Lart enfantin
Monde, n° 347, du 15 août 1935, p.5
C. Freinet
Il est un aspect de lart prolétarien qui est fort peu connu encore, quon ne soupçonne même pas, la plupart de temps, et que nous avons contribué à révéler : lart enfantin.
Lart enfantin !
Il sest présenté par-ci par-là, à travers les siècles, chez des enfants prodiges qui devenaient ensuite des hommes prodiges. Lhistoire ne saurait en rien sen apparenter avec celle de lart populaire enfantin dont nous voudrions parler.
Comment, dailleurs, lenfant aurait-il pu, jusqu'à ce jour, révéler ses immenses possibilités artistiques ?
Sil essayait de dessiner librement, il gaspillait le papier avec ses « caricatures »... et risquait naturellement des punitions. Si, brimé à lécole et dans sa famille, il illustrait clandestinement, à la craie ou au charbon, les portes et les murs, ce nétait guère mieux et les plus obstinés dessinateurs étaient vite considérés comme de dangereux garnements. Il leur restait, il est vrai, le loisir de dessiner sur le sable ou, comme nous le faisions dans notre jeune âge, sur les pierres unies des champs.
Ecrire était plus téméraire encore... Quand on sait à peine tenir un porte-plume, on ne saurait prétendre concurrencer les personnes âgées qui ont tant travaillé, beaucoup étudié et longuement écrit !...
Cette attitude autoritaire semblait dailleurs naturelle aux plus grands esprits, aux plus subtils psychologues, aux plus vénérables pédagogues qui ne voyaient en lenfant que cette cire molle qui a besoin dêtre malaxée et formée ; qui étaient persuadés que seule létude et la science scolastiques permettent de sélever dans le domaine intellectuel et artistique ; quil y a un chemin de la vérité et que ce chemin passe nécessairement par les écoles, par les livres, par le domaine jaloux des savants.
Les écoles ont commis tant de méfaits, les livres ont affirmé tant dhypocrisies et de mensonges intéressés, les savants se sont si complaisamment laissé asservir par le mercantilisme et les pourvoyeurs de mort, que nous en sommes venus à douter.
Les prolétaires ont senti que, hors de la voie scolastique normale qui leur était inévitablement et irrémédiablement fermée, ils étaient capables encore de penser, de créer et dagir.
On avait si longtemps parlé pour eux quils nétaient pas sûrs davoir encore quelques possibilités humaines dans ce domaine. Leur réussite a été une révélation.
Sans avoir étudié dans les académies, des dessinateurs et des peintres ont su, au sein du peuple, exprimer les aspirations, les critiques et les colères du peuple ; sans avoir fréquenté les grandes écoles ni avoir conquis des parchemins, des hommes du peuple ont su exprimer, sous une forme originale, ce que pense, ce que souffre, ce que souhaite, ce que rêve le peuple.
Les connaisseurs bourgeois ont salué dabord comme des exceptions ces productions dune nature nouvelle, dun rythme mieux adapté aux puissantes secousses sociales contemporaines.
Certes, dans nos sociétés capitalistes où le prolétaire est si durement exploité, où il ne bénéficie daucune institution bienveillante susceptible de laider dans la réalisation de son rêve, ces artistes prolétariens restent, aux yeux des profanes, laccident. Nous sommes persuadés, quant à nous, que le jour où le prolétariat libéré pourra, comme en U.R.S.S., sexprimer, sextérioriser puissamment, la grande masse humaine trouvera enfin ses artistes et ses chantres.
Nous avons dautant plus confiance que nous avons fait - et que nous poursuivons - avec les enfants, une expérience semblable qui porte aujourdhui sur cinq cents écoles, françaises et étrangères, qui nous a permis la publication doeuvres uniques en France et dans le monde, et qui a accumulé dans nos dossiers des centaines de milliers de documents dont les moindres sont, pour les pédagogues aussi bien que pour les artistes, de perpétuels étonnements.
Nous avons simplement, pour cela, réalisé dans nos classes ce que lEtat socialiste donnera un jour aux travailleurs. Nous avons accordé aux enfants lentière liberté de sexprimer par la plume, par le crayon ou par le pinceau. Nous avons fait mieux ; nous avons mis à leur disposition le matériel qui permettra pratiquement cette expression : une imprimerie à lécole, qui leur permet de transformer en majestueux imprimés les textes plus ou moins longs quils ont produits et de réaliser à lécole de véritables journaux périodiques qui sen vont porter dans les écoles lointaines leurs pensées et leur vie ; le linoléum et les outils spéciaux avec lesquels on grave, pour les imprimer ensuite, les beaux clichés originaux qui ornent nos journaux - les grandes feuilles, les palettes et les pots de couleurs avec lesquels les enfants créent leur art et leur beauté ; le théâtre même, où ils apprennent à exprimer leurs sentiments en faisant appel à toutes les ressources que des corps jeunes et des organes souples mettent au service de lharmonie et de la beauté.
Les instituteurs qui, pendant des générations, sétaient désespérés et usés devant le vide, le terre-à-terre, le manque délan et de vie des rédactions traditionnelles, auguraient magistralement :
- Quattendez-vous des enfants ? Lorsquils auront copié ce quils ont lu, raconté ce quils ont entendu dans la famille ou dans la rue, que voulez-vous quils disent doriginal ?
Et les professeurs de dessin, qui navaient jamais pu tirer de leurs élèves que des banalités, affirmaient :
- Vous savez bien quils sont incapables de dessiner comme il se doit le moindre bonhomme et de respecter les lois élémentaires de la perspective dans léclosion dune maison !...
Nous avons laissé dire et nous vous faisons témoins aujourdhui de quelques-uns des résultats obtenus.
Les dessins que nous publions sont des dessins absolument libres. Les textes aussi sont tous des textes libres denfants. Ils ont été, lorsque cétait nécessaire mis en français par léducateur avec la collaboration et sous le contrôle actif des élèves. Mais ce nest jamais ladulte qui a apporté ce charme et cette poésie qui font lenchantement de ces oeuvres. Sil en était ainsi, il faudrait prétendre que tous les éducateurs de notre groupe sont des artistes et des poètes, ce qui serait flatteur pour le corps enseignant, mais serait tout de même hors de la réalité.
La réalité, cest que lenfant est profondément artiste et poète et que cest dans la mesure où léducateur sait ménager ces possibilités artistiques, dans la mesure où il apprend à ne pas les étouffer, à ne pas déformer les tendances instinctives de ses élèves, qu'on obtient la plus grande proportion doeuvres dignes dintérêt.
Quelques-uns de ces documents sont puisés directement dans les journaux scolaires des enfants. Dautres se trouvent déjà reproduits dans notre revue denfants : La Gerbe et dans Enfantines.
Il y a, certes, de la présentation de ces oeuvres, des enseignements psychologiques, pédagogiques, artistiques et sociaux à tirer. Nous poursuivons cette besogne dans notre revue bimensuelle : LEducateur Prolétarien.
Il y a cependant un rapprochement que nous voudrions tenter ici.
Nos lecteurs ont vu ce que lenfant est capable de produire et dextérioriser lorsquon le laisse libre et quon lui en donne les possibilités pratiques.
Il faut que les fonctionnaires, les ouvriers et les paysans reprennent aussi confiance en eux : ce nest pas parce quils ne sont pas passés par les grandes écoles ou parce que leur nom na été imprimé sur aucun des grands journaux dispensateurs de renommée, quils sont incapables de réaliser ce que réalisent des enfants.
Cette poésie, ce mystère de création, cette fraîcheur didéal, la vie les a émoussés, certes ; lécole les a recouverts dune gangue soi-disant scientifique, mortelle pour lindividu.
Essayez doublier tout ce que vous a appris la « civilisation » ; tâchez de retrouver en vous les sentiments naturels qui vous agitent et apprenez à les exprimer, en dehors de tout conformisme. Comme nos enfants, chantez purement et naïvement votre vie, vos pensées, vos rêves, vos espoirs ; chantez vos héros, vos martyrs...
Nul autre que les enfants navait su exprimer jusqu'à ce jour ce que sentent les enfants.
Nul autre que vous, ouvriers et paysans, ne saurait exprimer dans sa plénitude ce qui fait tout à la fois la poésie et le tragique de votre destinée. Et cest cette expression qui sera le véritable art prolétarien, puissant grondement des colères et des forces réprimées en régime capitaliste, chant de vie et despoir, triomphe de la création et de la beauté dans le monde libéré qui sera un jour la vraie patrie des écrivains, des artistes prolétariens... et des enfants.