussi une sorte de plan Dalton, par la composition libre, l’impression de cette composition et le travail de bibliothèque.
En attendant, les manuels pour cet âge sont fort bien compris. Le livre de lecture qui est peut-être le plus répandu dans ces classes est celui de Blondsky. Il ne diffère pas énormément de nos meilleurs livres de lecture, si on considère le classement des lectures par saisons – car ce n’est pas là une bien grande originalité. Mais l’esprit est totalement différent : c’est le travailleur, la vie active et laborieuse qui y sont au premier plan. On y donne aussi un aperçu de l’évolution sociale, depuis l’esclave antique et le serf du moyen âge jusqu’à l’exploité du capitalisme, pour arriver enfin à l’ère de libération du prolétariat.
Mais si parfait soit-il, ce manuel reste un manuel ; et le manuel est une survivance de l’école dogmatique et oppressive ; il s’efface lentement mais irrévocablement devant les progrès de la pédagogie.

Statistiques et Diagrammes

Par contre, le système des centres d’intérêt, des complexes, comme disent les Russes, est autrement fécond, surtout lorsque tout est mis en œuvre pour que ce ne soit pas un centre d’intérêt fictif, mais bien une idée, un besoin central, qui anime toute l’activité scolaire. Et à ce point de vue nous avons pu nous rendre compte que les complexes – recommandés et préparés par les programmes officiels russes - sont intelligemment compris. Dans le tout jeune âge plus particulièrement, on va bien chercher à la base de la vie enfantine, familiale ou sociale, le centre d’intérêt de la classe. Cette connaissance du milieu, acquise notamment en promenade ou en excursion, est précisée, matérialisée par une méthode nouvelle qui est une vraie trouvaille pédagogique russe : les Statistiques et les diagrammes. C’était pourtant si simple qu’on se demande pourquoi cette méthode n’était pas déjà universellement employée . Il est vrai que c’est là du travail précis mais lent, qui nécessite une connaissance approfondie et exacte du milieu. Et nous sommes si pressés, nous, que nous devons nous contenter d’un éternel à peu près.
Statistiques et diagrammes ! Ce sont de bien grands mots pour les choses si simples qu’on réalise à l’école.
Dans une classe de 3ème année (48 élèves de 10 ans), à Moscou, nous avons vu, le lendemain de la rentrée, les élèves faire un des diagrammes les plus élémentaires.
On a compté dans la classe le nombre d’élèves qui sont allés passer une partie de leurs vacances dans un village où ils ont travaillé avec les habitants. Il y en a 26. 16 élèves moins bien partagés sont restés en ville ; 4 sont allés avec leur groupe dans un camp de pionniers ; deux élèves seulement sont allés en Crimée. ( En Russie, aller en Crimée, c’est comme chez nous aller sur la Côte d’Azur ; mais nos petits prolétaires ne vont pas sur la Côte d’Azur).
Voilà donc une petite leçon de calcul qui a son utilité, car il en résulte le diagramme suivant :

diagramme ici à scanner


Ceci est évidemment la simplicité même, mais on voit déjà combien elle précise et synthétise l’idée qu’on peut se faire des vacances d’une classe.
On fera ensuite d’autres diagrammes tout aussi simples, dont la préparation, la recherche des documents, demanderont cependant un travail plus long et plus minutieux.
Voici par exemple la statistique faîte par une école d’un village de la Volga :
Ce village a une population de 2375 habitants, à raison de 7 habitants par en moyenne par famille. Le bétail se répartit ainsi :

  1. chevaux ;
  2. vaches ;
  3. porcs ;
  4. chameaux ;
  5. chèvres ;
  6. poules.

Voilà, n’est-ce pas, qui donne la physionomie précise du genre d’élevage pratiqué dans cette localité. On en voit tout de suite les caractéristiques : le nombre important de chevaux et de chameaux, dont naturellement on recherche les causes, la prédominance des vaches sur les chèvres qui trouvera aussi son explication dans la nature du terrain ou le mode de vie.
Si nous traduisons cette statistique en diagrammes ce ne sera que plus frappant. Si même les élèves s’appliquent à dessiner un cheval énorme, un chameau plus petit ( aux dimensions proportionnelles mathématiquement calculées) - une grand vache, une chèvre moyenne et un tout petit cochon, nous aurons la photographie évocatrice d’une partie de l’économie villageoise.
Qu’on s’en aille maintenant en excursion au village voisin, qu’on interroge les personnes les plus capables de bien vous renseigner - secrétaires de syndicats, de coopératives, présidents de soviets, etc…- on en rapportera une statistique analogue, dont la physionomie, traduite par le diagramme, sera sûrement différente d’aspect. L’étude de cette différence sera la plus intéressante des leçons de géographie.
Et si l’on veut préciser encore la situation particulière des familles, on établira par exemple, pour chacune d’elles, le pourcentage moyen du bétail. On trouvera ainsi qu’il y a par famille , dans ce village :
Chevaux : 0,8
Vaches : 0,3
Poules : 2. Etc …
Le même pourcentage, établi pour les villages environnants, donnera une idée exacte et précise de l’économie régionale.

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Que de temps perdu à ce travail de recherches, dira-t-on, alors que d’épais manuels peuvent nous expliquer, tout au long de leurs pages compactes, la physionomie du pays, les variétés de culture, même la richesse ou la pauvreté des habitants, leur mode de vie, tout quoi ! Et qu’il suffit de lire cela, de « l’apprendre », pour « savoir » la géographie !
La savoir pour un examen ! Et encore ? mais nous nous rendons bien compte, nous adultes, que cette géographie livresque, mal assimilée, est bien moins profitable que l’observation lente, au hasard des voyages et des comparaisons entre les divers pays.
Ici encore, perdre du temps, c’est certainement en gagner. Mais cette éducation précise et profonde, caractéristique de la pédagogie russe, est en complète opposition avec notre pédagogie capitaliste, superficielle et verbale.

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Le service rendu à la géographie - la revivification de cet enseignement - les statistiques et les diagrammes peuvent le rendre aussi à l’étude d’autres sciences. Ils sont l’occasion en même temps d’excellentes leçons de calcul, et de calcul non pas mort et conventionnel, mais ayant un but visible qui l’associe à tout le travail scolaire.
L’emploi intensif des statistiques et des diagrammes tels que l’ont imaginé nos camarades russes était non seulement à l’application de la méthode des complexes, mais aussi à la réalisation de l’école active du travail.
C. Freinet