Litinéraire de Célestin Freinet
(Ce texte, écrit à la demande des CEMEA à la mort de Freinet, est paru dans la revue « Vers lEducation Nouvelle » en 1966)
Cest une tâche difficile que de parler dun homme qui refusa sur sa tombe les fleurs et les discours, de celui qui tenait à rappeler souvent la phrase de Barbusse : « Les mots qui ne sont que des mots sont presque des mensonges ».
Mais, dans la fraternité qui unit les C.E.M.E.A. et le mouvement de lEcole Moderne, les mots sont plus que des mots. Parce que je suis, comme tant dautres, au carrefour des deux mouvements, militant dans les deux camps sans ressentir dhiatus ou de contradiction, je souhaite simplement montrer à mes amis ce qua été et ce que restera lhomme que je voudrais mériter dappeler mon maître.
Pour la foule, Célestin Freinet est le personnage dun film : « LEcole Buissonnière ». Pour certains, il nest que le fondateur dune coopérative de matériel scolaire original, le créateur de lImprimerie à lEcole et de la Bibliothèque de Travail. Pour dautres, il est le pionnier de lécole expérimentale de Vence, dans les Alpes-Maritimes. Pourtant, si lEcole Freinet représente laboutissement dune uvre, sa réussite même risque de masquer aux yeux du spectateur hâtif, certaines leçons dune destinée exemplaire.
Certes, le périple géographique de Freinet tient peu de place sur la carte, mais nous navons pas le droit doublier ce que furent pour lui Gars, Bar-sur-Loup et Saint-Paul.
LE PETIT PAYSAN DE GARS
En laccompagnant pour la dernière fois vers son village natal, en effectuant ce retour aux sources qui fermait le quadrilatère de sa vie, beaucoup de ses disciples découvrirent avec émotion à quel point Célestin Freinet avait été marqué par son enfance.
A larrivée du cortège dans ces lieux isolés, sauvages et nobles comme seuls savent être les pays de la Méditerranée, à lentrée de ce petit village du bout du monde auquel notre civilisation refuse maintenant une école, à laccueil fruste et pathétique de ces paysans sans âge, devant la simplicité de la cérémonie près de la modeste maison natale, nous avons soudain senti tout ce que léducateur avait gardé du petit berger.
Quil fût paysan, nous le savions tous, bien sûr, même si nous regardions plus loin que le côté folklorique de laccent et des comparaisons rustiques, mais jamais, je lavoue, je navais compris combien la vie de Freinet était restée fidèle à son enfance de Gars.
Ceux qui, comme moi, furent enfants de ville, ressentiront avec gêne et douleur, la frange de sa pensée qui leur demeure inaccessible. La rusticité de Freinet nest pas sortie des pages de Giono, mais de lexpérience de sa vie.
Aussi toute son action a-t-elle tendu pour le droit du plus humble, du plus isolé des enfants, aux valeurs authentiques que la culture bourgeoise lui refusait. On mesure sans doute mal la part de défi des expositions dart enfantin au cur de lhomme qui nous racontait, encore avec émotion, sa première rencontre avec le dessin : le jour où, par chance inespérée, il avait pu sacheter un crayon à deux couleurs ; sur une feuille de cahier et en cachant bien cet acte dindiscipline et de gaspillage, il avait dessiné... un drapeau bleu, blanc, rouge !
Pourtant, sil voulait que les enfants les plus déshérités puissent accéder à la vraie culture et à la technique moderne, il prétendait aussi ne rien abandonner de celle qui avait été lunique recours de son enfance : la nature.
La part des méthodes naturelles dans sa pédagogie ne procède pas du mythe dune nature idéalisée, mais dune constatation déroutante de simplicité : « Pourquoi nous exténuer à conduire mal, dune manière artificielle, scolastique, les apprentissages quune démarche naturelle réalise sans heurt, pourvu quon la favorise ? »
Avec Freinet, les enfants apprirent à lire, à rédiger, à peindre de la même manière naturelle quils avaient appris à courir et à parler, tandis que les apprentissages « méthodiques » de lécole engendraient méthodiquement linattention, le dégoût et la dyslexie. La rutilante sucette chimique ne valait pas le miel. Comble dironie : cest aux méthodes naturelles, si souvent méprisées, quon demanderait plus tard de réparer les désastres prévisibles de la pédagogie dogmatique, dans les classes de perfectionnement ou de transition.
Cette volonté de concilier les conquêtes modernes et les nécessités de la vie naturelle a pu paraître naguère contradictoire, mais à notre ère de pollution, dintoxication, dagressions physiologiques et mentales, le petit berger de Gars nous rappelle les valeurs que nous ne devons à aucun prix laisser perdre.
Le souci de Freinet de mettre en uvre toutes les possibilités de lhomme, le rendait attentif, sinon crédule, aux prétentions de la science marginale. « Sait-on jamais ? » disait-il parfois devant quelque hypothèse hasardeuse et, si certains refusaient de le suivre en cette confiance dans les possibilités humaines, ils peuvent porter témoignage que jamais le chercheur na frayé avec lobscurantisme ou le spiritualisme nébuleux.
Passé de son village à luniversité du pauvre quétait lEcole Normale, il aurait pu se contenter, comme tant dautres, dêtre le chantre de son enfance, de donner des leçons aux autres avec la philosophie ostentatoire du prolétaire parvenu. Il choisit dêtre et de rester :
LINSTITUTEUR DE BAR-SUR-LOUP
Ceux qui connaissent lhistoire vont me dire : « Et la guerre ? ». Oui, cest vrai, de 18 à 22 ans, il est saisi par la guerre, mais cette guerre qui la frappé, qui lui a labouré la poitrine au point de le laisser pour mort, cette guerre nentre pas dans son périple, elle nest quune monstrueuse parenthèse.
Freinet, mutilé, dont le premier écrit est un hurlement de douleur « Touché ! », mettra toute son énergie à nier la guerre et ses blessures, à être un homme de paix. Je ne parlerai plus de la guerre.
Il arrive donc à Bar-sur-Loup, village de métayers, non pas coupé du monde mais misérable, où il va réaliser la première expérience déducation populaire sans préalable.
Lécole Freinet, quil voulait exemplaire, ne doit pas nous faire oublier que la véritable naissance de lEcole Moderne se situe dans une classe de 35 petits « sous-prolétaires », sans autre matériel que les bancs-pupîtres à quatre places. En huit années, de Bar-sur-Loup que rien ny prédestinait, il fera une capitale pédagogique par son acharnement et son génie déducateur. Je laccorde, génie est un mot écrasant, mais peut-on le refuser à celui qui, le premier, nous a révélé que le génie créateur est la chose du monde la mieux partagée.
A ces sauvageons incultes, il donne le droit et les moyens de composer des histoires, des poèmes ; dans leurs doigts engourdis par les corvées du matin, il glisse des pinceaux et, bientôt, face à la culture académique, fleuriront les oeuvres frustes mais pleines de sève du tout venant de nos écoles primaires.
Certes, on rira bien de lui et dElise, sa compagne si riche de sensibilité artistique, lorsquils liront ou exposeront les réussites de leurs élèves, comme on se moque de larchéologue qui ramasse des bouts de cailloux. Les grands artistes, eux, reconnaissent ce quil y a dans ces cailloux denfance ; Barbusse, Romain Rolland, Prévert, Lurçat, Picasso ne craindront pas de se compromettre à les encourager.
Cette confiance sans borne dans les pouvoirs de léducation nest pas limitée à lenfant. Contre ceux qui admettent une nouvelle pédagogie entre les mains des meilleurs maîtres, sans discerner toujours combien cette réserve est infamante pour les autres, Freinet postule de léducabilité des éducateurs. Il ne cherche pas une pédagogie délite accessible aux seuls êtres dexception, il accueille les instituteurs, comme les enfants, tels quils sont, pour obtenir deux quils se dépassent.
« Les pédagogues-nés nont pas besoin de moi, cest pour les autres que je travaille ».
Parce quil condamne lécole traditionnelle, quil faudrait plutôt appeler routinière, on a souvent mal vu à quel point il est dans la tradition de lécole républicaine ; cest le lot des révolutionnaires dassurer pour lavenir les valeurs permanentes du passé.
En huit années, tous les jalons dune pédagogie moderne auront été posés et lon ne peut apprécier luvre de Freinet par la seule lecture de ses livres. Luvre de Van Gogh nest pas faite en premier lieu des admirables « Lettres à Théo », mais de ses toiles de la campagne dArles ou des autoportraits. Luvre dun peintre, cest dabord sa peinture ; celle dun pédagogue, la pédagogie quil a créée.
Sans oublier limportance de son uvre écrite, quil lui arrivait de sous-estimer lui-même, nous devons souligner que le plus important est, à nos yeux, la diffusion dans des milliers de classes de pratiques éducatives qui marquent un progrès incontestable : le texte libre et le dessin libre, limprimerie à lécole et le journal scolaire, la correspondance interscolaire, la lecture naturelle, la véritable coopérative, le calcul vivant, le travail autocorrectif programmé, le fichier documentaire et (dès 1927 !) une utilisation intelligente des moyens audiovisuels. Bien sûr, si Freinet, avec une intuition remarquable, a su incorporer des techniques diverses en un ensemble cohérent, il na jamais prétendu être linventeur de toutes les idées quil met en uvre. Une lettre récente précise sa pensée : « Les chercheurs, les intellectuels ont découvert les sources, mais sil ny a pas lhomme qui canalise leau vers chaque village, cette eau sera perdue et sans utilité. Nous sommes ceux qui préparent les canalisations damenée deau sans lesquelles, quelle que soit la splendeur des sources, les champs ne seront jamais irrigués. Quon ne sy trompe pas, cest la besogne la plus difficile. »
Sans mépriser les principes théoriques indispensables, Freinet se soucie dabord de forger des outils, de dégager une technologie qui permettra sans formalisme, à léducateur le plus humble, de mettre en pratiques les idées justes mais trop vagues quil trouve dans les livres.
Comme novateur, il a place parmi les Montessori, Decroly, Dewey, mais son originalité profonde est son titre de premier vulgarisateur de la pédagogie moderne.
LE LUTTEUR DE SAINT-PAUL
Ce souci de mettre une éducation humaine à la portée des plus humbles, maîtres comme élèves, lui vaudra rapidement la méfiance et lhostilité de ceux qui, après sêtre intéressés à ses innovations, préfèrent que la liberté soit le privilège dune caste.
Dans le contexte des années 32-34, Freinet sera en butte aux persécutions du conservatisme virulent. On sacharnera sur lui et sur ses amis, tout en leur reprochant de nêtre que des petits techniciens aux idées courtes. Ce serait faire beaucoup dhonneur à une petite imprimerie ; en fait, ce qui est en cause, cest une conception de la liberté dexpression et dapprentissage de la responsabilité.
La calomnie, les menaces dune minorité vindicative amèneront ladministration à décider « dans lintérêt de linstituteur menacé » un déplacement doffice qui serait une capitulation.
Malgré sa volonté de demeurer instituteur du peuple, Freinet préférera se retirer que de se soumettre à la hargne des uns et à la lâcheté des autres. De ce jour, il sera indépendant, mais jamais isolé.
Militant plus que jamais, il restera le grand protestataire, celui qui dénonce la dégradation du métier, la discipline avilissante des écoles-casernes. Son mot dordre « 25 élèves par classe », après avoir provoqué des haussements dépaules, sera repris par les syndicats.
Contre le travail en miettes, dénoncé par les sociologues, contre la civilisation des loisirs qui nest quune civilisation de consommation, contre la tutelle des technocrates qui se réservent seuls le pouvoir de décision, Freinet lutte pour une société où lhomme se réalise par le travail et la responsabilité, où il ny ait aucun hiatus entre ses activités de producteur, de citoyen et dhomme libre.
Malgré les sympathies personnelles quil aura dans tous les milieux et à tous les niveaux, son indépendance desprit ou de langage fera souvent de lui un gêneur et un suspect, tant il est vrai quun esprit libre est dangereux et encombrant.
LE FEDERATEUR DE VENCE
Si, pour tout le monde, Vence évoque une école exceptionnelle, pour les membres du mouvement de lEcole Moderne, cest dabord un lieu de rencontre et déchange. Certains ironistes aimeraient camper Freinet sous les trait dun patriarche ou plutôt dun pape régnant sur son église ; ils nont probablement jamais approché un pape. Le nôtre recevait avec la même chaleureuse simplicité le professeur duniversité étrangère et le jeune remplaçant, répondant à toutes les lettres, tellement tendu à lécoute confiante des autres quil fallait parfois le protéger, malgré lui, des importuns.
Plus encore que lanimateur, avec Elise, de lécole qui porte son nom, il a été fédérateur dhommes, à une époque où nos pédagogues découvrent lAmérique et la psychosociologie. Faut-il rappeler que, depuis 1920, Freinet a organisé sa pédagogie autour des relations du groupe. Dans sa classe, plutôt que de corriger les textes libres individuellement, il les fait lire, choisir et mettre au point en commun. La recherche personnelle dans tous les domaines aboutit à un exposé au groupe. Toute lactivité de la classe est tellement liée aux relations de groupe que la coopérative est la clé de voûte de la pédagogie Freinet.
Il faut même ajouter quelle va au-delà de la psychosociologie en rompant le cadre clos du « groupe classe » lui-même. La classe nest quun milieu privilégié parmi dautres et elle est, comme lindividu, sujette aux névroses de claustration. La rupture du cadre « classe » par les enquêtes, mais surtout le journal scolaire, la correspondance, même au niveau des enseignants, par les confrontations fréquentes, paraît le meilleur garant de léquilibre de léducation.
Si, comme les CEMEA, le mouvement de lEcole Moderne a pu, dans un milieu assez individualiste, rassembler des milliers déducateurs, cest de la même façon : en leur proposant un but précis. Les CEMEA se sont proposés la formation des cadres de jeunesse, lEcole Moderne la mise en chantier des outils dont lécole a besoin.
Pas dautre secret de la cohésion que le travail décidé et réalisé ensemble.
Par le travail, le groupe, quil soit classe ou mouvement, retrouve son unité. Les individus ont pu se heurter ; dès quil sagit sincèrement de se mesurer aux réalités simples et sans indulgence, ils comprennent que leurs oppositions sont bien minces auprès de laction commune quils ont voulue ensemble.
Car le travail décidé en commun est à la fois un objectif immédiat, une source de responsabilité collective et la meilleure occasion de prendre conscience des perspectives les plus lointaines. En classe, lédition réellement coopérative dun journal scolaire implique, de proche en proche, une remise en question de toutes les habitudes scolaires et sociales.
Pour la formation des maîtres, Freinet compte sur cette éducation du travail. Il ne demande pas des cours magistraux déducation nouvelle dans les écoles normales et répétait, il y a peu de semaines :
« Pas trop de discours, pas de propagande verbale, montrez votre classe en action. Demandez du travail aux camarades de vos groupes départementaux, quils fabriquent coopérativement les outils qui leur manquent : brochures, fiches-guides, bandes programmées. Dans la confrontation qui naîtra et avec le concours des plus éclairés dentre eux, ils en auront plus appris sur les vrais problèmes pédagogiques que par de longs discours. »
Après avoir pratiqué longtemps cette démarche en spirale centrifuge qui, dune action limitée, sélargit et se généralise par les prises de conscience successives, Freinet en reconnut luniversalité dans toutes les conquêtes naturelles de lenfant et même dans la méthode du savant et de lartiste.
Le terme de « tâtonnement expérimental » est devenu le symbole dune nouvelle approche qui prétend rendre compte de toute démarche humaine, du nouveau-né à Picasso. Le travail dapprofondissement entrepris par Freinet reste inachevé, mais il avait déjà communiqué à ses amis lébauche de son travail et cela même est un exemple de sa méthode.
Alors que dautres préfèrent fignoler une uvre avant de la montrer, Freinet, sil avait le souci lointain de la réussite, commençait par essayer. Avait-il une idée encore imprécise, il la publiait, comptant sur les réactions, les contradictions pour approfondir sa recherche.
Digne en cela de lenfant quil observait, il na jamais eu la pudeur de ses tâtonnements. Peu lui importait quon le traitât de béotien lorsquil saventurait dans les territoires réservés de la psychologie ou de la programmation ; au grand effarement de tous, et parfois de ses amis, il prenait place, puis, peu à peu, chaque sillon prolongeant le précédent, en semblant parfois le répéter, il élargissait son ère dévolution et parvenait à prouver quil avait eu raison de quitter les sentiers battus.
Aussi, cette dialectique vivante qui ne veut lâcher aucun des fils de la réalité et nutilise quen second lieu lexpérience des autres, a-t-elle été pour les meilleurs de ses amis, plus quune attitude pédagogique, une véritable méthode de travail et daction qui est encore loin davoir donné tous ses fruits.
Luvre de Freinet na jamais été lapanage dune secte, elle appartient au domaine public. Chacun pourra y puiser, parfois même, comme certains officiels, sans citer les sources. On fera du « Freinet amélioré » sans se rendre compte quil avait lui-même pris option sur un avenir inconnu, car il sest tellement identifié à léducation que son uvre ne représente pas un état, mais un devenir. La fidélité à Freinet ne peut se résoudre à un hommage vibrant au passé maintenant révolu, cest un engagement à continuer la tâche interrompue.
Un très grand éducateur vient de disparaître, la poursuite de son combat nous concerne tous.
Octobre 1966 Michel Barré