LES INFRACTEURS
École Émancipée n°5 23 octobre 1927
rubrique: VIE LITTÉRAIRE
L. Seïfoulina
(Traduit du russe par Valentine Dronine et C. Freinet)
(suite)
Ce roux Konstantin Ivanovitch naimait quà
jouer de la guitare et à faire de la photographie. Il
photographia tout le monde.
Le faux ! Le méchant ! Il nosait pas se
battre, mais il piquait avec ses yeux comme un serpent. Il fumait
dans les embrasures des fenêtres et disait aux
garçons : « Lhomme raisonnable ne doit pas
fumer ! » Ne pas fumer, cest si simple ! Grichka a tant
fumé que maintenant il nen a même plus
envie ! Mais quand Konstantin Ivanovitch commence son
discours à propos du tabac, quand il cherche à
flairer puis à interroger le coupable, alors le
désir lui vient de fumer une cigarette !
La surveillante Sina nous appelait tous
« chéris », mais nous fatiguait sans le
vouloir. Elle lassait lâme par ses discours. « Ce nest pas bien, chéri ! On
ta recueilli, on ta vêtu ; il faut
être reconnaissant, chéri ! Il faut boutonner
complètement tes habits et peigner tes cheveux. Tu es
grand. Veux-tu que je te lise une page ! Dessine
quelque chose . » La sorcière de miel ! Elle embêtait
trop aussi avec ses enquêtes.
Tous les jours les enfants devaient écrire ce quils
aimaient, ce quils naimaient pas, ce quils
voulaient et ce quils ne voulaient pas, quels livres leur
plaisaient
Ce fut une occasion de plus pour Grichka de mécontenter la
surveillante. Un jour, il ne répondit à aucune
question, et se contenta décrire : « Je naime pas les enquêtes et je ne les
veux pas ! »
La surveillante pâlit ; elle grimaça ses
lèvres en moue, sourit doucement et dit distinctement, mais
tout bas : « Je ne taime pas ! Quel petit
têtu !
- Peu mimporte que tu maimes ou non ! Aime ton
Georges : celui-là boutonne tous ses boutons, aligne
bien les feuilles et répond comme on lexige à
toutes les questions. Mais dès que la surveillante tourne
le dos, il fait de vilains gestes impudiques. »
Les fillettes étaient toutes désagréables.
Elles imitaient la surveillante Sina et sévertuaient
à parler comme elle dune voix
flûtée ; elles aimaient à flatter. En
cachette, elles se conduisaient mal avec les garçons.
Seule, lune dentre elles lui paraissait assez bonne.
Elle chantait des airs tristes et aimait à lire. Elle
était blanche comme de la cire et crachait souvent.
Malade ? Grichka ne lui parlait pas non plus. Il a assez vu
toutes ces filles et ne les aime pas.
Tout lui devint insupportable : les dortoirs avec leurs
couvertures uniformes, et le réfectoire avec toujours les
mêmes tables.
Senfuir !!
Lasile se trouvait dans un monastère entouré
de grands murs. Une sentinelle gardait la porte.
Grichka se disait : « Cest juste ! Nous sommes des
infracteurs. Cest écrit ainsi : les infracteurs
mineurs. Trop grave ! En langage simple, cela veut
dire : voleurs, forçats en sarrau- les
infracteurs ! » Ce mot lui plaisait autant que lInternationale.
Grichka en était fier, comme de la sentinelle qui veillait
à la porte.
Mais en ce moment, la sentinelle le gênait, car il voulait
sévader.
***
Le printemps vint.
On sort, et langoisse sempare de lâme. Les
narines tremblent comme celles dun chien et le désir
de senfuir devient de plus en plus fort.
Le soleil est beau et chauffe bien. La neige est devenue molle. On
y a creusé de petits canaux dans lesquels on sent
frémir leau recouverte dune glace mince.
Le traîneau, sur le chemin, ne craque plus, mais grince. Le
cheval fait avec ses sabots non pas des tok-stok, mais des
tchvak-tchvak !
Les branches des arbres sont nues, minces et joyeuses.
En automne les feuilles jaunes et mortes tremblaient sur les
arbres ; en hiver la neige couvrait les branches.
Maintenant, les arbres se sont débarrassés de tout,
et proprets et droits, respirent lair pur.
Dehors, les garçons célèbrent le printemps
par leurs cris perçants.
Oh ! quel désir fou vous vient de senfuir !
Il est bon de jouer librement dans la cour. Mais le charme
disparaît si le maître sen mêle.
***
Donnant sur la même cour, dans le petit logement
quon leur avait laissé, habitaient des
religieuses.
Le matin et le soir la cloche sonnait tristement. Des ombres
noires sortaient et se coulaient vers léglise qui se
trouvait au coin de la cour, et dont la porte principale donnait
sur la rue. Les religieuses venaient sasseoir, vieilles et
jeunes, toutes immobiles.
Mais le jour, elles se démenaient dans la cour ou à
la boulangerie. Elles ressemblaient alors aux femmes vivantes, se
querellaient avec les enfants et criaient.
Les enfants les contrefaisaient ; ils crachaient dans leur
puits. Une fois même ils ouvrirent la porte de
léglise et crièrent :
« Lénine ! Trotsky !
Sovnarkom ! »
Les religieuses se plaignirent à Goubono.
Depuis lors ce fut la guerre. La vie redevint gaie !
L. Seïfoulina
(Traduit du russe par Valentine Dronine et C. Freinet)