- Le maître imprudent
- Traduction dun entrefilet du Courriere della
Sera,
- publiée par Le Petit Niçois le 21
août 1926
Nous lisons dans le « Courriere della Sera »
le petit filet suivant consacré à linitiative
quaurait eue un instituteur des Alpes-Maritimes :
« M. F., maître élémentaire dans un
village des Alpes-Maritimes, croit bien faire de publier une
anthologie des meilleures compositions de ses
élèves.
Il a tort. Remarquez bien que nous ne condamnons pas son
anthologie du point de vue artistique ; il ny a pas un
écrivain au monde qui nait fréquenté
une école élémentaire. Mais nous tremblons
pour la tranquillité à venir et
lautorité future de ce maître. Sa classe qui se
divise en deux parties : ceux qui ont été «
édités » et ceux qui ne lont pas
été ; et aucun des uns et des autres ne voudra plus
être de ses élèves : ceux qui ont
été édités parce quil aura
encore la prétention dêtre leur maître
tandis que, pour avoir vu leur nom imprimé au bas
dune page de prose, ils auront le sentiment
dêtre quelquun, ils ne voudront plus admettre de
supérieur ; les autres parce quayant devant eux la
porte de la gloire, il sera accusé dobstructionnisme
chaque fois quil la fermera devant une ambition
précoce et pleine dinsuffisance.
Aussi bien les élus que les refusés prieront le
maître de rester chez lui et de ne plus risquer son esprit
obtus de pédagogue entre leur génie et le
public.
Tout cela parce que lenseignement et lart sont deux
choses différentes qui vont rarement ensemble. Tant que les
enfants sont restés éloignés de lart,
ils se sont contentés de lécole ; mais quand
ils sauront que, fermant le syllabaire, ils auront le droit de
laisser de côté la grammaire et de conquérir
quand même limmortalité, ils
délaisseront les programmes, les horaires, le travail et ne
cultiveront plus que la petite plante de la vanité ; et
cest vous, Monsieur F. qui laurez semée.
Quel remords !
Pour donner chaque année une cinquantaine
décrivains, bons ou mauvais, à la France, vous
aurez étouffé dans luf un tas
déléments qui seraient devenus
dexcellents coiffeurs, entrepreneurs ou charcutiers.
Il est bon daimer les Muses, mais il ne faut pas faire en
sorte que dici dix ou quinze ans, on ne puisse plus trouver,
dans les Alpes-Maritimes, à se faire faire la barbe ou
rapetasser les chaussures. Et sil ny a plus de
charcutier, à quoi serviront les feuilles de
lanthologie ? »
- (Note : Il est consternant que, pour contrer son rival
régional LEclaireur du Sud-Est, le quotidien
de gauche de la région niçoise se contente de
reproduire, sans enquête, ce billet italien venimeux qui ne
correspond en rien à lexpérience
pédagogique de Freinet. Ce qui donnera à ce dernier
loccasion de répliquer la semaine suivante.)