L’école unique en U.R.S.S.
Monde, n°153 de mai 1931, p. 30

Une des grandes affirmations de la Révolution russe, c’est d’abord que l’éducation n’est pas un problème exclusivement scolaire, intéressant seulement une infime période de la vie des individus, mais bien un problème social englobant tous les éléments d’élévation des travailleurs, au cours de toute leur vie. L’Ecole ne saurait être un organisme à part, ayant ses méthodes et ses buts : elle est une cellule vivante de toute l’action éducative, cellule devant oeuvrer en harmonie avec la société elle-même. L’Ecole sera donc mêlée intimement à la vie ; elle sera un élément de cette vie dont elle tire les principes et les enseignements afin de créer des modes de pensée conformes aux besoins nouveaux de la société socialiste.
Organisme d’action dans une société qu’anime une fiévreuse construction dans tous les domaines, l’Ecole évolue en U.R.S.S. avec une extrême rapidité pour s’adapter sans cesse, le plus complètement possible, aux formes nouvelles de l’économie soviétique. Ce sont les étapes de cette évolution qu’il est intéressant de poser devant les pédagogues et les travailleurs comme des jalons vivants d’un effort gigantesque.
Dès 1919 fut décrétée l’éducation sociale de tous les enfants et l’enthousiasme révolutionnaire en commença hardiment la réalisation. Mais vint la N.E.P. et, avec elle, la période des sévères économies : le nombre des écoles baissa dans de grandes proportions (de 22.000 à 14.000 pour l’Ukraine, par exemple). Heureusement le développement économique qui suivit permit bientôt d’entreprendre avec suite et certitude la réalisation progressive de cet enseignement pour tous.
Besogne immense, si l’on pense à la précarité de l’organisation populaire tsariste, compliquée encore par des difficultés qui surgissaient de toutes parts contre la nouvelle république - besogne qui devait trouver dans l’exécution du Plan quinquennal son épanouissement.
Le programme est bien défini : tous les enfants, sans exception, doivent pouvoir fréquenter l’école du premier degré (de 8 à 15 ans - Ecole de sept ans). (1)

  1. Un important réseau d’organisations préscolaires : jardins d’enfants, crèches, préventoriums, etc. assure l’éducation des enfants de moins de 7 ans.
Un décret du mois d’août 1930 a rendu cet enseignement obligatoire dans toutes les Républiques de l’Union et on pense que l’application en sera effective à la fin du Plan, même dans les Républiques les plus reculées.
Ce pas d’une importance capitale n’a pu être fait que grâce au succès progressif dans le domaine du développement de la culture pendant les années précédentes. Le réseau des clubs, des bibliothèques, des maisons de paysans avec cabinets de lecture a considérablement grandi. Pendant le cours de l’année 1929-30, plus de dix millions et demi de personnes adultes illettrées ont fait leurs études primaires. 331.000 personnes ont suivi les cours industriels et techniques ; 190.000 étudiants ont suivi les cours des établissements d’instruction supérieure et 228.000 ouvriers ont fréquenté les écoles moyennes techniques et professionnelles.
L’Ecole primaire elle-même a reçu, en 1929-30, 11,6 millions d’élèves, soit 81% des enfants d’âge scolaire. Par rapport à l’année précédente, le nombre des écoliers dans les écoles primaires a augmenté de 2 millions.
Pour caractériser enfin le succès du travail accompli parmi les illettrés, il suffit de dire que, en 1930, le nombre des habitants de l’Union pouvant lire et écrire avait doublé par rapport au nombre d’avant-guerre. La proportion des habitants sachant lire et écrire, qui était de 31% avant la guerre avait atteint 62,6% en 1930.
L’U.R.S.S. ne décrète l’enseignement obligatoire que lorsqu’elle voit la possibilité économique de construire les écoles nécessaires, de recruter les maîtres et d’aider les enfants pauvres. Il a fallu construire en 1930, 42.500 nouvelles écoles pour que puissent être reçus les 14 millions d’enfants ayant atteint l’âge scolaire et faire appel à 50.000 nouveaux instituteurs.
Cinq millions environ d’écoliers nouveaux doivent être reçus dans les écoles primaires au cours de l’année 1930-31, ainsi que 3 millions d’adultes qui fréquenteront les écoles spéciales. Pour permettre cet impressionnant accroissement, les dépenses pour l’éducation populaire seront à peu près doublées pour 1930-31, puisqu’elles passeront de 615 millions de roubles à 1.010 millions de roubles. Afin d’assurer aux enfants pauvres des campagnes ainsi qu’à ceux des catégories d’ouvriers peu rémunérés, la possibilité réelle d’aller à l’école, des crédits sont prévus pour développer le système de secours sous forme de distributions gratuites de vêtements, de chaussures, de manuels scolaires, de déjeuners à la cantine. Un fonds spécial d’un million de paires de chaussures a été créé pour les enfants nécessiteux. Cela, pendant qu’un effort sans précédent est fait pour augmenter, dans les diverses écoles de l’Union, la préparation technique des cadres nécessaires à l’extension définitive de l’éducation populaire.
Ainsi, pendant que, dans les pays capitalistes, la proportion des crédits consacrés à l’éducation populaire baisse sans cesse au profit des oeuvres de réaction et de mort, l’U.R.S.S. montre, matériellement, que la construction socialiste suppose l’élévation culturelle des masses et elle consacre dans le budget général pour 1931, six milliards et demi de roubles (contre 5 milliards en 1930), sur un total de dépenses de 40 milliards, soit plus de 13% (2)
  1. Dans la République de la Volga, les dépenses d’éducation ont atteint, certaines années, jusqu'à 32% des dépenses totales du budget.
Nos camarades russes peuvent, avec raison, affirmer que « sous le rapport de l’enseignement obligatoire, l’Union Soviétique occupe déjà, à présent, le premier rang parmi les pays de l’Europe les plus avancés en matière de culture ».
Pour montrer avec quelle souplesse et quelle unité les divers organismes sociaux concourent à l’éducation populaire, nous publions le tableau suivant du système d’éducation dans l’une des plus actives républiques de l’Union : l’Ukraine.
Le système est à peu près identique dans les autres républiques. Les besoins pressants de cadres résultant de la réalisation du Plan quinquennal ont cependant nécessité l’augmentation très sensible du nombre des techniciens pendant que l’évolution de l’économie vers des formes plus collectivisées motive actuellement une recrudescence significative des écoles d’usines.
Voilà, très brièvement schématisé, un aperçu de l’organisation générale qui permet réellement à l’école de toucher les grandes masses d’enfants et d’agir sur elles. Voyons dans quel esprit s’exerce cette action.
A l’opposé de l’école française, hypocritement « neutralisée » selon le mot si caractéristique de Paul Bert, l’Ecole Soviétique se dit ouvertement au service de la classe prolétarienne et tout : organisation, programmes, méthodes, a été conçu en fonction de ce but social ; ses évolutions elles-mêmes sont les témoins des incessants efforts pour mettre toujours davantage cette école au service du peuple.
Ecole de classe, intimement liée à la vie et au travail ambiants, agissant sur le plan social et politique, idéologiquement antireligieuse, telles sont quelques-unes des caractéristiques qui conditionnent l’évolution originale de la pédagogie soviétique (3)
  1. Une première tentative méthodique pour jeter les bases solides d’un enseignement populaire est constituée par la publication des Programmes officiels de l’Enseignement dans l’U.R.S.S., dont une traduction française a paru aux Editions de l’Internationale de l’Enseignement, Paris (2 fr)

Mais l’U.R.S.S. a marché depuis. La reconstruction socialiste de l’économie nationale bat son plein ; les formes de l’économie rurale se transforment à une allure insoupçonnée, pendant que la production ouvrière s’harmonise enfin avec la production agricole libérée des entraves séculaires de la propriété foncière.
Ce bond, qu’on s’accorde à reconnaître sans précédent, a motivé une évolution pédagogique nouvelle, non encore définitivement caractérisée, mais qui sera, à notre avis, un deuxième grand moment de la pédagogie prolétarienne : la polytechnisation de l’école.
Mot nouveau, spécifiquement russe, sous lequel il faut voir non pas le désir grossièrement matérialiste de faire de l’école à tous les degrés un vaste chantier de préapprentissage technique, mais le souci conscient d’intégrer davantage encore l’école dans le processus de la construction socialiste, en évitant surtout que renaisse une scolastique nouvelle non conforme aux besoins urgents du prolétariat.
La reconstruction de l’économie nationale exige instamment des hommes nouveaux munis de tout un fonds d’habitudes et de notions leur assurant une expérience pratique dans les professions qu’ils exercent et une orientation facile, le cas échéant, dans d’autres voies. La polytechnisation de l’école, en soudant solidement ces deux nécessités prolétariennes : l’élévation culturelle et la préparation technique, est appelée à résoudre définitivement ce problème, dans un sens d’ailleurs conforme à la psychologie et à la pédagogie.
Pour la réaliser, les classes supérieures (8e, 9e et 10e) du second degré ont été abolies. A leur place, on est en train de former un réseau complet d’écoles professionnelles et d’usines et d’écoles techniques moyennes. Chaque école de sept ans - disons chaque école primaire (de 8 à 15 ans) - devra posséder une base industrielle (fabrique, usine, entreprise agricole, communauté rurale, etc.) pour que les élèves puissent s’éduquer tout en prenant une part active au travail productif, pour qu’ils sentent les fondements nécessaires de leur élévation culturelle.
A ceux que des perspectives aussi franchement ouvrières pourraient effrayer, nous rappellerons seulement que l’U.R.S.S. possède actuellement une organisation psychologique, pédagogique et pédologique unique au monde ; que les pédagogues et les éducateurs sont, plus que dans tous les autres pays, consultés sérieusement avant l’introduction de toute réforme du système d’éducation, et que nous avons notamment sous les yeux, pour ce qui concerne l’école primaire, la relation d’une école polytechnisée, travaillant donc au sein même de l’usine, et que des méthodes d’investigation et de recherche, les techniques d’activité tant manuelle qu’intellectuelle sont susceptibles de donner satisfaction aux pédagogues les plus exigeants.
Il s’agit moins, on le voit, d’un changement méthodologique que d’une affirmation précise du rôle de l’école dans la construction socialiste. Les effets éducatifs, vaguement groupés autrefois autour d’une idéologie toute intellectuelle, prennent corps maintenant avec la masse au travail, tirant des besoins de cette masse les éléments même de cette action. Du sein des nouvelles cellules économiques surgit maintenant l’éducation humaine conçue comme la plus formidable des entreprises sociales.
C. Freinet