Vers un enseignement rationnel de la langue
École Émancipée n°36 du 7 juin 1931
Célestin FREINET
Les Editions Delachaux et Niestlé viennent de publier une précieuse étude de Ch. Bally sur la crise du français11 qui corrobore les conclusions de nos expériences dapprentissage de la langue par lImprimerie à lEcole et nous aidera à préciser une nouvelle technique grammaticale.
Dans un premier chapitre, qui serait à citer en entier, Ch. Bally dissèque impitoyablement la forme et les formes du français classique, « langue dune aristocratie, langue de classe ». Le linguiste français A. Veillet constatait déjà en 1917 « quil a toujours été difficile décrire le français littéraire qui, dans sa forme fixée, na jamais été la langue que de très peu de gens et qui nest aujourdhui la langue parlée de personne ».
Or, « une bonne partie des difficultés quon rencontre à chaque ligne quand on veut écrire une page de français sexplique, historiquement, par un obscur instinct de différenciation sociale, par le désir inconscient de tenir à distance le vulgaire et dempêcher le roturier décrire comme lhomme bien né. Cest un peu pour la même raison que la littérature classique, inspirée presque uniquement par les modèles grecs ou latins, a été, au XVIIème siècle tout au moins, une littérature de classe, volontairement éloignée de la vie populaire et de la vie nationale. »
Au regard de cette langue là, quiconque na pas assoupli son esprit par une longue discipline scolastique est hors détat décrire le français avec quelque propriété dexpression. Et lécole elle-même a sacrifié jusquà ce jour à cette discipline aristocratique, persuadé davance rendons-lui cet hommage quelle napprendrait pas la rédaction correcte aux petits prolétaires.
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Faut-il continuer, au nom de je ne sais quelle tradition intellectualiste et littéraire, a conserver intacte, loin de la vie nouvelle, la langue française classique au risque de voir limmense majorité des français le peuple dans limpossibilité de se servir pratiquement de cette langue, qui nest donc pas la langue maternelle, vivante et riche, mais la langue des livres ? Faut-il ainsi approfondir encore le divorce grave qui existe entre la pensée de la vie, paralysant, de ce fait, la liberté déchange des idées entre les hommes, « suscitant chez les individus, des inhibitions, des refoulements, qui altèrent parfois la santé morale toute entière ? »
Tel est le véritable problème de la langue, que lécole du moins devrait déjà essayer de résoudre en attendant que la libération des prolétaires réadapte à leurs besoins un outil qui nest pas seulement une pièce de musée mais aussi, et surtout, un puissant moyen daction sur les destinées du monde.
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Toute la partie de louvrage se rapportant à lapprentissage de la langue par lenfant est une justification réconfortante de notre technique dImprimerie à lEcole.
Selon lauteur et nous avons déjà exprimé cette idée lenseignement de la langue maternelle est entachée de deux vices fontamentaux : il suit à rebours lordre naturel et remplace lessentiel par laccessoire. Il néglige les possibilités merveilleuses de lenfant qui lui ont fait acquérir, bien avant son entrée en classe, un nombre incroyable de mots. On substitue sans transition une langue écrite, différente de la langue familière, quon enseigne surtout par la vue (lecture et écriture) oubliant ainsi que « loreille reste le véhicule naturel du langage. ».
Pour enseigner cette langue, on croit procéder « scientifiquement » en fondant la technique sur la grammaire. On pense communément que celle-ci « doit avoir le pas sur le vocabulaire, sans se douter que lenfant possède, par la pratique, une grammaire qui suffit amplement pour les premières années, celle de nos manuels ne pouvant que la contrarier et la dénaturer. »
Le procès fait par lauteur à la grammaire scolaire et scolastique est pour nous plus spécialement intéressant, venant dun linguiste distingué, dont on ne peut nier la compétence spéciale.
« On ma reproché de décapiter la grammaire et de la remplacer par un vague instinct grammatical que chacun tirerait de son propre fonds, par une sorte dintuition spontanée. Jai dit simplement que nos grammaires scolaires sont souvent en contradiction avec la réalité actuelle et ne sont daucun profit pour lassouplissement de lexpression ; que les notions grammaticales fournies par la pratique de la langue doivent être la base de la formation linguistique ; que la grammaire théorique enfin, codifiée dans des règles rigides, est, non pas le point de départ, mais le couronnement de létude. »
Grammaire ! Encore faudrait-il sentendre sur le sens de ce mot. Si lon veut interdire à lenfant de sexprimer tant quil ne saura pas le faire correctement, selon les principes et les règles de la langue classique, alors certes, il faut lui enseigner la grammaire spéciale, tout comme sil sagissait dune langue morte. Mais si lon veut traiter la langue française comme une réalité vivante et génétique, force est dadmettre que tout le monde fait de la grammaire sans le savoir.
« Ce qui est vrai des enfants lest aussi des adultes. Les trois quarts de lhumanité parlent sans grammaire : ce sont, direz-vous, les primitifs, les sauvages, les gens qui parlent petit nègre ? On connaît cependant des peuples qui ont laissé une trace lumineuse dans lhistoire de la civilisation et qui, avant davoir touché au rudiment, ont brillé dans la poésie, léloquence, le drame : les grecs par exemple. Ils avaient donné au monde la plus grande partie de leurs chefs-duvre lorsque les sophistes commencèrent à réfléchir sur la langue, et combien timidement !
»
« Le traité de grammaire a été inventé pour les langues mortes et pour les langues étrangères. »
Cest une erreur pédagogique formidable que limposer à de jeunes enfants comme une nécessité vitale pour lapprentissage de la langue.
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Lauteur est moins précis dans ses conclusions pratiques, et cela se conçoit. Nous allons essayer nous-même de les définir et de montrer comment, grâce surtout à lImprimerie à lEcole, nous pouvons, sans grammaire systématique, accéder très vite à lexpression correcte et à la lecture intelligente, acquisitions essentielles dans nos écoles populaires.
Voici, daprès Ch. Bally, les principes dune initiation grammaticale :
« On renoncerait à faire pénétrer, prématurément et de force, les règles traditionnelles dans des esprits mal préparés à les recevoir ; on sinspirerait de cette grammaire latente dont nous avons parlé, que lenfant emploie tous les jours et toute la journée ; le grand art consisterait alors à la faire travailler en vue denrichir et dassouplir lexpression, puis à la canaliser, à la discipliner en la conformant toujours mieux à lidéal de correction ; insensiblement lélève shabituerait à réfléchir sur les formes grammaticales et connaîtrait enfin le mécanisme dun outil quil maniait constamment, sans lavoir jamais imposé. »
Mais il manquait aux instituteurs une technique pour réaliser cet enseignement naturel. La pratique de la rédaction libre, de lexpression par lImprimerie à lEcole, de la communication des pensées par la correspondance interscolaire, est venue donner forme, avant même les critique de Ch. Bally, à ses conclusions pédagogiques.
Cette technique permet seule de baser définitivement, et dune façon vivante, lenseignement de la langue sur la vie même de lenfant. Nous avons supprimé les ponts fragiles qui unissaient lécole à la vie : cest sa propre pensée, cest son expression intime et habituelle que lenfant extériorise à lécole, qui deviennent peu à peu souveraine du lieu. Désormais le processus merveilleux qui, bien quencore partiellement ignoré, permet à lenfant dacquérir en 2 ou 3 ans (de 0 à 3 ans) la pratique presque parfaite de la langue peut apporter à lécole ses mêmes bienfaits naturels et rationnels. Nous croyions, en disant cela, raisonner empiriquement. Et, comme cela se produit souvent dailleurs, la science explique et justifie aujourdhui cet empirisme linguistique que nous recommandions.
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« Nous ne commencerons pas par éplucher les petits signes grammaticaux, articles, pronoms, prépositions, conjonctions, encore moins les concepts abstraits (temps, mode, voix, etc.) ; à plus forte raison laisserons-nous provisoirement de côté les termes techniques qui désignent ces choses ; ils sont aussi inutiles à lenfant que les noms des lettres pour lapprentissage de la lecture. »
Cette opinion de Ch. Bally fera apparaître moins paradoxale la technique que nous employons depuis six ans et qui est la conséquence de lactivité nouvelle apportée par lImprimerie à lEcole.
Nous étions partis de cette constatation absolument certaine : lenfant apprend parfaitement et très rapidement à parler sans quon lui enseigne jamais une seule règle de langage ; il doit de même apprendre à lire et à rédiger sans que nous ayons à lui inoculer de la grammaire. Que les règles de grammaire soient, dans une certaine mesure bien faible à notre avis nécessaires à qui veut écrire dune façon syntaxiquement impeccable, cest possible. Mais dun point de vue vivant et génétique, écrire dune façon impeccable nest pas forcément bien écrire. Pour exprimer avec vigueur ce quil sent, ce quil pense, ce quil désire, le prolétariat na pas besoin de grammaire, mais seulement dune longue pratique de la langue qui fera surgir dans les esprits la notion certaine des rudiments indispensables.
Et nous avons sous les yeux pour nous en convaincre, lexemple vivant de ces milliers de paysans qui ont appris, malgré lécole, le maniement dune langue le provençal qui nest plus même, ou si peu, une langue écrite, et qui a pourtant, dans la bouche de ces illettrés une beauté et une saveur dignes des plus grands stylistes en langue écrite.
La conséquence de semblables constatations cest le changement radical que nous avons opéré dans lapprentissage de la langue : il ne se fera plus de façon savante, scolastique, par létude préalable des règles jugées indispensables, aboutissant à la reconstruction synthétique des éléments dexpression. Nous suivons lordre inverse, que nous persistons à nommer ordre naturel : nous apprenons la langue écrite comme nous apprenons la langue parlée.
Nous cherchons à ménager à lécole cet intérêt fonctionnel de lenfant, intérêt profond et puissant parce que partie même de lêtre, afin quil sente le besoin pour ainsi dire organique de communiquer sa pensée par les signes graphiques. Si ce besoin est libéré, nous navons quà laisser la nature trouver elle-même les voies encore entièrement mystérieuses qui mènent à la connaissance et à lexpression pratique.
Les mamans ne font pas dexercices spéciaux pour enseigner le langage à leurs enfants. Nous ne ferons pas davantage dexercices de grammaire avec nos élèves. Et jajoute que nous ne ménageons aucune gradation dans les difficultés qui leur sont présentées : les mots ou expressions jugées par nous les plus difficiles sont parfois les plus vite assimilées sils répondent à lintime nécessité fonctionnelle des individus en voie de développement. Le rôle de léducateur est double, mais vous ny reconnaîtrez plus les tâches scolaires traditionnelles : rendre possibles la vie et lexpression naturelle de lenfant ; être dans la classe lexemple vivant du langage correct, le conseiller qui aide à mettre au point, en style conforme à la tradition linguistique, les premiers essais du jeune écolier, qui justifie la recherche constante pour le perfectionnement de lexpression.
Foin de toutes les notions de nom, dadjectif, de singulier, de pluriel. Mettre ces obstacles en travers de lexpression enfantine est aussi barbare et anti pédagogique que de punir impitoyablement un enfant qui prononce imparfaitement les mots de son premier langage. Avec la fatuité qui les caractérise, les pédagogues ont pu croire que, sans leur constante intervention doctorale, les enfants ne sauraient jamais se corriger de leurs fautes et en resteraient à leur langage « petit nègre ».
Nous avons une plus forte confiance en la vie qui, à notre insu et malgré nous, réalise ses fins ancestrales. Et nous nous en félicitons. Ces enfants que nous avons entraînés à la rédaction libre par lImprimerie à lEcole ont fait des progrès au moins très normaux. Ils appliquent de bonne heure, inconsciemment, les règles essentielles de la grammaire : accord du nom, de ladjectif, du pronom, etc ; ils arrivent très vite à la correction syntaxique dans la rédaction de faits ou de pensées qui leurs sont familiers. Il est aujourdhui certain et nous espérons le prouver méthodiquement un jour prochain que les enfants travaillant selon cette technique font, tant au point de vue orthographique quau point de vue correction des constructions linguistiques, des progrès indéniables quon demanderait en vain aux méthodes actuellement existantes.
Voilà donc, pour les éducateurs qui veulent bien nous suivre, un grave souci déliminé ; ne vous impatientez plus inutilement à devancer les erreurs de vos élèves ; aidez-les à sexprimer, et, en sexprimant, ils vaincrons, sans vous, toutes les difficultés normales.
Et alors, lorsque lenfant aura acquis la maîtrise de ces difficultés, nous pourrons, vers dix ans, commencer « à démonter le mécanisme de la langue », afin de préciser les règles essentielles qui aideront les acquisitions futures. Mais, ainsi réduites à leur rôle de complément, ces règles de grammaire nont plus alors la même aridité ni la même importance. Elles ne vont plus à la base de lapprentissage de la langue ; elles en sont, comme dit Ch. Bally, le couronnement. De plus, comme ces règles sont, consciemment ou inconsciemment, comprises avant dêtre énoncées, la grammaire devient alors dune simplicité extraordinaire. Nous ne désespérons pas de faire tenir, en moins de dix pages, les éléments de la langue française indispensables dans nos classes. Et nous précisons quil ne sagira pas dun de ces résumés condensés dans la forme, mais pratiquement incompréhensibles : la brièveté de ce travail montrera seulement la simplicité étonnante de lapprentissage ainsi compris de la langue française.
Tout au plus, la nécessité où le C.E.P.E. nous met dinculquer à lenfant certaines distinctions arides et conventionnelles, nous obligera-t-elle a divers exercices de conjugaison et danalyse avec les enfants de 10 à 14 ans, travail qui prend déjà forme de bourrage non indispensable. Il nen reste pas moins que par la technique dexpression et de rédaction par lImprimerie à lEcole, lenfant apprend à écrire comme il apprend à parler et que toutes les chinoiseries grammaticales qui emplissent nos manuels sont tout au moins inutiles pour la tâche constructive que nous devons entreprendre.
Nous sommes heureux que le livre de Ch. Bally nous ait donné loccasion de préciser cette technique en nous persuadant davantage encore que nous sommes sur la bonne voie.
1 Ch. Bally : La Crise du Français, un vol. in 16 à 15 fr., chez Delachaux et Niestlé, Paris, 22, rue St Dominique