Réalisateurs révolutionnaires
LÉcole Émancipée n°18, 27 janvier 1929
VIE PÉDAGOGIQUE - NOTES DE PÉDAGOGIE RÉVOLUTIONNAIRE
C. Freinet
Réalisateurs révolutionnaires
Contrairement à la croyance de nombreux pédagogues idéalistes que léducation peut, à elle seule, régénérer le monde, nous avons essayé de montrer lan dernier que lEcole populaire, dominée matériellement, intellectuellement et moralement par la classe au pouvoir, ne pourra être libérée et sépanouir que par la libération du prolétariat. Malgré les illusions possibles de progrès pédagogique, nous continuons à penser quil ne peut y avoir décole nouvelle prolétarienne en régime capitaliste. Lévolution de lexpérience scolaire autrichienne, dont nous parlerons prochainement, vient encore confirmer cette certitude.
Pourtant un fait est là : ces mêmes instituteurs révolutionnaires qui lient, en réalistes, lécole populaire au problème social, sont les meilleurs parmi les éducateurs. On a pu poursuivre plusieurs dentre eux pour faute vénielle contre le régime, mais on a toujours, même en pleine Chambre, rendu hommage à leur dévouement et à leur conscience professionnelle. Cest de notre Fédération révolutionnaire que sont sorties les réalisations les plus hardies et les plus vivaces ; cest dans son sein que sont formés la grande majorité des éducateurs qui sont à la tête du mouvement pédagogique actuel. Et enfin, nous savons par expérience que cest presque exclusivement dans notre Fédération que tout effort créateur trouve un entier et réconfortant appui.
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Quelques bons camarades nous ont dit alors : Comment expliquer cette contradiction entre votre théorie dune école populaire mineure en régime capitaliste, et votre activité dans le monde de léducation ? Faut-il voir là une tactique révolutionnaire ou bien tout simplement, navez-vous pas su accorder vos actes journaliers avec vos déclarations révolutionnaires ? Et où puisez-vous lenthousiasme dont vous faites montre si vous navez aucune foi en lefficacité de votre travail dans le régime que nous subissons ?
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Les révolutionnaires ne sont pas seulement des destructeurs ; ils sont, au sein du régime capitaliste, les pionniers des constructions nouvelles futures, en qui, selon le mot de Marcel Martinet, la volonté de destruction est engendrée et soutenue par la volonté de création.
Or si, par certains aspects, le régime politique et économique semble être parvenu à la dernière étape qui précède la Révolution, il nen est pas de même de léducation, qui retarde considérablement. Au siècle de lélectricité, du chauffage central, de leau courante, de lindustrialisme, les 80 % de nos écoles, sans air, sans lumière, sans eau, sont scandaleusement désuètes. Lorganisation scolaire et pédagogique, malgré les apparences, est tout aussi rudimentaire. La discipline enfin en est encore à lère de lautocratisme...
À nous, révolutionnaires, de profiter dabord des déclarations démocratiques et humanitaires de nos maîtres comme les ouvriers ont profité au maximum des lois bourgeoises pour sorganiser révolutionnairement afin de porter lécole, en régime capitaliste, au maximum possible de développement.
Ce maximum varie dailleurs avec la constitution économique et politique de chaque pays ; mais il y a, dans tous les états bourgeois, un degré dévolution de lécole qui ne peut être dépassé : celui au-delà duquel léducation menace les privilèges de classe. De sorte que notre lutte pour lamélioration pédagogique et scolaire restera toujours une lutte révolutionnaire, quelle ait pour but darracher à létat bourgeois des améliorations pourtant normales, ou quelle sapplique à démasquer les hypocrites démocrates qui parlent inconsidérément déducation du peuple.
Nous devons certes exiger pour nos classes une meilleure installation matérielle, saine, propre, facilitant les techniques nouvelles déducation, mais cest surtout dans leur contribution à lévolution pédagogique et sociale de lécole populaire que les éducateurs révolutionnaires doivent montrer leur originalité constructive.
Il faut nous réformer nous-mêmes dabord, en évitant que, révolutionnaires hors de la classe, nous soyons dautoritaires réactionnaires avec nos élèves. Puis, daccord avec les parents délèves, nous devons partir à la recherche dune méthode de libération pour les petits prolétaires. Nous mêler au peuple, politiquement et socialement, ne nous suffit pas : nous ne devons plus tolérer que lécole sisole jalousement entre ses quatre murs comme si elle voulait cacher sa honte ; nous devons aller résolument chercher dans la vie même les bases et les directives de tout lenseignement primaire. Cest une conception nouvelle de lécole et essentiellement prolétarienne dont les éducateurs révolutionnaires doivent être les premiers ouvriers.
Mais, et ce doit être aussi une autre originalité, nous ne nous faisons aucune illusion sur le résultat de nos efforts. Nous savons combien une tâche scolaire ainsi conçue est ingrate : nous ne sommes pas toujours compris des parents eux-mêmes ; les réactionnaires de tous poils, et leurs soutiens les cléricaux, nos chefs parfois, hélas ! se dressent inévitablement sur notre chemin.
Même réussirions-nous totalement dans notre rayon primaire, navons-nous pas contre nous toute la société actuelle qui, loin de poursuivre et de compléter luvre déducation que nous avons commencée, sapplique à son action obscurantiste et destructrice : le cinéma, le théâtre, les livres, la presse... léglise, larmée, auront beau jeu détouffer la bonne graine que nous essayons de faire germer.
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Nous continuerons pourtant : si nous ne poursuivons pas, dans le cadre de la société actuelle, une impossible libération, nous avons cependant confiance dans le « gouffre du peuple ». Nous savons que notre action ne sera point perdue. En attendant quun régime libérateur vienne, par son organisation au service du peuple, amplifier notre modeste effort éducatif, nous aurons du moins la satisfaction délargir dès maintenant lhorizon prolétarien et déveiller le sens de classe, en faisant sentir aux plus humbles les possibilités immenses dune éducation créatrice.
Nous noublions pas enfin que létude attentive du problème éducatif et la participation à notre effort pour lamélioration scolaire font comprendre à ceux qui sy adonnent la réalité capitaliste et les nécessités révolutionnaires. Linsuccès même de leurs efforts est pour eux un enseignement qui vient affermir chaque jour davantage leur croyance à la nécessité de la lutte politique et sociale pour lavènement dune société dessence éducatrice.
Nous savons que nos efforts servent, directement ou indirectement, à la libération du peuple. Cela suffit à expliquer notre enthousiasme que ne sauraient atteindre linjustice ni les inconséquences dun régime chaque jour plus avilissant.
C.FREINET