Un journal comme il n’en fut jamais
Vie pédagogique – 10 mai 1931
Célestin FREINET


Un des grands apports de la construction soviétique dans le domaine pédagogique, apport dont on n’a pas encore montré en occident toute la portée, est, en même temps que l’immense effort d’éducation et de culture, le souci constant de la libération intellectuelle des individus, par une organisation génétique de l’enseignement, par son intégration dans le processus de production socialiste, par une motivation sociale, à tous les degrés, des besognes scolaires.
Et nous pouvons dire aussi que, en face des pédagogues des pays capitalistes, plus ou moins limités dans leur spécialité, le mouvement d’éducation russe montre une hardiesse et une largeur de vues autrement rassurantes.

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Voici encore une de ces réalisations qui montrent que pour la pédagogie russe, apprendre à lire aux analphabètes n’est pas une conquête en soi. Elle ne devient véritablement un progrès social que si l’acquisition de la lecture et de l’écriture multiplie les possibilités sociales et politiques des individus, si elle les aide à comprendre et à agir.
La liquidation de l’analphabétisme se fait au moyen de procédés qui permettent de combiner, dès le début de l’instruction primaire et son utilisation pratique en vue du relèvement culturel des travailleurs. Les élèves des écoles pour la liquidation de l’analphabétisme apprennent en même temps à participer activement à l’édification socialiste.
L’une des formes de travail avec les semi-illettrés au village est le « Journal rural pour ceux qui commencent à lire ».
Ce journal est imprimé en gros caractères, avec de nombreux dessins et gravures. Ses articles brefs sont composés de courtes phrases. Il paraît tous les cinq jours et traite des principales questions politiques et culturelles. Il suffit de savoir un peu lire pour comprendre ce journal.
Mais il y a mieux. Les débutants commencent aussitôt à collaborer à leur journal qui leur fournit d’ailleurs des renseignements méthodiques sur la façon de rédiger. Le résultat en est que, outre qu’ils s’initient ainsi aux problèmes politiques et se préparent à la lecture des grands journaux, les semi-illettrés apprennent à résoudre les questions surgissant dans le travail, dans la vie domestique et familiale et s’accoutument à lutter activement pour la transformation socialiste de l’existence.
Le journal paraît depuis juillet 1930. malgré qu’on ignore encore son existence dans nombre de villages, il tirait cependant à 550 000 en décembre dernier.
Les lecteurs, les femmes surtout constituant la majorité des illettrés au village, ont témoigné un vif intérêt pour ce journal. La rédaction reçoit tous les jours, sur les sujets les plus divers, des lettres, écrites il est vrai de main inexperte, mais qui respirent l’enthousiasme et l’entrain au travail.
La rédaction reçoit aussi des contes, des essais, des vers. Ces derniers sont les plus nombreux. La lutte des classes qui fait rage actuellement dans les campagnes, l’apparition, sur les champs collectivisés, d’un grand nombre de machines, les nouvelles formes d’organisation du travail et de l’existence, tout cela nourrit la verve des journaliers ruraux et des paysans pauvres, hier encore illettrés, aujourd’hui travailleurs de kolkhoz.
Des conférences sont organisées un peu partout pour discuter avec les lecteurs, des meilleurs moyens d’augmenter l’efficacité du journal et de le faire pénétrer dans les provinces les plus reculées, en attendant que la liquidation définitive de l’alphabétisme entraîne la disparition du journal lui-même.
Grâce aux facilités d’expression ainsi offertes aux paysans et aux ouvriers, l’originalité populaire se précise et prend forme, tant dans le domaine politique que dans le domaine graphique et littéraire. C’est certainement une civilisation nouvelle qui commence.