Freinet, nous, vous... et nous
Deux lettres de camarades mont fort inquiété ces derniers temps. Et je me suis dit que, puisque Techniques de Vie avait décidé de jouer le jeu de la vérité, il fallait que je livre aux camarades les réflexions quelles ont suscitées en moi.
Si on ne radicalise pas la situation, les choses vont rester dans linformulé, mais elles seront constamment sous-jacentes et, à cause de cela, rien ne pourra fonctionner. Ou alors, elles se cristalliseront au moment du congrès de Pâques. Et ce sera trop tard car, à mon avis, ce congrès devrait être un congrès de décision et de marche en avant. Aussi je prends la responsabilité de provoquer un débat.
Il faut bien, avant toute chose, reconnaître que le jeu de la vérité est un jeu difficile à jouer. Il peut faire mal et cela fait toujours mal de faire mal. Et lon comprend bien que, dans bien des circonstances, on préfère se taire pour éviter aux gens davoir à regarder la réalité en face.
Seulement, il faut également se dire quon peut se taire si on est le seul concerné. Mais lorsque des milliers dêtres humains, pour ne pas dire plus, sont en jeu, on ne saurait hésiter.
Car il ne faut pas se leurrer : il y a la société actuelle que lon connaît dailleurs mal, mais suffisamment pour éprouver le besoin den atténuer les néfastes effets. Et la société qui se prépare et que lon nous prépare ; et qui peut à bon droit nous faire dresser les cheveux sur la tête. On ne peut léviter : il faut prendre un parti. Et cest le parti de la lutte, de laction courageuse et clairvoyante.
Kroutchev, je crois, disait : « La vérité brise le verre, mais trempe lacier ». Le peu dacier quil y a chez nous a bien besoin dêtre trempé. Mais il y a aussi, évidemment le risque de briser le verre. Attendez, ce nest pas si sûr que lon ne puisse après recoller suffisamment les morceaux. Nous le verrons.
Je ne vais pas hésiter à parler encore à la première personne pour exposer ma vision des faits. Oh ! bien sûr, je pourrais prendre les masques traditionnels et saupoudrer ma prose de « on » et de « ils », mais ce serait accepter la règle de cette société répressive qui a si bien manoeuvré quelle a réussi à planter le CRS en nous. Elle nous a parfaitement convaincus quil ne faut jamais parler de soi, que ce nest pas décent, ce nest pas pudique, ce nest pas le savoir-vivre, ce ne sont pas « les bonnes manières ».
Vous avez bien lu : il sagit bien de manières qui peuvent être qualifiées de bonnes. Mais par qui ? Hélas, souvent par nous. Oui, mais ne sommes-nous pas manipulés ? cest vrai, le « je » est tabou. Mais est-il naturellement tabou ? Ou bien ce tabou na-t-il pas été insidieusement glissé en nous par ceux qui ont intérêt à navoir affaire quà des ensembles, quà des masses. Car lindividu est dangereux pour la « société bureaucratique de consommation dirigée » (H. Lefebvre). En effet, cest dans lindividu que réside lirréductible. Alors je parle de moi, à visage découvert, espérant que mon « je » pourra être entendu comme un nous :
- Javais 21 ans lorsque mon père a été tué par une locomotive. Lorsque, trois ans plus tard, jai pris contact avec les écrits de Freinet, cest tout naturellement que sest opéré le transfert daffection filiale, restée en suspens.
Mais, avant de le percevoir dans linconscient, je lai vécu dune façon consciente. Car, en rencontrant Freinet, je retrouvais ce combat même que mon père avait mené toute sa vie. Et cest à la fois à lhomme et à son combat que jai adhéré sans démêler ce qui revenait à lun et à lautre.
Aussi, cest un vrai chagrin de fils que jai éprouvé à la mort de Freinet. Et même maintenant, je ne puis en parler et même y penser avec détachement. Evidemment, ce nest pas mon lot propre, mais le lot de bien des camarades qui se reconnaîtront dans ces lignes.
Eh bien ! Justement, il faut en parler de ces camarades, car il ne faut pas quil y ait de clivage entre les « fils de Freinet » et les jeunes qui ne lont pas connu.
Comme lavait prévu Elise, à la mort de Freinet, nous nous sommes sentis comme des orphelins désemparés. Oh ! Avec quel empressement nous aurions aimé investir notre besoin dun père sur un camarade. Mais cela na pu se faire parce quaucun camarade navait les dimensions suffisantes pour assumer ce rôle.
Personnellement, je suis très conscient que jai tâtonné longtemps comme un aveugle. Et, récemment, mon fils ayant pris une certaine autorité et étant passé à une bonne affirmation de soi, jai été un peu à sa remorque sur le plan idéologique, jai été pour une part le fils de mon fils (ce qui ne laissait pas de poser de terribles problèmes de parenté puisque jétais mon propre petit-fils et mon propre grand-père).
Jai cru trouver par la suite quelquun à qui jaurais voulu, inconsciemment, faire jouer le rôle de père. Mais il ma si bien éclairé que je puis vous en parler maintenant. Oh ! il connaît bien la question puisquil voit lattitude de ses étudiants qui veulent se réfugier dans le groupe, lorsquon a détruit en eux limage paternelle. Et ils veulent donner au groupe une fonction paternelle (ou maternelle). Mais cest également refusé : il faut que le jeune homme (jeune fille) fasse le chemin nécessaire pour accéder à lautonomie, à léquilibre, à la prise en charge de soi, à la responsabilité.
Mais ce qui est vrai pour des jeunes gens ne lest pas forcément pour nous. Quoi ! Quest-ce qui nous reste à vivre ! Pour si peu, ce nest pas la peine de se fatiguer à changer de personnalité. Et dailleurs, lincrustation de notre surmoi est telle quil est hors de question que quelquun puisse nous prendre en charge pour nous aider à arracher notre vieille peau. Dailleurs la chair et les os viendraient avec.
Aussi nous pouvons facilement donner une fonction paternelle au mouvement Ecole Moderne qui a besoin (lui et aussi ceux quil peut aider) de tout le monde. Et même des plus faibles, des plus dépendants qui nen seront pas plus mal, au contraire, dêtre conscients de leur dépendance.
Oui, mais attention : pour que cette fonction paternelle puisse être attribuée au mouvement, il faut quil corresponde assez bien à limage de son père. Et il faut que, comme Freinet, il soit irréductible. Il faut également quil soit opiniâtre, tenace ; plastique ou mieux, dialectique ; respectueux des sensibilités ; moderne, donc présent ; et prospectif en même temps. Il faut quil y ait des relations entre ses membres. Et quil soit ouvert sur le monde. Et, en même temps, irréductible à la mode pour ce quelle nest quune mode, mais attentif au noyau sain quelle peut contenir. Et aussi, simple de langage par souci fondamental de toucher une masse de gens quil peut mettre ou remettre en route.
Donc, se souciant délaborer des systèmes (des modèles ?). Les plus justes possibles, mais aussi les plus assimilables. Il faut donc fuir les ésotérismes et les coquetteries de langage. Toute idée juste dans le monde doit être passée à létamine de notre mouvement pour quelle soit resservie, sous forme claire, à tous les praticiens à qui elle peut permettre un pas de plus.
Alors je vais maintenant tenter déclairer mon titre. Il y a eu chronologiquement : Freinet, nous et sil y a vous, maintenant les nouveaux, alors nous pouvons faire équipe ensemble. Car si ladhésion à lhomme ne vous a pas été possible, ladhésion à son combat lest parfaitement. Et les faibles, ceux qui étaient si attachés à Freinet quils nont plus rien à faire après sa disparition, il faut quils comprennent que cest dans laction, en participant, eux aussi, à lirréductibilité quils pourront retrouver Freinet et quils le feront vivre.
Ceci étant dit, je suis plus à laise maintenant pour aborder un problème qui, au fond peut-être, a suscité cette intervention.
En effet, je vois poindre un danger quil ne faut pas sous-estimer. Vous savez tous combien les conduites justes sont difficiles à tenir, car elles se situent généralement entre deux extrémités, tantôt un peu à droite, tantôt un peu à gauche de la ligne milieu.
Lun des extrêmes, cest que lon fige la pensée de Freinet en texte sacré. Et cela, nous ne pouvons laccepter. Et justement parce que nous sommes les fils de Freinet. Cest lui qui nous a appris à nous défier des textes dAutorités, fussent-ils les siens propres.
Aussi, il nest pas question que nous nous mettions à genoux sur les parvis, pour aller jusqu'à lautel en récitant des patenôtres qui ont généralement pour fonction dengourdir la pensée et de faire affleurer le subconscient. Non, il nous faut vivre dans le conscient et être éveillés.
Puisque je parle de dangers, jen vois un autre : celui de la récupération. Vous savez ce que vient décrire Garaudy : « Rendez-nous Jésus, il est autant à nous quà vous ».
En effet, les classes dominantes ont une large expérience : elles savent récupérer les symboles et les légendes dangereuses pour elles. Elles christianisent les menhirs et les héros du paganisme. Elles catholicisent le christianisme originel. Elles accaparent lamour l(la Vierge et lenfant), la pureté (la Vierge), linnocence des enfants (lenfant Jésus), linnocence des bêtes (lagneau), la souffrance des hommes (Jésus), la fonction paternelle (Dieu le Père), la bonté, la justice...
Bref, les Sadducéens et les Pharisiens de tous temps sy sont toujours entendus pour figer et geler les idées menaçantes.
Actuellement, on assiste également à une récupération de la pensée de Freinet. Il faut veiller et être présents pour conserver sa force au message, non pas parce que cest le message de Freinet, mais parce que cest un message vrai.
Mais ce nest pas en recourant au second extrême que lon pourra le faire. Et pourtant, nest-ce pas ce qui apparaît dans les deux messages suivants :