A
lécole de Gutenberg
Article du journal Le Temps, dimanche 4 juillet
1926
Pendant que les spécialistes de la pédagogie
discutent sur les meilleures méthodes denseignement
applicables à lécole moderne, un modeste
instituteur de village, M. Freinet, qui répand actuellement
sur les enfants dun hameau des Alpes-Maritimes les bienfaits
de la science, vient de prendre une initiative professionnelle
dont les résultats semblent être fort heureux. La
méthode quil inaugure ne saurait laisser
indifférent le monde du journalisme parce quelle
consacre officiellement la noblesse et léloquence de
notre technique quotidienne. Ce psychologue a remarqué, en
effet, quun enfant ressent une impression forte et durable
lorsquil voit sa pensée imprimée. Il y a
là une transposition dans un plan nouveau, une
transmutation de valeur et, si lon peut dire, une
transfiguration que connaissent bien les écrivains et qui
permet assurément à un maître intelligent
dexercer sur limagination et sur la volonté
dun enfant, une action extrêmement
énergique.
Cet instituteur a donc acheté une presse à main qui
ne représente pas une dépense bien
considérable. Il na plus dautres frais à
prévoir que ceux représentés par
lencre, le papier et la refonte annuelle des
caractères. Il invite ses élèves à
raconter et à écrire ce qui les intéresse.
Puis, lorsquon a coordonné les meilleurs de ces
récits, on leur fait les honneurs de la « composition
» et de limpression. Les pages ainsi obtenues sont lues
par toute la classe, et tout spécialement par ceux qui y
ont collaboré, avec une avidité extraordinaire.
Il y a là une observation très juste.
Limprimerie confère à un mot une
dignité dont les enfants doivent ressentir
profondément le prestige. Couler sa pensée dans du
métal, cest lui assurer une apparence flatteuse de
solidité et de pérennité. Cest un geste
qui a la beauté de celui du sculpteur ou du graveur de
médailles. Chaque caractère mobile est un petit
socle qui supporte la statue dune lettre. Dans le
composteur, on prépare la glorification dun mot et
lapothéose dune phrase.
Vous confiez au prote une ligne tortueuse, capricieuse,
inégale et raturée : il en fait un
chef-duvre dordre, de logique, de
régularité et de clarté. Vous ne reconnaissez
plus votre griffonnage. Vos mots sont entrés dans un
domaine enchanté où tout est équilibre et
symétrie. De belles lois mathématiques
président à lalignement de vos
périodes. Des paragraphes créent une
solidarité secrète entre certaines idées
quils soudent solidement entre elles. Le métal impose
à la pensée des disciplines impitoyables,
dénonce les négligences et trahit les
défaillances de raisonnement et dinspiration.
Travailler pour limprimerie constitue une opération
de lintelligence très différente de celle qui
consiste à noircir un cahier scolaire. On choisit ses mots
avec infiniment plus de soin et de respect lorsquon songe
quils vont recevoir les honneurs de la composition,
revêtir luniforme des régiments de Gutenberg et
défiler à la parade dans un ordre impeccable, sous
les yeux attentifs et émerveillés de la foule des
lecteurs. Pédagogiquement dailleurs, la
méthode doit être excellente. Former ses mots en
« levant la lettre » est une façon objective
dapprendre lorthographe dont lefficacité
ne doit pas être douteuse. Fabriquer matériellement
un mot en juxtaposant des caractères métalliques,
cest le fixer mécaniquement dans sa mémoire
visuelle, cest le photographier, cest en faire le
tour, cest le posséder beaucoup plus
intensément quen esquissant sa silhouette du bout de
la plume ou de la pointe du crayon. Limprimerie donne aux
mots une vie personnelle et indépendante. Cest une
épreuve excellente, non seulement pour lorthographe,
mais pour la grammaire, la syntaxe, lanalyse logique et la
couleur du style. Il existe un style « métallique
» comme il existait jadis un style lapidaire.
Linstituteur des Alpes-Maritimes a utilisé fort
ingénieusement tous ces secrets mouvements de notre
instinct. Il obtient, paraît-il dexcellents
résultats pratiques et recueille chaque année de la
main de ses jeunes imprimeurs, un « livre de vie » du
plus haut intérêt. Etendant son action, il
échange ce livre contre un travail analogue,
exécuté dans les mêmes conditions par des
écoliers du Rhône. Quel journaliste refuserait de
saluer avec sympathie une initiative qui rend hommage à ce
quil y a de plus mystérieux, de plus troublant et de
plus fort dans la technique quotidienne dont il se sert pour
saturer lair que nous respirons de particules de
sensibilité et dintelligence ? - V.
Note : On sest longtemps interrogé sur la
personnalité de ce V, journaliste dun quotidien
conservateur senthousiasmant pour une innovation
éducative. Une lettre, envoyée plus tard par son
secrétaire au Ministère pour retrouver
ladresse de M. Freinet, prouve quil sagissait
dEmile Vuillermoz, critique musical très connu
(doù les répercussions immédiates sur
plusieurs de ses collègues). Ce nest pas un simple
journaliste qui rend ici hommage à limprimerie
à lécole, mais un artiste, critique,
écrivain et historien de la musique, de renom
international.