De lenseignement traditionnel à lEcole Moderne avec Freinet
Il fallait bien que les ressources de mes parents fussent limitées pour que je sois orienté vers lEcole Normale où la pension était gratuite. Car, malgré une timidité excessive, javais dû faire comprendre à mon père que cela me déplaisait totalement. Je le formulais un jour en ces termes ; « Rester enfermé comme un fou toute la journée ! » Je suis pourtant devenu un maître décole, après un transfert, de lEcole Normale de Troyes où linternat métait insupportable, à celle de Rouen.
Le jeune instituteur que jétais navait conquis aucune renommée en matière pédagogique. Cest comme campeur randonneur que jétais connu. Ai-je besoin de dire que lEcole Normale ne mavait été daucun secours pour lexercice de ma profession ? Ce nétait point faute davoir fait une troisième année pendant la guerre, surtout par manque de moyens financiers pour mon argent de poche, et parce que jétais épuisé par la faim.
Mon premier poste navait rien dencourageant : 75 élèves, dont quelques voyous formés par loccupation ( en 14-18, le nord de la France avait été envahi par les Allemands). Mon premier principe (lui non plus ne mavait pas été « inculqué » par lE.N.) fut donc de séparer les torchons davec les serviettes : répression pour les premiers, gentillesse systématique pour les autres. Je crois que je ne pouvais mieux en ces circonstances. Mais quest-ce que jétais venu faire dans cette galère ?
Lors de la colonie de vacances, je retrouvai mes élèves. Ils accoururent au-devant de moi. Le directeur me dit : « Eh bien ! ils vous aiment bien ! » Il ny avait pas longtemps, car la discipline ne sétait adoucie quun mois auparavant.
Jusque là, par conséquent, aucun autre espoir que celui de changer de métier. Pourquoi mon père, chef cantonnier, qui répétait souvent que la vie en plein air, cétait la santé, ne mavait-il pas dirigé vers les Ponts et Chaussées ?
Plus tard, je suis nommé dans mon village natal (frontière de la Belgique, dans les Ardennes). LInspecteur de la circonscription de Sedan vient de faire une causerie sur la méthode d « éducation nouvelle ». Il sagit de Cousinet et de sa méthode de « travail libre par groupes ». Si jai aujourdhui des critiques à y apporter, je me souviens du choc que jéprouvai à loccasion de ce contact. Il y a un abîme entre les conceptions de Cousinet et le dressage. Le métier pouvait-il donc avoir du bon... en attendant mieux ?
Mais revenu dans ma classe, il mest impossible damorcer quelque technique sérieuse, car jai un autre inspecteur bien convaincu de la justesse des vues traditionnelles et de son autorité. Mais la voie est ouverte. Je me rattrape comme je peux en lisant les deux gros volumes de la « Pédagogie Scientifique » de Mme Montessori. Voilà un son de cloche bien nouveau !
Jaurais pu continuer à lire ainsi les ouvrages dautres pédagogues, ce que je nai fait, heureusement, que plus tard, à loccasion de la préparation à linspection. (Toujours la perspective dun métier plus actif !)
Car les pédagogues les plus valeureux navaient pas prévu les techniques déducation valables dans les écoles populaires.
Je suis lecteur de la revue « Clarté » de Barbusse. En 1925, un an à peine après larrivée dans le poste que joccupe, je découvre un article sur lImprimerie à lEcole. Jimagine tout de suite la joie que doivent éprouver les enfants à manipuler de vrais caractères et surtout à publier un journal de leur composition. Mais naturellement, je ne réalise pas du tout la révolution que peut apporter la correspondance interscolaire. Mais qui est donc ce Freinet, auteur de larticle ?
Jécris immédiatement à Clarté qui me donne ladresse de Freinet et je mabonne à lEducateur Prolétarien (à lépoque, le bulletin sappelle encore lImprimerie à lEcole). Enfin ! voilà quelque chose de réaliste et de possible. Je ne me doute pourtant pas de ce que toute ma vie va se trouver transformée de fond en comble par ce contact. Je finirai par oublier ce besoin de méchapper de la prison pédagogique.
Et me voilà nommé dans le hameau de Linchamps, noyé dans la forêt des Ardennes, « à la tête » dune classe unique de 45 élèves. Cette fois, ça y est : je me procure le matériel dimprimerie, une presse de bureau « Cinup ». Les caractères, dans leurs composteurs, sont bloqués sur le couvercle de la presse. Il faut dinfinies précautions pour ne pas tout renverser. Notre corps dimprimerie est le 9. Cest un peu petit, mais les gosses sen tirent bien. Nous imprimons sur le format _ commercial, que nous appelons bulletin de vote, parce que nous les utilisons effectivement (sur lautre face).
Comme jy crois, jai confectionné un matériel Montessori : barres de 1 à 10, mais réduites ; perles par dizaines, chaîne des 100, chaîne des mille (dans son rapport, M. lInspecteur écrit : chaîne dEmile). Mais tout cela reste inutilisé. Quant aux équipes constituées en souvenir de Cousinet, elles ont pris un autre caractère, puisquelles laissent à la fois la possibilité de travaux individuels et surtout parce quelles contribuent aux activités de toute la classe.
Nous sommes alors en France une quinzaine dimprimeurs et le département des Ardennes est à la tête du peloton !
Je me mets en relation avec une artiste parisienne ; Hélène Guinepied, qui fait peindre les enfants. Un nouvel enthousiasme est né : il sagit de la peinture en grand. Un superbe héron est apporté en classe. Nous utilisons les pinceaux à filet, des poudres de couleurs des peintres. Jen trouve dexcellentes, finement broyées, en Belgique et le verso du papier à tapisser. Notre héron a les honneurs dune exposition à Paris. Il est magnifique, mais cest une copie fidèle et non une interprétation. Comme nous sommes loin encore du dessin libre auquel Elise Freinet nous initiera !
En 28, ma femme se trouve gravement malade : je me mets en congé pour convenances personnelles pour exercer dans le midi, dans une école privée. Elle est située à Lescar où se trouve aussi lEcole Normale des Basses-Pyrénées. Le Directeur est le seul en France à préconiser lemploi de limprimerie scolaire. Je prends contact et il mautorise à aller visiter la classe dapplication où elle est en usage.
Je my présente. Linstituteur, qui corrige le cahier dun élève, se retourne lentement, pendant que son porte-plume se maintient dans la direction de son épaule, selon la théorie pédagogique de lépoque en matière décriture.
On mexplique seulement comment on se sert de la presse, ce que je sais faire. Nous bavardons un peu, pour la forme, car je napprends rien de neuf.
Au bout de quelques mois, nous nous transportons avec armes et bagages dans une école en construction à lAmélie, hameau de Soulac-sur-Mer, dans la Gironde. Je conserve toute liberté daction, mais sans matériel suffisant. Je plonge alors dans la méthode Montessori, puisque nous pouvons nous procurer le premier matériel authentique introduit en France par Mme Waddington que jai rencontrée.
Je lutilise avec les petits et confectionne tout ce quil faut pour les grands. Jen apprécie les avantages... mais il manque quelque chose : la SOCIALISATION que Freinet a mise au premier plan.
Parmi les élèves de 2 à 15 ans, deux grands, qui ont terminé leurs études primaires dans ma classe de Linchamps, me donne loccasion dune éducation plus profitable. Ils ont voulu me suivre à tout prix dans le midi, et leurs parents ont accepté. Il sagit de Denise et René. Cest face à face quils sont initiés à tous les problèmes. Je crée un matériel concrétisant les formules chimiques. Eux-mêmes, par tâtonnement, cherchent les quantités de chaque corps nécessaires à léquilibre dune réaction, celle-ci découlant tout dabord de lexpérience.
René est devenu mon camarade : il me tutoie. Je le conduis à lécole de Marennes, car il a eu le coup de foudre pour la mer. Il deviendra le commandant du plus grand pétrolier de France. On lui avait pourtant dit, avant mon arrivée à Linchamps : « Tu ne feras jamais rien, tu as une tête de cochon ». Grâce aux techniques Freinet, malgré mes 45 élèves de tous âges, javais pu lui confier la responsabilité de ses études. Cest pourquoi, à lexamen des bourses, il avait fait une démonstration magistrale au tableau, tout comme un bon professeur.
Mais à lécole de lAmélie, une incompatibilité totale existe entre la direction et moi. Malgré la liberté dont je bénéficie sur le plan pédagogique, japprends quon ne peut rien faire de vraiment valable dans une atmosphère défavorable et désordonnée. Des moniteurs désoeuvrés défilent dans létablissement où ils vivent au pair. Ils ont presque toujours un dogme en tête et, par là même, sont aveugles devant les réalités vivantes.
Jobtiens un poste dans lenseignement public à la Bollène-Vésubie, dans les Alpes-Maritimes. Me voici maintenant dans un site magnifique de montagne.
Je moccupe des Amis de « Monde », le journal de Barbusse, pour les Alpes-Maritimes.
En classe, il ne mest pas possible de démarrer le journal scolaire, avant quune histoire idiote, suscitée par lInspecteur, avec des prétextes racistes (« Vous comprenez, vous nêtes pas du pays ») moblige à quitter le village. LInspecteur, tristement célèbre, a dû être sanctionné, trop tard hélas ! Il avait donc inventé que « je navais pas loreille de la population », ce qui fut démenti par la présence bienveillante de tous les parents délèves et même détrangers, à la distribution des prix. Javais innové : TOUS les élèves avaient un livre. Le maire était effaré et scandalisé de mon départ : « Il fallait me prévenir ! ».
Je dois passer sur bien dautres histoires, précédant souvent celle-ci : elles avaient pour cause ou pour prétexte lemploi des techniques Freinet.
Mais Freinet était dans le département ! Nous nous rencontrions lors des réunions du syndicat unitaire.
Jobtins le poste de Cannes-Croisette, où je jouis dune certaine indépendance : ni directeur, ni adjoint.
Cest là que je prépare lInspection... mais jai décidé de faire la grève des examens et ai répondu dans ce sens à la circulaire qui posait la question. Je suis appelé avec quelques autres au Ministère où on nous fait une leçon de non-suivisme aux décisions du syndicat. Et je ne suis pas reçu. Ma note frise la moyenne. Cest tant mieux parce que je ne sais si jaurais pu, à lépoque, occuper un poste pareil.
Me voilà donc plus proche de Freinet. Je me décide à aller le voir. Ma femme et moi, nous arrivons un matin à lécole de Saint-Paul. Dans le petit logement, je trouve Freinet, Elise, la petite Baloulette (Madeleine) et « la Mémé ». Prise de contact pédagogique. Aussitôt passé la porte dentrée, à droite, lescalier qui mène à létage. Sur chaque marche, dans le coin, un paquet de fiches. Cest le fameux (à lépoque) Fichier Scolaire Coopératif sur papier, comportant surtout des textes littéraires sur différents centres dintérêt. Il na que deux ans dexistence. Toute la coopérative est dans ce logement, et le ménage Freinet constitue tout le personnel.
Vers 11 heures, je veux prendre congé et rentrer pour déjeuner. Freinet, jusque là, a été presque froid, sans doute à cause des problèmes qui se posaient à son esprit. Tout à coup, il sanime : « Vous nallez pas vous en aller comme ça ! Vous dînez avec nous. - « Non, non. Tu sais, on va te déranger avec notre régime sans viande... » « Eh bé ! tu mangeras tout de même bien de la salade et des légumes... »
Et là-dessus, nous parlons alimentation. Freinet, qui avait le sourire, devient sérieux. Je ne me doute pas que tous deux (Elise surtout) vont sintéresser au problème de la santé et réformer complètement leur mode de vie. Nous faisons connaissance avec le Docteur Vrochopoulos (dit « Vrocho », de Nice qui collaborera au livre « Cultiver lEnergie » de Ferrière). Elise ouvrira une rubrique nouvelle dans lEducateur Prolétarien : « La santé de lEnfant ».
Laprès-midi me révèle le Freinet aimable, rieur, laissant négligemment tomber, comme argument, une plaisanterie pleine dà-propos. Une photo est prise.
Seulement, quand on est mordu par lesprit « Imprimerie à lEcole, il est impensable quon ne soit pas engagé dans une responsabilité.
Notre conversation sur le fichier scolaire coopératif permet au psychologue Freinet de dépister en moi un goût du classement qui vient bien à point. Comme il est trop tard pour étudier sérieusement la question, il men touche un mot en me signalant lurgence dune classification par centres dintérêt.
Lorsque je linvite chez moi, à Cannes, cela devient très positif. Je lui soumets mes suggestions. Il est daccord. « Bien sûr, aussitôt que ce sera prêt, tu menvoies ta classification ».
En ce temps-là, nous navions aucune pratique sérieuse de lemploi du fichier de documentation. Par habitude, nous avions en tête les « idées générales », les matières du programme. Impossible de grouper des camarades pour former une équipe. Pouvait-on y penser, alors que nous nétions que quelques camarades par département ?
Bref, lusage de la classification n°1 fut quand même profitable, mais dès que le fichier se répandit dans les classes utilisant plus profondément les techniques Freinet, il fallut sinspirer des besoins nouveaux qui se manifestaient. Toute évolution nouvelle, tout élargissement de la pratique a nécessité des modifications, jusqu'à la 5ème édition actuelle.
En toute chose, Freinet était à lécoute de ses collaborateurs toujours plus nombreux. Il me transmettait toutes les remarques quil recevait et que je joignait à celles qui marrivaient directement. Ce fut ainsi jusqu'à la dernière contestation des jeunes camarades qui, en 1965, ont exigé une réforme plus profonde, en accord avec lafflux de nouveaux maîtres « école moderne ».
Tout au long de sa vie, Freinet, qui savait faire preuve dune volonté inébranlable lorsquil était sûr de répondre aux besoins de tous les coopérateurs, savait aussi tenir compte des observations dun débutant dans lusage de nos techniques. Cela se traduisait généralement par un conseil de ce genre : « Tu dois avoir raison. Alors, tu vas essayer cela et tu nous expliqueras ce quil en est résulté ». Il le mettait souvent en relations avec un camarade quil savait susceptible de coopérer. Quelquefois, le gars se décourageait, parce que Freinet semblait avoir oublié, ou attaché peu dimportance à son expérience. Puis, un beau jour, comme cela mest arrivé plusieurs fois, il recevait un petit mot de Freinet lui demandant : « Tu mavais parlé, un jour, de... Quest-ce que ça devient ? Tu sais, ce serait intéressant, si ça pouvait marcher. Donne-moi des nouvelles. Et ne tarde pas trop, car il faut le soumettre aux camarades avant de publier, si possible dès la rentrée scolaire ? »
Au moment du mouvement pour les « méthodes actives », nous navions été quune poignée à lutter avec Freinet, après le congrès de Paris de 1928. Au cours des années 30, les techniques Freinet prouvaient leur supériorité pratique en ce domaine. Le problème du matériel prenait toujours plus dimportance, confirmant les conceptions de Freinet sur le « matérialisme pédagogiqueé. Mais justement, nous étions les seuls à ne pas dissocier les techniques de lesprit de l »école actice » en évitant de tout centrer sur le matériel et la méthode qui en déterminerait lemploi. Cest à cette distinction que je mattaque alors : dune part, des « jeux éducatifs » à portée limitée, visant le plus souvent à enseigner plutôt quà former la personnalité ; dautre part, de véritables outils aux multiples possibilités dexpression et de création, en relation avec la vie sociale.
Comme Freinet encourage tout ce qui va de lavant dans le sens de la vie naturelle, comme dans le sens du progrès social, il publie la communication que je lui fais sur les expérioences du Docteur Bates concernant lamélioration de la vue et la myopie scolaire (1931).
Depuis 1928, dans certaines classes, les occasions naturelles de calcul sont saisies, grâce au texte libre et aux enquêtes. Puis, le calcul vécu est préconisé, non plus seulement comme activité « sur le vif », mais aussi dans son développement. Comme pour le texte libre, on pense à élérgir lhorizon en mathématiques. Je propose que les problèmes surgis de la vie soient conservés et classés dans le fichier documentaire, de façon à étoffer, à élargir tout calcul issu de la vie. Ce voeu nest pas encore réalisé.
Pour favoriser cet élargissement du centre dintérêt mathématique, je fais alors connaître la technique des histoires chiffrées. Celle-ci a plus de succès, puisquon va jusqu'à léchange avec les correspondants.
Lorsque Poujet propose la publication dun dictionnaire CEL, me voici entraîné dans le travail dune nouvelle équipe, formée au congrès de Bordeaux, sous la direction de Freinet qui dirige les débats.
Ces années 30 sont loccasion de nombreuses autres initiatives. Freinet a publié sa « Grammaire en quatre pages ». Je pense quon peut battre ce record et ramener létude de la grammaire ... à zéro. Freinet mencourage à donner mon point de vue. Je commence par distinguer grammaire et orthographe, puisquil existe des langues où lon écrit tout simplement comme on parle, à très peu de choses près.
Létude de lorthographe subsiste, hélas ! Me voici donc mobilisé pour la mise au point du fichier dothographe daccord. Je réussis à éviter la publication dun fichier de syntaxe et analyse, basé sur des textes libres, bien que je laie enn grande partie mis en forme. Car jestime, avec Freinet, quil suffit de partir du texte libre fraîchement élaboré, et encore sans tirer sur la corde !
Puis Freinet minvite à adapter la méthode du Pr Washburne, dite de Winnetka, sur fiches graduées, pour lentraînement aux mécanismes des opérations. Il mexplique lavantage de cette disposition, alors que jusque là javais expérimenté cette technique avec les livrets originaux. Il est partsans de fiches plus courtes que les pages des livrets, pour que lélève peu entraîné puisse limiter son travail. Notre reconnaissance est vive envers le Pr Washburne qui nous a permis aussi facilement dadapter sa méthode, fruit de longues expériences.
Lorsque Freinet, nommé (déplacé doffice) à Bar-sur-Loup, à la suite dun scandale retentissant provoqué par la réaction locale, estime que ce serait une capitulation que daccepter le poste, il se met en congé et reste à St-Paul. Cest à ce moment que je lui suggère douvrir une école expérimentale au service de sa pédagogie, ce qui lui permettrait une liberté daction plus grande.
Cest en 1935 que louverture devient officielle. Mon souhait se trouve réalisé. Mais lorsque Freinet me demande dêtre son collaborateur, je ne puis accepter.
Jallais quelquefois à lécole Freinet. Des réunions, des stages y avaient lieu et je ne manquais aucune de ces manifestations. Peu à peu, les bâtiments sélevaient, les premiers construits par Freinet et ses élèves. Mais, dès le début, latmosphère, malgré la présence dinternes, y était étonnante de santé morale et de fraternité.
Un jour, Freinet demanda à un garçon si sa blessure allait mieux. La plaie se situait aux parties qui, à lécole Freinet, ne passaient pas du tout pour honteuses. Jen ai eu la preuve ce jour-là, un groupe de garçons et filles sest approché ; cela allait beaucoup mieux. La physionomie de ces enfants me prouvait leur inquiétude au sujet de la guérison de leur camarade et strictement rien dautre. Chaque matin, tous les élèves faisaient leur plongeon dans leau froide. Je me rappelle la réponse de Freinet à un stagiaire qui lui parlait de cette situation : « Tu vois, les gosses, ici, ne sont pas à poil, ils sont nus ». Quand je pense quaujourdhui seulement on ose enfin considérer les questions sexuelles comme toutes naturelles, je mesure quelle avance notre ami avait sur son temps, même en cette matière.
Je revois aussi cette soirée où un groupe délèves joue devant nous une petite pièce de théâtre libre de leur cru. Un garçon représentait Freinet. Je ne me rappelle plus le thème, mais jentends encore, dans la bouche de lenfant, la remarque qui revenait souvent sur ses lèvres : « ça sarrangera ». La gamine qui représentait Elise nétait pas en reste et soignait un élève malade.
Un jour, Freinet vient à Bruxelles à loccasion du congrès de la Ligue de lEnseignement. Nous partons de lécole de Paudure où les Mawet, fondateurs du mouvement belge, pratiquent nos méthodes. Nous allons visiter lEcole Decroly. Nous sommes reçus par Mlle Hamaïde. Freinet nous fait tout de suite remarquer que les belles synthèses nen sont pas en réalité, du moins pour les enfants. En effet, elles ne résultent pas de la comparaison naturelle de faits et de phénomènes étudiés à loccasion de la vie. Il est vrai que, de son vivant, Decroly avait recommandé de donner la priorité aux centres dintérêts spontanés. Mais cest Freinet seul qui a créé les techniques permettant que surgissent de tels centres dintérêt.
Au cours du voyage aller, Mawet nous fait passer par lobservatoire que nous devons contourner, le parcours est plus pittoresque. Puis, on descendra vers la ville sur la gauche. A un certain moment, je montre à Freinet une maison en construction et je compare les murs de pierre épais aux construction du midi, déjà hâtives, en parpaings et minces briques creuses.
Nous tournons, Mawet guettant lendroit où il doit bifurquer. Tout à coup, fou rire général dans lauto ; on aurait juré une bande de gosses, nous voici à nouveau près du chantier. Cest Freinet, comme par hasard, qui décochait les blagues les plus percutantes.
Le guerre dEspagne éclate. Je reçois régulièrement le journal du mouvement catalan. Il se place demblée dans la résistance au fascisme. Un jour, jy trouve la relation au sujet de notre camarade Benaïges. Il a été arrêté brutalement dans sa classe, emmené à peu de distance et fusillé devant ses élèves. Je traduis immédiatement cet article pour lEducateur Prolétarien.
Lorsque, de temps à autre, je vais à lécole Freinet, jy rencontre les réfugiés orphelins exilés dEspagne. Une vaste souscription a aidé les Freinet au début.
Notre ami Almendros, inspecteur, et nos meilleurs camarades imprimeurs doivent fuir après la défaite (des Républicains). Ils ne pourront pas demeurer longtemps en France et se réfugieront en Amérique latine. Un jour, Almendros est venu assister à un congrès. Il se trouve assis près de moi. A ce moment, cest Pagès, catalan de France, qui parle avec sa volubilité habituelle, roulant les « r ». Je comprends difficilement ce quil explique. Cest Almendros, le catalan espagnol, qui maide à saisir le sens de son intervention.
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Et le travail continue ! La classification comporte bien un index alphabétique sommaire qui permet aux non-habitués ou en cas dhésitation de sy retrouver quand même assez rapidement, par exemple, si lon ne connaît pas la famille dun animal ou la période historique correspondant à un fait. Freinet le trouve insuffisant : il souhaite un index aussi complet que possible, éliminant seulement les cas rares. Cest un travail qui exigera de moi plusieurs années. Je suis lordre dun petit dictionnaiore, concernant tous les mots susceptibles dêtre recherchés. A mesure, je les note sur des petits cartons avec leur numéro. Ensuite, il me suffira de les ranger alphabétiquement et de recopier.
Quand la guerre mondiale éclate, jemmène mes paperasses pour continuer le travail. Jy réussis pleinement pendant les quelques jours où je suis chef de poste déchargé de garde, aux environs de Rethel, car les copains refusent catégoriquement que je la prenne à mon tour, tout comme le cuisinier dailleurs. Malheureusement, je suis rappelé au cantonnement où le confort est inexistant.
Pendant loccupation, je reste en relations avec Elise, puisque Freinet nest plus là. Je ne suis donc quindirectement en rapport avec lui, moyennant certaines précautions.
Il me fait parvenir le manuscrit de son « Education du Travail ». Me voici plus que jamais convaincu de la totale confiance quil me témoigne, et étonné aussi de la profondeur et de lampleur de ce travail magnifique.
Depuis lors, il est tant de mémoires pour revivre les activités infatigables et débordantes de Freinet et de tout lInstitut Coopératif quil nest pas nécessaire que je donne des exemples personnels des faits qui se sont produits au cours de cette période plus récente. Non que les difficultés se soient aplanies, hélas !
Je nai jamais douté que le mouvement se prolonge et continue à se développer après la disparition de Freinet. Il y a trop de volontés et de compétences qui ne peuvent rester en suspens. Mais les anciens, ceux qui ont vécu avec lui, dès les premières années de son action, ressentent profondément le vide qui sest creusé, ne serait-ce que par les hésitations quil nous aurait permis déviter. Personnellement, je mattendais au pire et je métonnais quun homme puisse résister au train denfer quil simposait, malgré les précautions quil prenait pour conserver sa santé.
Aujourdhui, je connais un autre étonnement : la rapidité avec laquelle les nouveaux-venus, les jeunes surtout arrivant à une surprenante maturité. Ils deviennent des collaborateurs éclairés, des militants très avertis, et même des chercheurs. Ils nous donnent lassurance que la Pédagogie Freinet continuera à évoluer en gardant la tête du peloton, et quelle évitera lécartèlement entre la fidélité à ses principes et les dangers de son extension parmi la masse des enseignants.
Que tous les nouveaux-venus, surtout ceux du printemps révolutionnaire de 1968, lisent lEducation du Travail et autres ouvrages de Freinet, ainsi que lhistoire de notre mouvement : Naissance dune Pédagogie Populaire dElise Freinet.
Comme les quelques anciens, présents lors des toutes premières années, qui ne se comptent aujourdhui que sur les doigts de la main, ils connaîtront ainsi les bases de l « Imprimerie à lEcole », devenue l »Institut Coopératif de lEcole Moderne », jusque dansleurs racines. Et quils noublient pas que la « Coopérative de lEnseignement Laïc », si elle na pas changé de nom, si elle obéit toujours aux mêmes idéaux, si elle a toujours besoin de tous, est devenue aujourdhui une entreprise moderne.
Mars 1969
Roger Lallemand
Chemin Célestin Freinet
83 - Gonfaron