LES INFRACTEURS
École Émancipée n°14 25 décembre 1927
rubrique: VIE LITTÉRAIRE
L. Seïfoulina
(Traduit du russe par Valentine Dronine et C. Freinet)
(suite)

V

Grichka demandait aux montagnes par-delà le lac :
« Qui fut la première fille ? »
Les montagnes répondaient :
« Eve ! »
Grichka riait :
« Voilà les pierres qui parlent ! »
Et de nouveau, prenant de l’air dans ses poumons, il criait :
« Le patron est-il à la maison ?… »

Les montagnes répétaient longuement :
« Non !… Non !… »
Partout le cri ! Tout répond à l’appel de Grichka. Ce n’est pas comme à la ville : le chien y aboie bien parfois, mais il mord en cachette…, les maisons n’y renvoient pas ainsi la voix humaine.
C’est bon aussi d’être sur une pierre chaude. Elle est toute chaude du soleil. Les vagues se jettent sur cette pierre et chantent : ou-ou-ou !…
Elles mouillent les pieds de Grichka qui sont tout égratignés. Quand le soleil commence à les sécher, cela fait mal. Mais ce n’est rien. L’eau, bonne mère les lave bien.
Bas les pantalons ! Quant à la chemise, les garçons n’en portent pas en été.
Il se jette dans l’eau, qui le reçoit maternellement et le caresse.
Il a besoin de crier, de parler avec le ciel, la forêt, les montagnes, les oiseaux, les bêtes et les hommes.
« Go-go, go-go !…”
La réponse enfantine vient de la montagne :
« Pesc-o-off ! Grich-ka, le cri-I-ard !”
Et voilà que trois enfants dévalent la montagne en poussant à coups de pieds les pierres qui roulent. Devant tous, Taïtchanoff, le petit Bachkir, il incline sa tête comme un cheval, hennit, et, d’un bond, saute sur la rive, vers Grichka.
« Pourquoi t’es tu enfui le premier ? Si tu ne travailles pas, pourras-tu manger ?
- N’ai-je pas travaillé ? Mahomet visqueux ! De bonne heure j’ai porté l’eau et mesuré du lait… Il fallait regarder !
- Eh bien ! soit. Plonge que je voie ! »
Bachkir est déjà dans l’eau où il s’ébat en criant joyeusement. Grichka sort sur le sable, se dresse sur ses mains, la tête en bas etles pieds en l’air, fait un saut, puis plonge.
Taïtchanoff est enchanté :
« Plonge encore ! Oh ! Oh !… »
Le lac est bleu. Aujourd’hui, il est bleu et gai. Parfois, dès le matin, il enrage, crache de l’écume blanche et devient gris. Il murmure toujours et, par cela, ressemble à la mer. Lorsqu’il est calme, on peut admirer la vie du fond.
Une fois, quelques personnes vinrent avec des appareils pour mesurer de long en large. Elles emmenèrent les enfants dans leur barque. Ces personnes parlaient savamment : « L’eau du lac est radioactive », disaient-elles. Les enfants se répétaient ensuite avec fierté : « Notre lac a une eau radioactive ».
C’est un grand lac. On se sent libre et au large quand on y vient de la forêt. Les rives sont hautes et montagneuses. Les montagnes menacent les nuages, mais elles ne gênent nullement le lac. Les sapins et les pins lui envoient leur parfum.
Dans la forêt, il y a des maisons de campagne : quelques-unes sont au bord même du lac. Sur une hauteur il y a sept maisons : c’est la colonie d’enfants. Elle s’est retirée loin des autres maisons.
La rive de la colonie est bien gaie. Il y a quatre barques au débarcadère. La meilleure d’entre elles, c’est la barque à voiles : « Diane ». Une grande inscription attire l’œil : « Par le travail et la science, la nature est conquise ». Grichka aime cette inscription. Tout en revenant en barque au débarcadère, il dit : « La nature est conquise » et il réfléchit.
« Quel mot ! La nature !… »
Toute la rive est ornée d’une parure multicolore : ce sont des pierres rondes, grises, blanches, et du sable d’or.
Voilà Martinoff, pieds nus, semblable à une bête de la forêt, mais sans poils, qui apparaît sur la hauteur :
« Ohé ! l’Internationale malpropre ! Vous êtes-vous lavés ? Allez réveiller les autres, vite ! »
Grichka revient le premier à la cuisine. C’est justement aujourd’hui son escouade qui est de service. Ils sont huit sur la terrasse. Quatre fillettes distribuent le pain. On va savourer un bon dîner car on a décidé hier de faire du gruau à la citrouille.
Les enfants préparent toujours le dîner eux-mêmes et composent librement le menu. Les escouades de service rivalisent de zèle : c’est à qui fera le mieux.
Malheureusement, on ne sait pas encore faire le pain, et il faut une boulangère pour cela. Mais tout le reste ils le font eux-mêmes.
Il y a un tas de bois coupé. Ils l’ont coupé hier. Grichka fendait vite et bien.
Tout est prêt : du lait, de l’eau bouillie, du pain.
La cloche sonne, harmonieusement impérieuse.
Tous courent à la rive : Les garçons se lavent, plongent et crient. Les fillettes se baignent sur le débarcadère. Elles crient de leur voix aiguë, sautent légèrement et s’ébattent comme les garçons.
La cloche chante une deuxième fois.
Le bruit se transporte dans la maison. Tous courent sur la terrasse comme pour un assaut.
Martinoff observe le service. Le chef de service se plaint :
« Vous défendez de prendre des chevaux : Nicolas est toujours en voyage. Et ces petits, sont-ils donc des patrons ? Ils soignent mal le bétail. Sont-ils des travailleurs ?
- Ce sont de mauvais travailleurs. Ils apprendront…
… Pescoff, qu’as-tu à courir ainsi comme un cheval avec ton eau bouillie ? Ne vois-tu pas que tu renverses ?… »
Mais Pescoff vient d’apercevoir Anna Sergéevnce. Elle s’approche grande, blanche, douce. Elle sourit aux enfants.
Autrefois Grichka n’aimait rien ni personne. A la colonie il s’est mis à aimer tout le monde. Mais celle qu’il aime le plus c’est Anna S. Elle est comme le soleil. Les montagnes, le lac, la forêt sont bons ; le soleil est meilleur que tout.
Pourquoi est-elle le soleil ? Grichka n’en sait rien. Seulement il n’a qu’à la regarder et tout devient plus beau. Quand il est de service avec elle, il porte pour elle le seau aux ordures comme une image sainte.
Martinoff s’en aperçoit et pense :
« Il devient grand, ce nigaud ! »
Puis il examine la chose : C’est le printemps d’un garçon sain et propre qui s’annonce. Pas de mauvais gestes ; aucun trouble dans les yeux. Tous les effets dangereux du vagabondage ont disparu sans trace…. Il est sain.
Martinoff surveillait ainsi les autres. On jetait des regards doux aux fillettes, les garçons taquinaient Lissiacoff ou Nura. Mais il y a, dans tout cela, aucune convoitise trop tôt mûrie. On s’est habitué aux fillettes : leurs frôlements ne brûlent plus.
Rien ici de ce qui se passait dans les asiles des villes. Martinoff s’étonnait :
« C’est la nature et le travail qui les ont guéris ! Que de tares la ville ne leur avait-elle pas infligées ! Ils s’en sont débarrassés en grandissant sains. »
La large terrasse bourdonne. Toute la colonie est là : les enfants, les surveillants, le cocher, la boulangère, la blanchisseuse et la couturière. On y distingue difficilement les adultes : il y en a neuf seulement pour une centaine d’enfants !
Après le thé, tous se dispersent par escouades.
Une escouade va dans la forêt cueillir des champignons pour l’hiver. Le cheval traîne allègrement le chariot. Les enfants font des culbutes. Le petit Taïtchanoff, léger et élancé comme un pin montre le chemin. Il connaît bien tous les endroits. Il est bon marcheur. Une fois, on est allé à 7 verstes (1 verste égale 1 067 mètres) et on y avait oublié la couverture. Il s’y rendit, en rapporta bien vite la couverture et passa encore le reste du jour à courir avec un chasseur.
Aujourd’hui, il va comme s’il avait des ailes.
Tout à coup, il s’arrête et s’écrie :
« Ah ! voilà ! voilà le plan ! »
Ils se mettent au travail.
Une autre escouade s’en va, avec des chansons, en barque sur l’autre rive, pour y cueillir les sorbes rouges. Le froid ne les a pas encore saisies : il est temps de les ramasser et de les faire sécher pour l’hiver.
Le lac murmure aux bords, mais au milieu il est très calme. Quelle belle journée !
Grichka va avec la troisième escouade. Ce sont tous des grands qui se rendent en chantant à trois verstes de leur colonie. Martinoff y a acquis une nouvelle maison de campagne au milieu de tout un domaine. La maison est en réparation. Les colons dressent des hangars, creusent des trous, portent des planches et des pierres qu’ils taillent. Ils y travaillent avec acharnement. On se blesse les pieds à ce travail, mais la douleur ne peut pas éteindre leur joie.
Martinoff résolut de construire là une serre pour l’hiver. A Gonbono on se moqua de son idée :
« Ne pensez-vous pas à électriser votre colonie ? »
Il sourit, frotte ses mains et dit résolument :
« J’y pense ! Nous aurons une machine électrique cet hiver. »
On se moqua davantage de lui encore.
Pourtant il fit venir de la ville une machine électrique. On s’étonnait à Gonbono :
« Quel homme ce Martinoff ! »
Et quand ensuite Martinoff racontait aux enfants comment la colonie éclairerait tous les alentours ; comment elle disperserait tout autour trois, dix, vingt colonies semblables, les enfants, eux, le croyaient. Ils en riaient aussi, mais autrement, avec une joie profonde, à perdre haleine.
Grichka pensait :
« J’ai vu bien des hommes, mais pas un comme celui-ci. »
Il y avait, dans la colonie, toutes sortes d’enfants : les pauvres soustraits aux parents, les fils de mineurs, les orphelins des asiles et les infracteurs comme Grichka par exemple. Mais il n’y avait point d’enfants malingres. Martinoff ne les acceptait pas.
« C’est de la sentimentalité ! Il faut défricher la terre ! Les malades, qu’ils meurent ! Lorsqu’on n’a qu’un morceau de pain, il faut le donner aux forts ! Place aux forts !
Mauvais garnements, voleurs ! Donnez-les moi toujours ! Ils se corrigeront pourvu que leur corps soit fort ! »
Ce n’est pourtant pas toujours qu’ils se corrigeaient. La pourriture se cachait profondément dans l’âme de quelques-uns d’entre eux. Ceux-là languissaient dans cette atmosphère de travail continuel.
Martinoff les renvoyait à la ville.
Mais il renvoya également plusieurs surveillants.
« Vous savez bien écrire des instructions ; cela vous réussira…. Retournez à vos papiers ! »
Une fois une demoiselle était venue, blanche et jolie. Elle voulait enseigner le dessin. Elle dessinait des fleurs qu’elle agrémentait de fiches de diverses sortes.
Un jour, après avoir pris le bain, elle mit son fichu si drôlement qu’elle ressemblait à une image sainte.
Grichka s’en aperçut le premier et chanta fort :
«  Sainte Vierge, réjouis-toi ! »
Depuis lors, la demoiselle reçut le sobriquet de Sainte-Vierge.
Quand elle s’habillait comme toutes les autres surveillantes, en chemise et pantalon large, elle mettait tout de même une chaîne d’or au cou, et un bracelet au bras. Les enfants se moquaient d’elle.
Si on partait en promenade, elle demandait :
«  Ne pleuvra-t-il pas ? »
Taïtchanoff criait alors :
« Aï ! Aï ! elle va fondre. »
Elle ne pouvait pas marcher longtemps, elle se fatiguait vite. Un jour, elle pria les garçons de la porter. Ceux-ci entrecroisèrent leurs mains pour en faire une sorte de chaise et la portèrent. Elle souriait alors de tous côtés.
Martinoff aperçut ce cortège et dit :
« Nicolas ! Demain matin, tu emmèneras Clavdie Petrovna. Il lui tarde de retourner à la ville ».
Et on l’emmena.

***

Jusqu’au dîner tous travaillaient ainsi en différents endroits. Après le dîner on travaillait dans la colonie. Les uns lavaient du linge, les autres soignaient la basse-cour ; d’autres encore aidaient les charpentiers.
Le travail fini, ils se rendaient à la bibliothèque. Il y avait pourtant peu de lecteurs : le livre ne passionnait pas les enfants ; les mots du livre leur semblaient encore morts. Ils préféraient regarder des gravures ou jouer aux échecs et aux dames.
Vers le soir, ils jouaient devant la « maison d’éducation », ainsi fut nommée la maison contenant la bibliothèque et la salle de réunion.
Après le souper on chantait, on dansait, on racontait des histoires.
Un surveillant avait une jolie voix ; Nura aussi avait une voix forte et troublante. Quand ils chantaient Grichka en avait la gorge serrée.
Les récits qu’on se racontait étaient plus ou moins intéressants, plus ou moins moraux. Mais on ne forçait pas à les écouter. Grichka en aimait un par dessus tout : On y parlait des habitants d’un pays qui, affamés, allèrent conquérir d’autres pays. Ils se réfugièrent dans les montagnes. Cette population possédait un tireur émérite. Ce tireur fit tomber d’un coup de flèche une pomme placée sur la tête de son fils. Il s’appelait Guillaume Tell. Oh ! que c’était beau !
Guillaume Tell avait dit au roi : si ma première flèche n’avait pas fait tomber la pomme, cette deuxième aurait été pour toi.
Il disait cela au roi, à l’homme pareil au Tsar ! Il semblait à Grichka que tout cela se passait ici, dans les montagnes de leur colonie… Le lac même y était !
On lisait aussi dans les livres.
Mais Grichka, comme la plupart de ses camarades, n’aimait pas lire. La vie réelle et active détrônait le livre.
Aussi les heures après le souper passaient comme un éclair.
Quoiqu’ils fussent bien fatigués du travail du jour, ils allaient se coucher à regret. Martinoff le leur ordonnait en riant et en se frottant les mains…
Ils se jetaient sur leur lit et s’endormaient aussitôt d’un sommeil léger sans aucun rêve triste.

***

L’été enfilait hâtivement ses jours. L’automne approchait. Le soleil chauffait moins. Les toiles d’araignées tremblaient entre les arbres. Avant la mort les feuilles se couvraient de dorure…
On jasa sur la colonie de Martinoff. On vint de la ville pour la visiter. On ne la louait pas :
« Il n’y a pas de travaux instructifs. Trop de travail physique… C’est nuisible pour la santé à cet âge… »
Martinoff riait en se frottant les mains :
« Allez-vous en plus loin !… Nous avons notre instruction à nous. L’hiver venu, ils se mettront aux livres ; mais présentement nous n’en avons pas le temps. Il faut travailler pour ne pas mourir de faim cet hiver.
En hiver vous allez fermer vos asiles ! Nous, nous saurons tenir ferme !
Avez-vous vu des malades chez moi ? »

Une femme moscovite, maigre et rouge, vint, comme à la campagne… pour se reposer un brin… mais surtout pour affaires. Elle flairait partout et disait :
« Il y a des défectifs mentaux… Nous n’avez pour eux aucun travail spécial. »
Martinoff se frappait les cuisses en riant :
« Ecrivez un livre là-dessus !… Nous l’emploierons au cabinet !… »
Puis il devenait furieux :
« J’ai fait venir des voleurs de la ville…Où sont les cadenas ici ? Dans les dépôts seulement… Qui a les clefs de ces cadenas ?Les voleurs eux-mêmes… Qu’y a-t-il de volé ? Nous laissons toute l’étoffe dans l’atelier de couture ouvert… Qu’y a-t-il de volé ? Les portes ne ferment même pas… Notre garde, c’est le chien !… Voici l’infracteur Grichka Pescoff… Il a fait le tour de toute la Sibérie… Il connaît tout le dictionnaire des jurons… Regardez-le maintenant !…
J’ai beaucoup d’infracteurs… Indiquez-moi lesquels ? Eh bien ! quoi, alors ! »

Le moscovite haussa les épaules :
« Vous êtes trop grossier avec les parents. Les pauvres mères viennent ici. Vous les chassez le lendemain. »
Il se bat à nouveau les cuisses et dit gaîment :
« Oui, je n’aime pas les mères. Elles ne font rien ici… et les enfants n’ont pas le temps de rester inactifs… « Ma mère »… « Mon fils !… ». Tout ceci est bon quand on vit en parasite. Mais ici on dit : « Sauve-toi par le travail !… »

( A suivre)

L. Seïfoulina
(Traduit du russe par Valentine Dronine et C. Freinet)