Première visite à Freinet

Ces quelques notes sont extraites d’un cahier tenu par Alziary. Je les ai résumées.
Nous sommes en 1926, les Freinet sont à Bar-sur-Loup. Alziary enseigne dans le Var.
Après avoir décrit le paysage avec poésie et sensibilité, Alziary parle d’Elise et de Freinet.
Gouzil

Contact avec les Freinet
Les Freinet arrivent en même temps que nous (Alziary est probablement accompagné de son collègue varois Pascal). Rencontre, présentation, toute simple et cordiale. Dans la fraîcheur du soir, nous prenons le chemin de Bar. Des forêts d’oliviers - silhouette de hautes collines - prise de contact agréable - conversation intéressante - calme du soir.
La route suit les caprices du vallonnement de la pente. De l’eau coule, les pas et la voix de ceux qui cheminent. Voici les lumières de Bar.
La classe de Freinet
Ce fut notre première visite au bâtiment scolaire, le soir, en arrivant à Bar ; local et mobilier vieux ; murs surchargés, telle fut ma première impression.
Il y manquait, il est vrai, l’élément essentiel : Madame Freinet, désignant un coin de la salle : « Et là-bas, il y a la Lino »2 (il s’agit de la petite presse d’imprimerie).
La classe est aux élèves, elle reflète leur âme dans ce que, nous autres hommes, nous appelons qualités et défauts.
Tout ce qui est aux murs atteste la vie de la classe ; les élèves ont participé à cette exposition, la variété et la tenue matérielle en font foi. L’enfant ne soutient pas l’intérêt longtemps. Il est facilement dispersé, désordonné. Il abandonne complètement ce qui passionnait la veille.
Aucune recherche d’effort du dehors sur le dedans, telle m’apparaît la classe de Freinet. Des clous plantés n’importe comment, enfoncés sans doute avec une pierre, un entassement de cahiers, de livres, parmi des bocaux et des spécimens de pierres sur la bureau du maître.
Dans le placard, j’aperçois une étagère mal posée, mais sur laquelle vous trouverez des ouvrages de valeur, des oeuvres de maître.
Aucun souci d’apparence.
« C’est la pagaille » nous avertit Mr Freinet. Liberté absolue des élèves, jeux, travaux, taquineries, tout cela constitue un tableau grouillant, un bourdonnement confus.
Penchez-vous sur un cahier d’un élève, pas de cahier recouvert, mais autant d’écritures que d’élèves.
Rien de rigide, rien d’artificiel dans cette classe. En somme, c’est la pédagogie de la liberté, je dirais volontiers : « Il faut laisser les enfants libres de faire ce que nous voulons qu’ils fassent ».
Le milieu, sans aucune contrainte ni rigueur doit introduire de l’ordre, du soin dans la vie de l’enfant. Il faut créer ce besoin.
Les enfants aiment leur maître et cela naturellement par simple contact.
Par l’agitation des élèves de Freinet, on constate tout leur naturel. Ils sont eux-mêmes. Ils aiment les bêtes. L’un d’eux copie son texte, un hanneton dans la main gauche ; un autre vient émietter du pain dans le bocal où évoluent des têtards.
Chez les enfants de Freinet, c’est leur état réel qui leur inspire l’amour des bêtes.
De la fenêtre, je suis les jeux de ceux qui viennent de sortir (la petite place sert de cour de récréation). Ils trempent leurs mains dans la conque de la fontaine, s’aspergent joyeusement, ensuite ils rentrent, se remettent à leur travail, plus attentifs après cette détente.
Un « grand » au tableau fait une multiplication, les produits partiels s’étagent en colonne. Nous voici à leur addition, mais pourtant le calculateur donne des signes de visible « impatience ». Il atteint les totaux des rangs élevés !... Sur l’escabeau se dessine une petite tache. Quelque chose ruisselle des pantalons de l’élève. Il donne libre cours à ses besoins naturels. Il ne peut plus tenir, mais il veut finir son opération passionnante, arriver au résultat.
Il peut aller au cabinet. Il préfère endurer. Quel intérêt apporté au travail ! Les nôtres qui, pour esquiver ou reléguer un exercice, demandent à sortir...

Deuxième visite à Freinet : Noël 1927
Le paysage est terne sous un ciel gris. Les oliviers semblent plus verts. De loin, on distingue à peine les tiges tordues et nues des plantations de rosiers. Le jasmin est noir, à demi-enfoncé.
Freinet m’attend au funiculaire. Il n’a pas perdu son opulente chevelure romantique. L’abord est rapide. Dans l’autobus, nous commençons à parler de l’imprimerie, naturellement. J’écoute beaucoup Elise, plus que je ne dis. Je revois avec plaisir Madame Freinet.
Leur intérieur s’est organisé. C’est une véritable exposition de Madame. Elle sollicite, elle retient.
Voici une tête fraîchement dessinée dans une assiette blanche bordée d’un liseré rouge. Au-dessus de la cheminée, l’effort pénible de deux hommes qui tirent une lourde pièce de bois. Plus haut des têtes de gosses. Derrière, des vieux, des vieilles dans des poses fatiguées et puissantes.
Madame Freinet dépeint d’instinct l’âme humaine aux prises avec la souffrance, en proie aux plus profonds sentiments. C’est l’artiste des cris du cœur et des mouvements de l’âme humaine. Elle aime à scruter, à définir les êtres. En ce moment, elle étudie la graphologie. Elle me semble douée d’un sens plus humain que Freinet qui incline plutôt vers le sens du social.
Très calme et pourtant rieuse et gaie, ses mots portent toujours. Elle parle lentement quand elle dit quelque chose de profondément juste. J’aurais voulu l’entendre causer art.

Freinet
Il fait toutes sortes de choses. Il accueille la vie ; il la répand. Il fait tout avec rapidité. L’être se révèle parfois dans un seul geste. Freinet mange une pomme. Il ouvre toute grande sa large bouche. En une fois, il mange la moitié du fruit. Il le tient dans ses solides mâchoires et, d’un coup brusque, irrésistible, il détache le morceau.
C’est un esprit sans cesse en mouvement. Il pense toujours. Il est pratique.
En descendant, il s’enquiert si les cruches sont pleines. Il profite de notre aide pour se débarrasser d’un travail matériel.
Freinet et sa femme collaborent. Elle ne reste pas étrangère à ses travaux. Il vivent bien l’un pour l’autre. Et, à mon avis, l’influence de sa femme vivifie, anime l’activité de Freinet.
Ils font un bel ensemble.

A St Paul le 30/12/1928
Ce village perché là-haut, qui coiffe la colline, c’est sûrement St-Paul. Ses « remparts » renforcent la pente naturellement abrupte. C’est un village fortifié des temps modernes.
L’église couvre l’école de garçons de son ombre. Je découvre l’école au fond d’une impasse ; une cour nue, une large tonnelle sans vigne, ni rosier ; un bâtiment bien vieux, un aspect d’abandon.
Je soulève le beau marteau de cuivre de la porte. Quelqu’un dégringole les escaliers, c’est Freinet. Je reconnais sa promptitude. Toujours le même, quoique laissant transparaître une certaine fatigue, un soupçon de souci.
Madame Freinet évolue dans la grande cuisine. Elle semble fatiguée. Même regard tranquille, même pli des joues : physionomie avenante et pleine d’intelligence.
Les Freinet sont si intéressants, si vivants qu’on pourrait passer de longs jours à détailler leur activité.
Ils ont déjà imprégné le milieu de leur personnalité. L’artiste a décoré la salle à manger selon la ligne et la couleur de la pièce. Madame Freinet fait de la peinture à l’huile maintenant, mais si elle a modifié la facture, elle a conservé son inspiration. Ce sont toujours des sentiments humains qu’elle exprime.
Ils sont eux-mêmes, partout et toujours. Pourtant Freint exerce dans des conditions abominables à St-Paul.
L’école, délaissée depuis quinze ans, est l’image même de l’abandon et du délabrement : une cour froide, des waters infects, pas d’eau ; un mobilier vieux, branlant, tailladé, décloué. Des élèves indisciplinés qui n’obéissent qu’aux coups et à la menace.
Aussi Freinet est fatigué, c’est visible.
Malgré ce climat, il a obtenu des résultats scolaires indéniables : bonne écriture, tenue convenable.
Nous remuons des projets : le fichier - le Camescasse. Nous nous entretenons surtout d’organisation matérielle.

A St-Paul, les 22 et 23 avril 1930
Le malheur a pesé lourdement sur la maison Freinet : c’est surtout chez Madame Freinet que l’on en trouve la preuve (elle vient de perdre une sœur). Elle se tient dans des attitudes languissantes, le regard est souvent lointain. Elle ne va pas vers la vie, elle l’accepte. Tout est lassitude en elle. Surtout lassitude morale. On la voit toujours préoccupée par un souvenir triste. Elle n’a pas souri une seule fois.
« Ah ! Alziary, vous ne trouvez pas la maison aussi gaie que la dernière fois ! »
Saisi et muet, j’étouffais les larmes dans ma gorge. Elle n’a plus guère travaillé son art depuis.
« Si ma fille vit, je veux en faire une gardeuse de chèvres. »
Les propos tombent, rares mais révélateurs. Il me tardait à connaître Madeleine Freinet.
Baloulette (elle a alors 8 mois)
Je connaissais les Freinet pédagogues, artistes, époux, je voulais les voir, les sentir père et mère.
Madeleine ne m’a pas déçu. C’est un beau bébé, bien portant certes, mais quand on dit cela, on n’a rien dit ! Elle a les yeux de Freinet : « C’est tout le portrait de la mère de Freinet », dit sa maman.
Ces yeux noirs, brillants, grands ouverts - chez le père comme chez la mère. Ils se ferment rarement. Ce sont des natures qui méditent, pensent tout en regardant. Et sans cesse, elle les pose sur un objet.
Toute petite, elle est déjà vivante, Madeleine Freinet !
Quel beau spectacle que celui de Freinet père de famille !
On cause ; on est en plein dans un sujet, voilà qu’instinctivement le camarade nous quitte des yeux, de la pensée, il va vers sa fille, lui parler, lui roucouler plutôt. Et pendant tout le temps qu’il s’entretiendra, qu’il agira, il ne pourra l’oublier. Il est porté vers elle. Il s’amuse d’elle, non par commande, mais par besoin, par amour pur.
Freinet est maternel ! quand il porte son enfant à la promenade, il la soutient, il la protège, il l’enlace dans son geste.
La grand’mère
La grand’mère Lagier-Bruno, bien qu’à la retraite, n’est nullement vieille ; elle s’harmonise avec le milieu vivant qu’elle a animé ailleurs.
Ses yeux bleus sont étonnamment jeunes ! Dans les yeux, on peut surprendre toute l’intelligence, toute la vivacité de son caractère.
Je pressentais l’étendue des événements qui avaient fondu sur la maison, mais chez eux, je sentais la douleur, l’abattement.
Nous nous sommes cependant donné le change en parlant métier et surtout coopérative.
Le matériel
Freinet exerce toujours dans des conditions épouvantables. La classe est encombrée par le mobilier - pour y circuler, il faut marcher sur les bancs, enjamber les tables. Qu’est-ce que cela doit être quand les 45 élèves l’occupent ?
Il est des coins littéralement inaccessibles au maître. Les tables sont à bascule, elles s’inclinent dans de brusques oscillations, elles ignorent la stabilité.
Freinet continue de tirer au rouleau, il ne fixe pas sa presse, il n’a pas modifié sensiblement sa disposition et sa manière matérielle. Il n’a ni le temps, ni la préoccupation de lui accorder l’attention nécessaire.
Nous voyons et manipulons enfin la presse Pagès de la CEL. C’est mignon comme machine, c’est du joli travail d’ajustage. Elle rend très bien pour les textes groupés ; elle est très rapide et entièrement automatique : l’élève n’a plus à déployer aucune initiative.
Nous lui reprochons de ne point, de ce fait, exercer nos enfants à travailler en groupe et surtout, sur le plan de l’automatisme, de ne pas entraîner la feuille.
Elle fait beaucoup de bruit et elle est chère.
Freinet, à son tour, fait connaissance de notre prototype. Il ne trouve aucune objection sérieuse à adresser au système.
La coopérative
En concentrant tout le matériel à St-Paul, en étendant les services, en réalisant ses projets, la coopé ne peut se passer d’une organisation matérielle rationnelle, à la fois souple et poussée.
Il lui fallait d’abord de la place. Les Freinet ne pouvaient plus continuer à entreposer les « papiers ». Ils étaient submergés. La coopé loue à St-Paul un local qui sert, en même temps, de dépôt, de magasin et de bureau. C’est une maison assez grande, à deux étages et dont la location ne gêne pas trop notre budget (50F par an) Il a fallu de l’ingéniosité et de l’habileté pour l’aménager fort simplement, c’est-à-dire économiquement.
Les vieux meubles abandonnés ont été utilisés, les placards renferment les stocks de papier, d’enveloppes, les presses, les rouleaux ; les tiroirs contiennent les polices de caractères, les vignettes, les filets, les traits... Toutes ces fournitures, tout ce matériel est classé, ainsi que les diverses éditions.
La première série de fiches est bien en ordre, compartimentée de façon à satisfaire à toute commande.
Et voici la collection de nos journaux scolaires imprimés. Elle couvre de nombreux rayons, les piles en sont plus ou moins hautes ; un simple coup d’œil suffit pour juger de la riche variété de nos productions au jour le jour.
Un rayon se garnit d’intéressantes brochures des syndicats d’initiative. On y découvre de nettes et belles gravures, des renseignements précis pour l’enseignement de la géographie ; de l’histoire. Une autre étagère est réservée aux affiches de gare, une autre encore aux périodiques illustrés.
La coopé a acquis une machine à reproduire à tirage intensif : une Rolêtho, c’est un merveilleux instrument de diffusion.
Les adhérents à la coopé devenant de plus en plus nombreux, le tirage des circulaires nécessitait un tel appareil, à moins de demeurer une besogne interminablement fastidieuse.
C’est une heureuse et féconde rationalisation de notre organisation.
Alziary