La meute des « gens d’ordre » contre l’instituteur Freinet
Un témoin de l’émeute raconte
Monde n° 257 du 6 mai 1933, p. 13
Saint-Paul, paisible petit village haut perché de la Provence et qui, du haut de ses remparts, contemple les Alpes neigeuses et la mer latine, Saint-Paul, où se rencontrent et se réunissent maints artistes authentiques de France et d’ailleurs, avait déjà une réputation mondiale.
Depuis quelques années, Saint-Paul avait acquis un autre titre de gloire à cause du travail de son instituteur. Ad. Ferrière, le grand pédagogue genevois ne disait-il pas récemment : « C. Freinet est en train d’élever Saint-Paul au rang d’une des capitales pédagogiques de l’Europe. »
Il fallait, troisième titre à la curiosité, que Saint-Paul fasse, et avec quelle violence, une des premières expériences fascistes de France.

***

On connaît les faits et l’abominable campagne qui, depuis cinq mois, s’exerce contre l’instituteur Freinet.
L’affaire en était là : malgré la pression officielle du maire et de l’adjoint sur les parents, 15 élèves sur 28 continuaient à fréquenter l’école de Freinet et veulent lui rester jusqu’au bout fidèles.
Mais les vacances de Noël passent ; Freinet ne part pas. Les parents sont impatients ; on leur dit d’attendre la fin janvier. Sous la pression du ministre et du préfet, Freinet est scandaleusement censuré à la fin janvier. Les ennemis ne sont pas satisfaits. Il leur faut la tête de Freinet.
Dans le village, on hurle à la mort. Il leur faut du sang. De toutes parts, on avertit Freinet de se tenir sur ses gardes pour la rentrée, de ne pas laisser sa fillette, à laquelle on pourrait faire un mauvais parti.
Tout le monde était prévenu. Mais on ne pensait tout de même pas que cette manifestation aurait une telle sauvage violence.

Qui sont les « défenseurs de morale » ?

Il est curieux, pour l’édification du public, de montrer avec quelque précision les promoteurs et les acteurs de ce triste drame.
Les dirigeants!
M. A..., militant royaliste notoire, antiquaire depuis quelques années, qui n’a rien de commun avec les saint-paulois. Du moins pensez-vous qu’il défend la santé morale de ses enfants. Soyez rassurés : avec ses moeurs spéciales et son concubinage avec un beau et coquet jeune homme, il ne craint pas la paternité. Il proteste seulement au nom de la morale.
Mme L..., riche bourgeoise établie depuis peu à Saint-Paul également, militante royaliste aussi, se trouvait naturellement au premier rang. Ne s’agit-il pas de défendre, au fond, son bien mal acquis pendant la guerre... Et de défendre ses enfants qui, naturellement, pour éviter toute promiscuité, ont toujours fréquenté l’école privée de Vence.
Le trio devrait être complet. Voici « La Blonde », bien connue à Saint-Paul et dans les environs, tenancière de maisons closes... à Saint-Paul même, sans enfant naturellement, et qui est bienvenue à venir hurler.
Le maire a suivi. Gros propriétaire foncier qui se refuse à imposer tant soit peu sa commune de crainte de s’imposer lui-même, clérical naturellement, extraordinairement jésuite, ne regardant jamais en face, coulant et visqueux.
Nous allions oublier le curé, dont l’église est plus que jamais cette « taverne de voleurs » dont parlait le Christ. Il y a là quelques beautés rares et même, dans une chambre fermée qui ne s’ouvre que contre monnaie sonnante, une vierge noire qui est d’un excellent rapport. Car le curé sait racoler les visiteurs sur le parvis, leur débiter son boniment mécanique et tendre la main. Malheur à vous si vous faîtes mine de ne pas vouloir payer : les lampes s’éteindront dans l’église et vous ressortirez sans rien voir.
La morale encore ? Combien n’a-t-on pas vu entrer dans cette église de femmes vêtues en été d’un scandaleux et provocant déshabillé, suivies même de leur chien, si elles en manifestaient le désir... pourvu qu’elles paient.
N’entendait-on pas les partisans de Freinet, d’authentiques saint-paulois, catholiques pratiquants il y a six mois, s’écrier hier :
- Ni mon mari ni mes enfants ni moi ne mettrons les pieds à l’église tant qu’il y aura ce salaud de curé !
Voilà l’étrange coalition qui prétend défendre l’école laïque et la moralité des enfants menacée par un maître que la pédagogie mondiale honore et que cette campagne même n’a pu atteindre ni salir.

La meute

Le maire a pourtant de nombreux partisans, et actifs, on le verra.
Pourtant, quand au matin du 2 décembre, Freinet fit circuler une liste de pétition, la grande majorité des parents et la presque unanimité des parents d’anciens élèves donnèrent des attestations élogieuses.
Mais un maire entreprenant ne manque pas de moyens de pression.
Mme X..., mère de deux enfants, rentre de l’hôpital. Si elle n’obéit pas, on ne lui paiera pas de frais d’hospitalisation.
M. Y..., père de deux enfants est dans le même cas.
A Mme Z..., on consent une faveur pour lui laisser dériver l’eau dans ses appartements. M. C... a son fils au régiment et il demande l’allocation. B... est italien, mais n’a jamais, par ladrerie, fait faire de carte d’identité ; G... désire empiéter sur la route pour consolider sa maison. A... avait, il y a quelques années, fraudé du lait ; le maire l’a sauvé, mais il le tient maintenant. Ne dit-on pas même - et ceux qui le disent sont renseignés - que le père de famille le plus acharné contre Freinet cambriola, il y a quelques années, une maison à Villeneuve, qu’il fut arrêté, et qu’il ne dut qu’à quelques hommes politiques de n’être pas déshonoré.
Ce qui console cependant, parmi cette veulerie, c’est le courage et le sursaut de fierté de ceux qui ont dit non ! Quoi que vous fassiez, nous sommes avec Freinet. Vous aurez beau crier, nous restons la majorité...

***

Une nervosité sourde circulait dans le village depuis plusieurs jours déjà. Des adversaires de Freinet multipliaient leurs comités secrets dans la villa louche du royaliste, et le maire et l’adjoint allaient de porte en porte pour recruter les manifestants.
Les partisans, de leur côté, se tenaient prêts à l’attaque, préparant la riposte possible.
Ce lundi 24 avril, vers 7 h. 30, grand rassemblement de forces devant l’école.
Les parents « pour Freinet » accompagnent leurs gosses qu’ils craignent de voir malmenés. Les parents « contre Freinet » s’organisent devant la mairie. Ils attendent, un peu décontenancés : M. le Maire n’est donc pas encore là. Le voici enfin, flanqué de ses conseillers municipaux, vieillards séniles et tristes à qui on impose une dure corvée.
On se tire par la manche... on essaie de se mettre en rang ! Dix fois de suite on rassemble les enfants qui s’éparpillent : spectacle tristement humoristique que la pénible mise en train de cette manifestation de petits paysans étrangers à l’agitation de masse, tout à tour timides et orduriers dans l’expression maladroite de leurs rancunes.
Huit heures moins dix... Avec calme, l’instituteur Freinet ouvre le portail jusque-là fermé, et, un à un, quatorze enfants - la moitié de l’effectif exactement - en franchissent le seuil, tête haute, avec un rien de crânerie sur le front. Les parents « pour » se massent de chaque côté du portail, poings fermés. Les adversaires hésitent... Huit heures ! La rentrée est terminée. L’instituteur referme la grille. Les écoliers entrent en classe et commencent le travail.
Le nouvelle riche, qui envoie ses enfants à l’école privée, celle qui veut jouer à la châtelaine dans le village qu’elle voudrait vassal, donne les ultimes conseils. Le maire passe en tête et donne le signal de la manifestation. En avant !
Les enfants ouvrent la marche et soufflent comme des sourds dans les sifflets qu’on leur a distribués. Les femmes vindicatives viennent au second rang, et les hommes en dernier renfort.
Le maire s’est vanté d’aller arracher la clef de l’école pour envahir la cour et faire évacuer les locaux, pendant que les petits grévistes, dispersant aux vents cahiers et livres, mettront la classe à sac...
Des coups de sifflets stridents retentissent, des vociférations éclatent de ces gorges haineuses qu’exaspère la belle placidité de Freinet qui, dans sa classe, calmement, ajoute en ce jour un peu plus de gloire à son humble destinée...
- A mort ! A Moscou ! Dehors ! Bandit ! On te sortira en morceaux !
Sur son balcon, bras croisés, regard fier, Mme Freinet domine la foule. Les insultes montent vers elle sans troubler en rien sa placidité. Alors, en bas, les femmes donnent de la voix ; elles exaltent les hommes... C’est la ruée vers une fenêtre de la classe donnant sur la ruelle. On arrache les volets, les vitres sautent, des corps s’avancent dans l’embrasure.
Dans la classe, les enfants apeurés se précipitent autour de leur maître. Freinet s’avance devant la foule :
- J’ai la garde, dit-il au maire et aux manifestants, des quatorze enfants qui me sont confiés. Je les défendrai coûte que coûte. Si quelqu’un pénètre dans les locaux, voilà...
Et il montre à la foule hurlante l’arme dont il se servira au besoin pour accomplir sa mission jusqu’au bout.
Car, où donc est la police ?
Le préfet a été prévenu par les syndicats et par Freinet lui-même, qui lui annonçait ces tout derniers jours la manifestation. Depuis sept heures et demie, les rédacteurs du journal réactionnaire sont là. Mais Freinet doit seul faire face à la meute.
Deux gendarmes arrivent enfin. Ils avaient conféré longuement devant la mairie avec les organisateurs de la manifestation, mais ils avaient pris ensuite un chemin détourné pour n’avoir point l’air, disent-ils, de mener les manifestants.
L’instant est critique. Les enfants se réfugient dans les appartements de Freinet où ils resteront toute la matinée, impressionnés par les bruits et les cris qui redoublent.
Une mère de famille garde le portail. Le maire la tire brutalement :
- Partez de là, votre place n’est pas ici... vous n’êtes pas française !
- Eh bien ! je m’y mets, moi, dit un père de famille... et je suis Français, venez-y !
Une bousculade s’ensuit, « l’étrangère » tombe, bousculée par une manifestante sans enfant à l’école. Réflexe subit de la victime qui ramasse au hasard un caillou et s’en sert adroitement. Vlan! en plein visage!
Les gendarmes interviennent enfin.

« Il y aura du sang ! »

Et que devient M. le Maire ? Adossé au portail, flanqué de deux gendarmes, tête baissée, tout marri de n’avoir pu forcer les lieux, il examine son œuvre. Content de lui ? Oh ! que non ! Vers neuf heures, peu s’en faut que la manifestation tourne à son désavantage. Comme, sous l’injonction de la police, il semble prêcher le calme, à deux reprises, deux pères de famille qu’il a enrôlés de force dans ses rangs le prennent à parti :
- Alors, vous nous lâchez ! Vous nous avez dit : Patientez jusqu'à Noël ! Patientez jusqu'à Pâques ! Voilà cinq mois que nous patientons... Nous en avons assez !
9 h 45. Récréation... Les élèves descendent dans la cour sous la conduite de Freinet. A son apparition, les hurlements vont crescendo. Les élèves grévistes donnent un triste spectacle. Ces enfants qui, au début de l’affaire, s’étaient rapprochés davantage encore de leur maître, profèrent maintenant les injures les plus ordurières à son adresse. Les femmes vont leur chercher des casseroles, des vieilles ferrailles. Le curé leur tend les crécelles sacrées qui, le vendredi saint, sonnent si mélancoliquement la passion de celui qui mourut pour l’amour des hommes.
Et, jusqu'à midi, ce triste spectacle se poursuit au grand ahurissement des visiteurs.
Étrange coïncidence : une dame, énergique et tenace, insiste au portail. Elle connaît l’œuvre de Freinet, elle admire son effort ; collaboratrice du Dr Decroly, elle vient de Belgique pour une enquête pédagogique. Le maire - et de quel droit ? - lui interdit l’entrée.
Quelques peintres, des écrivains, hôtes de marque de Saint-Paul, assistent écoeurés à cette coalition de la bêtise contre un effort émancipateur. Hélas ! ils sont étrangers... ils ne peuvent que serrer les poings.
A une heure dix, nouveau rassemblement. Les gendarmes et l’adjoint lui-même n’avaient-ils pas affirmé que la manifestation était terminée pour aujourd’hui ? Les partisans de Freinet ont regagné paisiblement la campagne, pendant que les adversaires faisaient de copieuses libations pour se donner du courage et du nerf.
Ils n’ont point manqué leur but : ils reviennent transformés en véritables brutes, hurlant à la mort.
L’un des manifestants s’exaspère jusqu’aux larmes. Ce soir, il en a donné sa parole, il aura la peau de Freinet... L’entrepreneur à la solde de la Mairie prépare deux revolvers... La police ferme les yeux.
Les commissaires spéciaux sont là, impuissants. L’Inspecteur primaire arrive, puis l’Inspecteur d’Académie, puis le Sous-Préfet.
Trop tard ! Lorsque, pendant cinq mois, on a favorisé le désordre, qu’on a couvert - et encouragé - toutes les forfaitures, on est mal venu ensuite à prêcher le calme. Ces messieurs en font l’expérience. L’Inspecteur d’Académie, le Sous-Préfet lui-même sont menacés. La fureur est à son comble.
Freinet connaît ses partisans. Il n’a pas voulu, à l’instar de ses adversaires, exploiter leur indignation et leur colère. En ce jour qu’il savait tragique, il leur avait interdit d’organiser une réaction violente, se bornant à leur faire assurer la sécurité de leurs enfants.
En toute conscience, il pèse le problème.
Capituler ? Non, ce n’est pas possible !
Persister, c’est inévitablement préparer pour ce soir une bataille, des blessés, des morts peut-être.
Depuis cinq mois, travaillant dans des locaux innommables, dans des conditions matérielles et morales impossibles, Freinet a tenu... Il tiendrait bien encore...
S’il faut humainement une trêve, eh bien ! nous attendrons trois mois.
Trois mois de répit ! Aussi bien l’œuvre qu’il a entreprise est de longue haleine... Partout, des amis nombreux veillent au grain. Le problème de la pédagogie nouvelle ne se résoudra point à Saint-Paul.
Et l’affaire Freinet continue.

(Article sans signature)