Vers une méthode déducation nouvelle pour les écoles populaires
Vie pédagogique 29/03/1929
Notes de pédagogie nouvelle révolutionnaire
Célestin FREINET
Perfectionnons nos techniques
Larticle que nous publions ci-dessous a été écrit par notre camarade pour servir de préface à un numéro spécial de la Nova Epoko, consacré au cinéma, radio et techniques éducatives nouvelles :
La vieille pédagogie capitaliste et oppressive. - Promenades scolaires, travail manuel, imprimerie, T.S.F., phonographe, toutes ces nouveautés nous aideront-elles à instruire nos élèves, cest-à-dire les encourageront-elles à étudier les leçons et à accepter le gavage intensif qui mènera aux examens ? Tel est le point de vue auquel se placent la majorité des instituteurs populaires.
« Ils vont pillottant la science dans les livres et ne la logent quau bout de leurs lèvres pour la dégorger seulement et mettre au vent » (Montaigne)
Ils sont ceux qui ont charge denseigner et se contentent de chercher les procédés quils appellent prétentieusement méthodes qui leur permettront, avec un minimum defforts, de parvenir à leurs fins.
Leurs fins ? Non pas, croyez-le, préparer lenfant à une vie harmonieuse, socialement utile et dans laquelle les facultés innées des individus pourraient sépanouir. Lhorizon pédagogique reste spécifiquement scolaire ; et les procédés que nous appellerons capitalistes, consistent à engranger au maximum sans se préoccuper de lutilisation possible des stocks constitués « comme une vaine monnaie inutile à tout autre usage et emploite quà compter et jeter » (Montaigne)
Aussi lécole populaire telle quelle est comprise dans la plupart des états capitalistes, est-elle en marge de la vie, nullement intégrée socialement ni moralement aux destinées du peuple. Les efforts et recherches des éducateurs ne font souvent, hélas ! que nous enfoncer dans cette mauvaise voie.
***
Linstruction. - On a pendant plus dun siècle idolâtré linstruction. On pensait quenseigner à lécole les premiers éléments de la lecture, de lécriture, des sciences, devait contribuer à lélévation maximum des citoyens.
« De nos jours, comme au temps de Fontenelle, la société dominante exige quon la mette en possession dune science complète du monde qui lui permette davoir une opinion sur toutes choses sans avoir besoin de traverser une instruction spéciale
Sinspirer de la philosophie du XVIIIème siècle, former des esprits éclairés, nous savons ce que cela signifie : cest vulgariser les connaissances de manière à mettre les jeunes républicains en état de tenir une place honorable dans une société constituée suivant les conceptions de lancien régime ; cest vouloir que la démocratie se modèle sur la noblesse disparue, cest placer les nouveaux maîtres au rang mondain quoccupaient leurs prédécesseurs 1 ». Mais Sorel ajoute « un grand changement se produira dans le monde le jour où le prolétariat aura acquis, comme la acquis la bourgeoisie après la Révolution, le sentiment quil est capable de penser selon ses propres conditions de vie ».
Cette grande valeur éducative quon attribuait ainsi à linstruction nest plus défendue aujourdhui par aucun pédagogue sérieux. La grande revue officielle française elle-même, lEnseignement Public, dit sous la signature de F. V. (n° de novembre 1928) :
« Lécole a plus et mieux à faire que de transmettre le savoir. Ce qui est grand, ce nest pas le savoir, ce nest pas même la découverte, cest la recherche. Lesprit nest pas un grenier quon remplit mais une flamme quon alimente ; il nest pas la connaissance possédée, la science apprise et assimilée, mais une activité toujours en éveil, qui, sans répit, se pose des problèmes nouveaux, invente, combine, organise les faits, suivant des rapports non encore aperçus. »
Faute davoir oublié cette mission sacrée, que définissaient déjà avec leur clair bon sens, les Rabelais, Montaigne, Rousseau et Pestalozzi, lécole sest condamnée à une flagrante stérilité. Elle a pourtant instruit des générations. Qui pourrait dire, hélas ! quelle les a « élevées ? » Et la stupidité de la dernière grande guerre ne condamne-t-elle pas implacablement, aux yeux du prolétariat, le système déducation qui la permise, sinon préparée ?
***
Education. - Il nous faut redonner au mot éducation le beau sens quil naurait pas dû quitter.
Léducation nest ni gavage, ni dressage ; elle est élévation maximum de lindividu, et ne peut être déterminée ni imposée du dehors quelle que soit la perfection des procédés employés.
Le médecin a-t-il la prétention de faire grandir au rythme quil désire et dans un sens conforme à sa science rudimentaire le corps de lenfant ? Essaie-t-il de commander à la nature ? Ou bien se contente-t-il daider par sa thérapeutique lindividu dans son évolution et son accroissement, dans sa marche inéluctable vers le développement normal, soutenant le corps et lesprit dans leur lutte organique contre les éléments destructeurs, stimulant les principes de vie et defforts ?
Lesprit, la pensée, le caractère, sont plus mystérieux encore que le corps humain ; le dynamisme enfantin déroute les meilleurs psychologues. Et les éducateurs prétendaient façonner les esprits à leur manière ; ils oseraient sattribuer le mérite de tel ou tel développement heureux et de létouffement de tendances jugées déplorables ! Ils ne se doutent même pas quils sont comparables au médecin qui, croyant utile de surdévelopper les bras aux dépens des jambes prescrirait le sédentarisme jusquà latrophie.
Il devient banal aujourdhui de dire que la domination tyrannique de ladulte, tant sur le plan physique que sur le plan intellectuel et moral, entrave le développement normal de lenfant, quelle est cause de déviations regrettables, de refoulements et de déséquilibre. Elle est un ferment de désorganisation qui a suffisamment montré sa malfaisance et son pouvoir dabêtissement et dasservissement.
***
Quittons donc nos idées préconçues sur léducation, dépouillons notre arrogance dadultes omniscients et confessons notre humilité devant cette plante merveilleuse, pleine dune vie débordante qui ne connaît encore aucun obstacle insurmontable.
De même que, malgré lui et malgré nous, lenfant grandit normalement pourvu quil ait une nourriture suffisante et saine, il aspire à sélever, à séduquer, intellectuellement et moralement, pourvu que nous sachions lui fournir les éléments de cette élévation.
Et voici la grande révolution éducative qui est en train de saccomplir.
Jusquà ce jour, le maître était le centre de lécole, comme si, sans lui, toute vie et toute éducation auraient cessé dêtre. Le maître enseignait ; tous les outils quon inventait, les livres quon imprimait répondaient à ce besoin : aider le maître dans sa rude tâche, tâche impossible !
Nous renversons les valeurs. Cest lenfant qui devient le centre de lécole ; lEcole est le lieu ou de petits êtres humains séduquent et sélèvent avec laide des camarades, de la nature, des livres, du maître, etc
Le problème scolaire devient alors celui-ci :
Comment des adultes et les éducateurs en particulier aideront-ils les élèves à sélever, à séduquer au maximum ? Comment réaliseront-ils le milieu éducatif nécessaire ?
A cela, létude des diverses techniques doit répondre. Nous nessaierons pas de fixer prématurément des directives particulières. Tout reste encore à faire dans ce domaine, selon lesprit nouveau que nous venons de définir.
Et la recherche ainsi comprise cesse dêtre étroitement nationale ; cest sur le plan international que nous devons travailler à solutionner les grands problèmes technologiques qui se posent à lécole populaire.
***
Portée révolutionnaire de ces recherches Létude du cinéma et de la radio scolaire, de limprimerie à lécole et autres techniques nouvelles ne sont pas, par elles-mêmes, révolutionnaires. Ce ne sont là que des techniques qui, comme toutes les grandes découvertes humaines, peuvent aussi bien servir à des fins mercantiles et capitalistes quà une élévation libératrice. Cest pourquoi ce serait une erreur de la part des révolutionnaires détudier et de perfectionner ces techniques en elles-mêmes sans rattacher leurs recherches au grand problème déducation prolétarienne que nous avons essayé de définir.
Voici la ligne tracée ; à nous de marcher dans cette voie.
La question est, idéologiquement, résolue dans une société prolétarienne où tous les progrès des sciences visent à lélévation individuelle et sociale. Cela ne signifie point quelle le soit pratiquement. Il faudra bien encore des améliorations matérielles, scientifiques et techniques, il faudra bien des tâtonnements pour que soit réalisée cette adaptation à lenfant de nos moyens éducatifs. Une longue rééducation des instituteurs eux-mêmes sera aussi nécessaire pour faire comprendre le sens nouveau de léducation libératrice.
Quelles que soient les difficultés insurmontables qui se dressent sur notre chemin en régime capitaliste, nous ne devons pas nous lasser de dénoncer le mensonge et lhypocrisie de lécole actuelle et dessayer de réaliser ce qui sera vraiment léducation populaire, létude des techniques telle que nous la comprenons ne manquera pas dêtre profondément édifiante. Que sont en effet en régime capitaliste le cinéma, la radio, lédition littéraire, artistique ou scolaire, sinon des entreprises foncièrement capitalistes, pour lesquelles seul compte le profit matériel des actionnaires. Cette tare du régime sétale impudiquement dans lévolution actuelle du cinéma et de la radio, découvertes grosses de possibilités, et qui seront bientôt les éléments les plus dangereux dasservissement du peuple.
Quand nous essayons, en régime capitaliste, ce renversement des fins éducatives dont nous avons vu la nécessité, nous connaissons davance les obstacles devant lesquels nous nous dressons : le cinéma scolaire est sans rendement capitaliste ; la radio passe entièrement aux mains des marchands ; les grandes sociétés dédition, quelles que soient les apparences morales, nobéissent de même quà la loi du rendement capitaliste.
Nous ne nous étonnerons donc pas si nos efforts sont rarement couronnés de succès. Nous montrerons du moins, face aux conceptions ridiculement étriquées de léducation populaire en régime capitaliste, les possibilités inouïes de ce qui sera un jour la véritable éducation. Nous aiderons le peuple à se forger un idéal socialiste qui fera mieux sentir chaque jour liniquité sociale.
A nos collègues, létude des techniques éducatives fera toucher du doigt les réalités de la lutte de classe ; elle les amènera à souhaiter également et à vouloir un régime qui permette enfin lélévation prolétarienne.
***
Les éducateurs révolutionnaires nont certes pas attendu ces directives pour être à lavant-garde du progrès pédagogique. Puisse cet essai les orienter vers une action idéologiquement préparée, action que nous tâcherons de mener avec le plus dampleur possible, sur le plan international.
Célestin Freinet
1 G. Sorel : Les illusions du progrès, Marcel Rivière, Paris.