- études et débats -

La discipline et l'idéal

par Émile CHANEL
Directeur d'École normale



J'ai traité, dans un précédent article (1), des habitudes morales, de leur valeur, du rôle de l'éducation dans leur genèse.

Mais les habitudes ne sont pas tout. Former un être moral, c'est éveiller son intelligence à l'idée du bien, lui faire comprendre que toute action désirée par lui n'est pas possible, l'armer des principes au nom desquels il luttera, s'il le faut, contre sa nature (étrange pouvoir de l'homme...) le doter, en définitive, d'un idéal.

Sans doute, pour cette initiation, un enseignement verbal est utile, voire nécessaire. Mais je n'en parlerai pas ici. Je veux montrer que, d'une certaine discipline, on peut attendre non seulement des habitudes, mais l'éveil de la conscience, la connaissance du devoir, l'attachement aux valeurs morales.

ÊTRE DÉSINTÉRESSÉ


JE dis bien: une «certaine» et non pas «toute» discipline. Pour être éducative, la discipline doit s'inspirer non de sentiments égoïstes mais de préoccupations désintéressées. Ne pas commander dans son intérêt à soi. Des maîtres réclament Le silence, l'immobilité, la passivité des élèves, non pour l'efficacité des études, la formation des caractères, mais dans un but personnel, pour jouir d'une tranquillité parfaite. Qui saura jamais ce qu'il y a, dans le rejet par certains des méthodes actives, de paresse consciente ou inconsciente? Comme l'écrivait Claparède: «Il est plus aisé pour le maître de dicter, de faire mémoriser, que d'organiser des occasions de réfléchir.» (L'éducation fonctionnelle.)

Des maîtres ou des parents, au contraire, laissent aux enfants une liberté presque totale, limitent les devoirs ou les obligations de toute sorte pour ne pas avoir à exiger, à contrôler, à corriger, à punir. C'est leur repos qu'ils désirent par dessus tout.

Des professeurs, pour leur commodité, imposent à leurs élèves un horaire absurde: source d'extrême fatigue, obstacle au travail soigné, approfondi, profitable.

Des mamans, sans raison suffisante, parce qu'elles disposent de l'enfant, l'arrachent sans cesse à sa tâche, à ses lectures, à ses jeux, pour lui demander quelque service.

Des parents, sans consulter les goûts de leur enfant, sans tenir compte de ses dispositions réelles, lui imposent des études, l'orientent vers le métier qui leur plaît, qui flatte leur vanité, qui le maintiendra plus tard auprès des siens.

L'enfant, dès qu'il s'aperçoit qu'on abuse de sa faiblesse, qu'on l'exploite, loin d'aimer la discipline, de la faire servir à son éducation morale, est tout disposé à la révolte.

NE PAS COMMANDER PAR CAPRICE


Le maître, le père ou la mère, ne doivent pas davantage commander par caprice, pour le plaisir d'imposer à d'autres leur volonté car tel est leur bon plaisir.

Nos sociétés démocratiques font peu de place aux tyrans. Un refuge, l'éducation, leur est offert... On saurait, peut-être, par la psychanalyse, combien de maîtres, refoulés dans leur tendance autoritaire, sont venus à l'enseignement pour satisfaire, au moins partiellement, cette tendance. Leur vocation vraie (il est triste de le dire), est d'humilier, de tourmenter. «Il y avait toujours un infortuné sur qui la maîtresse jetait son dévolu pour en faire un souffre douleur... elle le tarabustait sans cesse; le faisait souffrir à plaisir; il était celui sur qui elle passait sa mauvaise humeur de célibataire... Usant d'une autorité aux dessous tortueux, ces femmes stériles assouvissaient leur fureur en tourmentant les enfants des autres.» (Betty Smith, Le lys de Brooklin, cité par A. Le Gall, Caractérologie des enfants et des adolescents.)

Mais les tyrans ne sont pas toujours des vieilles filles. J'ai constaté même que les institutrices célibataires, entourées d'enfants qu'elles aiment et qui les aiment, en oublient leur solitude, n'éprouvent aucune aigreur, sont, à l'égard de leurs élèves, souriantes, douces, compréhensives comme des mamans.

Il reste qu'il est, dans l'enseignement, des «sadiques légers», pour reprendre une expression de Mounier, qui sont heureux d'exercer, sur des êtres faibles, une autorité tatillonne, hargneuse et brutale. Au moment où les prisons, les maisons d'éducation surveillées, soucieuses du relèvement des coupables, rejettent semblables monstres, l'école se doit de les repousser avec horreur.

CHERCHER LE BIEN DE L'ENFANT


Notre autorité n'est légitime que si elle s'exerce dans l'intérêt des élèves, inséparable de l'intérêt social. Ainsi, nous enseignerons sans phrase, pour commencer, cette sagesse utilitaire qui est un aspect modeste mais nécessaire de la morale.

L'enfant comprend vite les précautions qui sont prises pour sa sécurité et sa santé, les efforts qui sont exigés pour emmagasiner les connaissances, acquérir les techniques sans lesquelles il ne pourrait passer des examens, gagner sa vie, devenir vraiment un homme. Il n'est pas d'enfant qui n'accepte ce minimum d'ordre, de silence, d'uniformité qu'impose la vie scolaire. La nouveauté, chez les pédagogues d'avant garde, n'est pas de supprimer la discipline, mais de n'en retenir que ce qui est indispensable et d'amener les élèves à s'instituer les gardiens de ce qui en reste. «Les enfants de Dzerjinski, dit le pédagogue russe Makarenko (1888-1939) ne voient rien de particulier dans la discipline; ils n'y voient qu'un état naturel et indispensable à toute collectivité... A chaque infraction, la société (celle des enfants) ne fait que défendre ses intérêts.»

Il est clair que ce qui est fait pour l'enfant l'est aussi pour la société; donner de la robustesse aux élèves, former leur jugement et leur moralité, leur inculquer des connaissances, leur enseigner la langue nationale, les préparer à un métier, c'est mettre en mesure chaque individu de jouer, plus tard, un rôle dans la cité.

COMMANDER AU NOM D'UN IDÉAL


Plus encore peut-être, la discipline, pour être éducative, doit réaliser les grands principes moraux. Le maître doit présenter la règle «non comme une oeuvre qui lui est personnelle mais comme un pouvoir moral supérieur à lui, dont il est l'organe et non l'auteur. Il faut qu'il fasse comprendre aux enfants qu'elle s'impose à lui comme à eux, qu'il ne peut pas la lever ou la modifier, qu'il est tenu de l'appliquer, qu'elle le domine ou l'oblige comme elle les oblige.» (Durkheim, L'éducation morale)

Toute règle, certes, comme l'a bien vu Amiel, est préférable à l’arbitraire, car la règle, «ferme» en apparence «impersonnelle», ressemble à la loi et «forme à la liberté» qui est, selon la devise d’une école anglaise, «l'obéissance à la loi». Mas la règle qui met en oeuvre l’idéal mérite plus qu'aucune autre d'être respectée, suivie, aimée.

Le maître, semblable à ce bon tyran dont rêvèrent des philosophes, fait de sa classe, alors, une Société presque parfaite: où voit-on plus de propreté, de loyauté, de fraternité et de justice? Où les humbles sont-ils traités avec plus de respect? Où les meilleurs sont-ils plus sûrs d’être porté au premier rang? Où la critique s'exerce-t-elle de façon plus crâne, plus juste, plus amicale? Où la diversité des opinions, des professions, des situations sociales, fait-elle obstacle à une profonde camaraderie? Où le dévouement, le désintéressement, l'amour efficace, la charte fraternelle, sont-ils plus vrais?

Le maître, quand il oblige, le fait au nom de la dignité, de l'humanité, de la justice, d'un idéal qu'il aime, qu'il fait comprendre et aimer. Les élèves, en obéissant, ne cessent pas d'être libres car ils n’obéissent qu'à eux-mêmes du moins à cette partie d’eux-mêmes qui doit avoir le pas sur l’autre. Obéir à la justice, à la raison, «ce n’est pas abdiquer la liberté, c'est la sauver». (Victor Cousin)

PUNIR AVEC LE SOUCI D'ÉLEVER


Qui parle de discipline parle nécessairement de sanctions. Il s'agit, en intimidant soit le coupable, soit ses imitateurs possibles, d’empêcher le retour de la faute. Mais, plus que cet effet disciplinaire, la sanction doit se proposer un résultat moral. «Les châtiments, dit Gérard qui ne sont que châtiments, sont ceux qui laissent le moins de trace. La peine accomplie, le souvenir s’en efface et ne laisse, bien souvent, qu'un fonds malsain d’humiliation et de colère si elle n'a pas été appliquée de manière à être acceptée. Il n'y a de pénétrant, de durable et de salutaire que le sentiment de la faute attaché d’une main sûre à la conscience du coupable.»

Il y a, certes, dans la conception platonicienne de l’expiation (voir le Gorgias) une vue juste: une faute que nous avons commise, par exemple, une injustice, a cause du tort à quelque concitoyen et c'est un mal. Mais le plus grand est en nous-mêmes: notre conscience est malade; notre idée de la justice est altérée L'expiation a pour objet de guérir ce mal moral, comme un remède, une opération chirurgicale guérissent le mal physique.

Toutefois, avec Durkheim, nous pensons que la douleur est secondaire; que ce qui compte, dans une punition, c'est le blâme que la douleur ne sert qu'à le rendre plus sensible. Aussi bien souvent le blâme suffira-t-il. S’il faut punir tout de même, la modération sera la règle.

Nous veillerons à ce que nos punitions s'en aillent au fond de l’âme, pour susciter, avec un retour sur soi, le remords et de salutaires résolutions. «Je me souviens très bien, raconte Gabriel Hanotaux, dans ces Mémoires, qu'un jour, vers l’âge de 11 an, ayant été mis au piquet pour une faute légère, mon amour-propre d'abord se rebella, mais ayant séché mes larmes, peu-à-peu se leva en moi le sentiment de ma faute. Je réfléchis et je compris qu’ayant mal agi, j’étais puni avec raison; j’acceptai et quand le temps du piquet fut fini, j’allai en conférer très sérieusement avec le maître, fort étonné de mon recours mesuré et réfléchi à sa propre conscience et à son autorité reconnue».

Le châtiment, pour être efficace, doit être à l’image de l’idéal: juste, calme (la colère fait croire à une vengeance personnelle), respectueux de l’enfant (être libre qui garde, malgré sa faute, le droit à notre affection et à notre estime). Ainsi comprise, la sanction, loin d’éloigner le pêcheur du juge, donne à l’élève des motifs nouveaux d’aimer et de respecter son maître et, par lui, les valeurs qu’il représentent et qu’il défend.

DEUX SORTES DE DISCIPLINE


Maudire la discipline ou la chérir: deux réactions contradictoires, légitimes l’une et l'autre... La discipline en effet, selon la manière dont elle est conçue, est la pire ou la meilleure des choses. Une discipline brutale, hargneuse, soucieuse exclusivement d'un ordre extérieur, fait haïr le maître, détester cet ordre. Une discipline humaine qu'inspirent des préoccupations élevées, fait connaître et aimer la morale, se fait aimer malgré sa rigueur. Elle est déjà réalisé dans la classe, l'idéal, avec sa double face éternelle, celle qu’on craint: le devoir, et celle qu’on aime: le bien.


(1) L'Éducation Nationale du 26 mai


Dans le numéro dc la semaine prochaine
LETTRE de M, Jean BERTHOIN
Ministre de l’Éducation Nationale
aux maîtres de l'enseignement public
à propos de
l'éducation civique et morale

Nos lecteurs trouveront à la page 29 le compte rendu de l’Assemblée générale de l’Office des Universités.