Les problèmes du temps présent
Si la guerre éclatait...
Monde n° 304 du 22 juin 1934, page 7
Réponse de C. Freinet
Nous avons demandé à une série de personnalités françaises les plus en vue de la politique et de la littérature de répondre à la question passionnément débattue : « Que feriez-vous si la guerre éclatait ? »
Nous avons surtout insisté auprès de nos amis et lecteurs pour quils disent leur opinion sur ce sujet et nous avons reçu de nombreuses réponses.
« Monde » se rend compte de la nécessité darriver à une attitude nette à légard de ce problème, cest pourquoi lexposé libre des différentes opinions sera utile pour tous ceux qui sont adversaires de la guerre.
Il ne suffit pas de dire simplement quon ne veut pas la guerre, mais encore faut-il déterminer les meilleurs moyens daction contre une menace de guerre que personne ne peut plus nier.
Notre enquête devra servir ce grand but « MONDE »
Le danger de guerre est certainement imminent ; cela résulte du choc inévitable et permanent des capitalismes. Imminence relative cependant : nous avons la fâcheuse habitude de tout ramener à notre taille et de juger des graves événements sociaux sans considérer léchelle internationale à laquelle ils se produisent, ni le temps effectif représenté dans la vie et lévolution dun peuple par une période que lhumble mortel estime déjà longue comparée à sa propre vie.
Mais il suffit cependant de penser que la guerre est possible, quelle est fatale dans notre régime, quelle se déclenchera, serait-ce même dans dix ans, pour parler positivement de son imminence et pour lutter, dès aujourdhui, effectivement contre sa préparation.
Sans cesser de lier mon action aux efforts sociaux et politiques de ceux qui oeuvrent dans le même sens, je ne saurais oublier que je suis surtout pédagogue, instituteur, et que je dois envisager quelle action est possible dans ce rayon dactivité pour hâter lavènement définitif de la paix.
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Enseigner la haine de la guerre, lamour de la paix, supprimer de notre enseignement les textes, les poésies, les chants, les images susceptibles de préparer à la guerre, nous ny manquons pas, certes. Mais cest là un pacifisme idéaliste et verbal, stade aujourdhui dépassé de la lutte contre la guerre, parce quil a montré son impuissance pratique en face des événements. Ce nest pas, hélas ! parce que des milliers dinstituteurs auront rayé de leur vocabulaire les mots de guerre, armements, nationalisme, parce quils auront enseigné de belles phrases exaltant lamour et lunion des peuples que la guerre ne sera pas ; les journaux, le cinéma, la radio, lÉglise se chargent de faire victorieusement à rebours ce bourrage de crânes méthodique que nous aurions tenté - et, un beau jour, les pacifistes se trouvent les armes à la main, et tuent ou se font tuer.
Linstinct combatif existe chez lenfant, le réprimer nest que de la mauvaise pédagogie qui aboutit souvent à son renforcement.
Les éducateurs ont une double tâche : dévier cet instinct combatif vers la lutte sociale révolutionnaire - préparer en même temps en lenfant louvrier conscient, lhomme maître de sa destinée.
Nous nignorons pas la fragilité de ce que nous pouvons réaliser dans ce sens, mais aucun effort nest totalement perdu ni totalement mutilé sil sharmonise avec le vaste et sûr processus international de la lutte contre la guerre par la lutte contre le capitalisme qui lengendre.
Nous visons surtout à atteindre deux buts :
La formation de lesprit critique de lenfant doit être une de nos préoccupations capitales. Il sagit de préparer lenfant non pas à penser en série, à obéir servilement aux perfides suggestions des corrupteurs sociaux et aux ordres impérieux de ses maîtres, mais à réfléchir, à juger, à orienter ses efforts, à découvrir le mensonge, même lorsquil se cache sous les apparences hypocrites de lhumanité, de la charité ou de la religion.
Cest, plus quon ne le croit communément, un tournant pédagogique capital. La grande industrie naissante avait besoin douvriers instruits : lécole a poursuivi comme but presque exclusif cette instruction aux dépens du jugement et du développement original des individus. Nous ne sous-estimons pas linstruction, mais nous disons quelle est une conquête vaine et parfois dangereuse si son acquisition doit affaiblir lévolution sociale et la conscience de classe des ouvriers qui y sont soumis.
Lécole capitaliste a imposé linstruction aux dépens de la formation. Nous atteindrons à une instruction supérieure par la formation.
Nous avons, dans ce but, créé en France un mouvement qui commence à marquer son influence. Par un matériel nouveau que nous avons imaginé, mis au point et édité (imprimerie à lécole, fichiers, livres de travail, cinéma, disques) ; au moyen dune technique que nous avons expérimentée, définie et précisée, nous avons rendu possible dans nos écoles primaires la réalisation dun enseignement basé sur la vie et lintérêt des enfants, tirant un profit essentiel de lactivité - physique et intellectuelle - que nous avons suscitée. Nos élèves habitués à rédiger, à composer et à imprimer un journal scolaire, sexercent ainsi à critiquer avec sûreté ce qui est écrit et imprimé et que la masse accueille aujourdhui béatement comme vérités indiscutables.
Nous avons soustrait nos élèves au dogmatisme ; nous les entraînons à lactivité libre, au travail communautaire et coopératif, espérant quils se déshabitueront ainsi de lobéissance servile, du travail passif, sans intérêt et sans but. Nous tâchons dépanouir cet élan de vie, cette soif de création et daction qui animent naturellement tous les enfants ; nous voudrions quau seuil de ladolescence nos disciples conservent intact cet élan qui les poussera en avant, vers la vie, malgré les efforts désespérés de tous ces soutiens de lordre qui prétendent que lavenir est derrière eux, que la jeunesse ne sait pas et quelle doit obéir aux lubies criminelles des podagres qui nous dirigent.
Nous ne nous faisons cependant pas dillusion et nous nous efforçons dempêcher nos camarades de sillusionner aussi : cette réalisation, si intéressante soit-elle, restera pratiquement presque impuissante au point de vue social. Non pas tant parce que nous ne sommes quune minorité encore à nous lancer dans cette voie, mais plutôt parce que ces techniques éducatives sont en opposition constante avec les principes capitalistes aujourdhui souverains qui annihilent nos efforts. Si même nos écoles parvenaient partiellement à ces buts de libération vers lesquels nous tendons, il nen resterait pas moins que notre uvre serait insidieusement mais impitoyablement sapée au cours de ladolescence : dès 12-13 ans, le petit prolétaire nous quitte pour entrer dans lenfer capitaliste ; les moyens de parfaire cette éducation dont nous avons jeté les bases lui sont désormais pratiquement supprimés, tandis que les forces obscurantistes : lÉglise, lÉtat et tous ses moyens doppression : presse, cinéma, radio, caserne, sport, continuent leur besogne, hélas ! souvent victorieuse, dabrutissement.
Et cela nous mène à cette conclusion inéluctable que nous ne pouvons pas lutter efficacement, par léducation, contre le capitalisme et la guerre et que nous devons préparer la révolution qui, en instaurant le socialisme, permettra la nouvelle éducation socialiste.
Cette préparation - et ce sera notre deuxième but - nous pouvons lamorcer dès lécole.
Nous savons que cest une sorte de sacrilège de parler ainsi de préparation révolutionnaire, dans lécole neutre capitaliste. Aussi bien ne demandons-nous pas aux instituteurs dinaugurer dans leur classe des cours de marxisme, ni même de se hasarder dans une critique trop impitoyable de la société capitaliste.
Nous ne disons même pas que nous donnerons une éducation de classe - ce qui serait pourtant notre droit et notre devoir. Nous nous refusons seulement à être complices du capitalisme, à enseigner le mensonge, à servir le pouvoir et largent. Ce faisant, nous restons dans la pure tradition pédagogique : éducateurs du peuple, nous voulons, par une éducation dhonnêteté et de vérité, préparer lhomme en lenfant ; nous protestons contre la déformation systématique que lécole traditionnelle poursuit au profit de la tranquillité capitaliste ; nous réclamons le droit dorganiser une éducation répondant aux besoins des enfants du peuple, nos élèves, à la mesure du milieu, tout imprégné de ce milieu, école de classe par la volonté dune société où, selon le mot de Barbusse : « La vérité est révolutionnaire par suite du désordre de lerreur ».
Cest peu, peut-être... cest insuffisant...
Cest déjà trop, soyez certains. Et si un jour le fascisme triomphe aussi dans notre pays, une de ses premières préoccupations sera bel et bien dimposer dans les écoles le conformisme social que nous dénonçons, la pédagogie de classe, au service de la réaction et du capitalisme.
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Jai cru nécessaire denvisager ici brièvement un aspect tout particulier de la lutte contre la guerre.
Personnellement, jespère, et japporte dans la mesure du possible ma bonne volonté à la réalisation de cet espoir, que, si la guerre éclatait, il nous resterait ce qui a manqué aux révoltés de 1917 pour triompher comme leurs camarades russes : un parti organisé et discipliné, sûr de lui et de sa doctrine, et capable de galvaniser les aspirations de la masse qui, elle, ne peut pas vouloir la guerre capitaliste.
C. Freinet
Note : Les révoltés de 1917 quévoque Freinet, sont les soldats français mutinés refusant daller au massacre inutile des offensives Nivelle au Chemin des Dames et les ouvriers qui exprimèrent, par des grèves, leur volonté de mettre fin à la boucherie par la négociation.