Élise Freinet a rendu hommage à notre ami Louis Meylan pédagogue Suisse, mort quelque temps après Freinet. Il écrivait pour le dossier sur la pédagogie Freinet de la Coopérative Scolaire l’article ci-dessous qui est, pour nous un “au revoir” de sa part.

Freinet et Pestalozzi
par Louis Meylan


Irrésistiblement, on évoquait Pestalozzi tel que nous le fait voir Anker, dans sa belle peinture du Kunsthaus, à Zurich, quand on accompagnait Freinet dans le préau de l'ensemble scolaire d'Annecy, où était convoqué, en 1964, le congrès de l'École Moderne: les tout jeunes enfants, les moins jeunes aussi, couraient à lui, mettant leur menotte dans sa main, levant vers son visage leur regard d'une transparence et d'une confiance divines. Tout aussi irrésistiblement, prenant conscience, au cours des inoubliables séances au théâtre, le soir, du mouvement issu de son action et de la transformation opérée, sous son impulsion, dans le monde de l'école, on songeait que, seul avant lui, Pestalozzi avait inauguré pareils changements. Freinet et Pestalozzi, beau thème qui mériterait d'être traité longuement, et que je ne puis ici qu'esquisser: Freinet et Pestalozzi sont deux génies pédagogiques du même très grand format, et les différences qui les séparent ne font qu'accuser leur complémentarité. Deux grandes destinées, donc, toutes deux consacrées au service des humbles, et dont a résulté pour d'innombrables enfants, un bien incalculable.
De grandes différences opposent bien sûr ces deux destinées séparées par 150 années, les plus pleines d'événements de toute l'histoire, sans doute; tous deux néanmoins (Freinet 1896-1966 - Pestalozzi 1746-1825) ont connu des débuts difficiles; tous deux ont été soutenus par l'amour dévoué d'une compagne; Freinet jusqu’au terme de son activité et au-delà, quant à la femme de Pestalozzi, son admirable compagne au Neuhof, elle n'était plus guère à Yverdon, qu'un hôte respecté de l'Institut. Tous deux avaient une dilection particulière pour les plus misérables de leurs élèves; ils se réjouissaient plus que de ceux des autres, de leurs progrès et de leurs découvertes. Il n'est pas sans intérêt de rappeler que Freinet, ayant réussi à l'examen de professorat de lettres, fut détaché à l'École Supérieure de Brignoles, qu'il s'y rendit, s'entretint avec le directeur et revint le même soir à Bar-sur-Loup! Quant à Pestalozzi, il n'avait peut-être pas complètement tort quand il écrivait, dans son Chant du Cygne: "Je dois répéter ici ce que je me suis dit secrètement à moi-même cent et cent fois, pendant mes années de malheur: en mettant le pied sur la première marche de l'escalier du château de Berthoud, je me suis perdu moi-même, embrassant une carrière dans laquelle je ne pouvais être que malheureux". Et son désir était, avant de mourir, de rouvrir, au Neuhof, une "école de pauvres"! Les lecteurs de Naissance d'une pédagogie populaire n'ont pas oublié Joseph, l'ami des bêtes (I p. 16 et suivantes) ou les deux "estamas" (Ibid.; planche en regard de la p. 64), si semblables à ces enfants errants du Neuhof, dont Pestalozzi trace le portrait dans la Prière aux amis de l'humanité de bien vouloir soutenir son oeuvre: Suzanne Daettwyler, les trois Meyer ou Marie Baechli.
Tous deux, chefs d'institut, étaient appelés par "leurs enfants" du nom de père: "Vater Pestalozzi” disait-on à Yverdon et, dans ses Souvenirs, Louis Vuillemin raconte que, si de quelques jours, ils n'avaient pas vu Père Pestalozzi, les élèves se sentaient tout tristes. De même à Vence, on disait papa et maman Freinet et, tandis que les sbires hurlaient à Freinet, avant de l'emmener au camp de concentration: "C'est vous! avouez!”, un enfant entr'ouvrait la porte de l'atelier en demandant: "Papa Freinet, j'ai égalisé le texte, peut-on imprimer?" et Oriol, le plus petit, embrassait ses jambes: "Papa Freinet, do ma un dato". Tous deux ont eu des amis, humbles ou célèbres. Pestalozzi: Iselin, Fichte, Stapfer, Jullien; Freinet: Barbusse, Romain Rolland, Langevin, Ferrière... Tous deux ont été en butte à l'hostilité des mêmes puissances: les partisans d'une tradition confortable (pour eux; ils ne pensaient pas aux autres!) le pouvoir politique et l'église, trop souvent associée au pouvoir civil. Voir pour Pestalozzi, les planches 104-107 de Pestalozzi et son temps (Il faudrait ajouter Biber). Pour Freinet, il suffit de relire "Naissance d'une pédagogie Populaire, ce récit si vivant et si mesuré.
Pestalozzi a été trompé lors de l'achat de son domaine et acculé à la faillite. Failli, il était poursuivi comme un chien par les gamins du village qui, jouant sur son nom l'appelaient "Pestilenz" (la peste). Ses écrits, sauf le premier volume de Léonard et Gertrude, sont tombés dans une profonde indifférence.
A YVERDON, il a été "lâché" par plusieurs de ses collaborateurs, trahi par d'autres (Niederer et Schmid); et chaque fois, l'autorité civile trouvait un prétexte pour mettre fin à son activité libératrice, en lui retirant la jouissance du bâtiment dans lequel il l'exerçait.
Le combat de Freinet fut plus spectaculaire: on passe des brumes du Plateau suisse au grand soleil de Provence; et n'oublions pas 150 ans de progrès! Grand blessé, après quatre ans de convalescence dans les hôpitaux, contre l'avis du bon docteur du bourg, il tient de 1920 à 1932, sa classe à Bar-sur-Loup, puis à Saint-Paul-de-Vence, il esquisse sa réforme de l'école populaire. En 1932, éclate l'affaire de Saint-Paul, racontée de la façon la plus vivante dans Naissance... (I, pp.209-258). Quel spectacle! Après quoi, contraint de quitter son poste, Freinet et sa femme ouvrent l'école de Vence, la classe pilote de la réforme qui s'étend et s'amplifie, l'école de Vence avec ses stages annuels. Mais éclate la deuxième guerre mondiale. Ce fut d'abord pour Freinet le camp de concentration, puis l’hôpital de Saint-Maximin; à partir d'octobre 1941, la Résistance et le maquis de Vallouise... Pendant ce temps, la C.E.L. restait en veilleuse; en 1945 on trouva tout pillé (et une fois encore, plus tard, un incendie suspect détruisit tout le matériel amassé); et c'est dans ces circonstances atroces que Freinet a conçu, puis rédigé, trois de ses plus importants ouvrages: L'Éducation du travail, L'expérience tâtonnée et Essai d'une psychologie sensible. Il faut relire sur ces années Naissance... (II) pp. l7l-l97).
D'un côté, donc, tragédie intime et poignante, au terme de laquelle la victoire est toute intérieure: le gouvernement du Canton d’Argivie nomme Pestalozzi citoyen d'honneur; la Société Helvétique l’invite à son assemblée. De l'autre, drame à grand spectacle, qui, après trois péripéties, trouve son happy-end: ce développement qui se poursuit, ces innombrables disciples qui, dans vingt pays s'inspirent de la grande idée d'une éducation répondant aux besoins profonds de l'enfant (ce que j'ai appelé l'école pour l'écolier). Mais, de part et d'autre même consécration; consécration à la vie à la mort, à la tâche qui le a appelés; même obstination paysanne: tout est détruit, on recommence.
Même esprit de service et même foi, non pas en eux-mêmes, car l'un et l'autre avaient cette humilité qui est la pierre de touche du génie vrai, mais en la vérité qui s'est imposée à eux et qui les a choisis pour la faire triompher. Deux hommes du même très grand format!
Et leur oeuvre à tous deux est d'une portée également incalculable. L'activité de Pestalozzi, au Neuhof et à Stans, a donné le branle à une nouvelle façon de traiter les orphelins, les enfants de commune, plus généralement les infirmes et les dévoyés: des maisons se sont ouvertes pour eux, dans lesquelles on s'efforce de leur donner quelques compensations pour ce qui leur a manqué dans les premières années de leur vie. Son bref passage à l'école primaire (pour les non-bourgeois!) de Berthoud a doté l'école élémentaire de techniques valables. Ses écrits, et non pas seulement Léonard et Gertrude mais l'Helvetisches Volksblatt et Wochenschrift für Menshenbildung, ont éveillé l'attention d'un public étendu sur les fins d’une authentique éducation. Ses collaborateurs ont fondé des écoles Pestalozzi en Suisse, en France, en Espagne (il y a aujourd'hui d'innombrables écoles Pestalozzi dans le monde). Ses Lettres à une jeune mère écrites pour l’Anglais Greaves, ont provoqué la création, en Grande-Bretagne des premières écoles maternelles. Ses idées ont influé sur l'organisation de l'enseignement public aux U.S.A. Prophétiquement, il écrivait à son ami Stapfer: “Nous croyons semer une graine pour nourrir les malheureux dans notre entourage immédiat et nous avons planté un arbre dont les branches s'étendent sur le globe entier, invitant tous les peuples de la terre sans exception à s'abriter à son ombre”. On y pense en voyant, au Pestalozzianum, la traduction de ses oeuvres en japonais; ou à Birr, à côté de la tombe de Pestalozzi, les cendres du Japonais qui a popularisé dans son pays l'oeuvre de notre grand pédagogue.
Quant à l'action de Freinet - pour ne rien dire de ses innombrables écrits - elle se résume dans un fait nouveau d'une signification immense: une fraternelle camaraderie d'éducateurs s'est constituée qui, chaque jour, entraîne de nouveaux éducateurs dans leur ronde libératrice. Libératrice du maître, dont elle transfigure le terme métier en un émouvant apostolat; libératrice de l’enfant a qui Freinet offre d'abord une école sans manuels ni leçons magistrales, dans laquelle le maître, tel un élève plus âgé, dirige une activité individualisée, née de le particulière nécessité et adaptée au besoin singulier de chacun: rédaction libre, ensuite texte collectif imprimé sur la presse de l’école et communiqué à d’autres écoles (éventuellement publié dans La Gerbe), dessin libre (ça c'est le domaine plus particulier de l'admirable compagne que fut pour notre Freinet, son épouse, Élise Freinet); étude libre, individuelle ou collective, à l’aide de fiches, de bandes, de la Bibliothèque de travail, au jardin ou à l’atelier... Et surtout à la racine de toutes ces techniques, une foi inébranlable en la perfectibilité de l’enfant et de l’adulte.
Réalisme et optimisme donc.

-=-=-=-=-=-=-

Les différences entre ces ceux génie pédagogiques sont, à première vue, importantes. Ainsi leur enfance, cette enfance qui exerce sur la formation de la personne une influence si décisive, les distingue profondément l’un et l’autre. Enfant, Freinet joue avec l’eau, le sable, le feu, il grandit en pleine nature. Il évoque le souvenir de ces années dans le chapitre 27 de l’Éducation du Travail. Pestalozzi lui, appartenait à la bourgeoisie citadine pauvre. Lui et ses frères et soeur ont été élevés en chambre; pour économiser leurs chaussures, on ne leur permettait pas de jouer en plein air!
Henri Pestalozzi, le rêveur était moqué, sans méchanceté d'ailleurs (on l'aimait bien), par ses petits camarades. Il fallut un tremblement de terre pour qu'il conquît leur estime: personne n'osait entrer dans le bâtiment, après la première secousse, c’est lui qui alla chercher les manteaux et les bonnets de tous!
L'époque, surtout était autre: A la différence de Freinet qui est de toute son âme “de gauche”, syndicaliste, prolétarien, Pestalozzi est un homme du XVIIIème siècle; exactement du temps des souverains éclairés, des “bons despotes”. Au début de sa vie, il était paternaliste, il correspondait avec des princes, Joseph II et Léopold II, et attendait de leur bon vouloir les réformes sociales et pédagogiques qu’il souhaitait. Puis il mit quelques années son espoir dans la République Française, qui lui avait fait des avances auxquelles il n’était pas resté insensible. Puis, il vit que l’empire, né de la Révolution, faisait peser sur les peuples une oppression plus grave encore que la royauté renversée. Après Waterloo, il reprit quelque espoir en deux souverains, ceux de Russie et d’Allemagne... Mais en 1814 déjà, il avait rédigé le manifeste, non plus paternaliste, mais démocratique, dont nos chers Confédérés font le plus grand cas, mais que personne ne s’est risqué à traduire en français: An die Unschul, den Ernst und den Edelmut meines Zeitalters und meines Vaterlands; quelque chose comme: “A l’innocence, au sérieux et à la noblesse de coeur de mes contemporains et de mes compatriotes”. C’est au peuple de conquérir les droits que le pouvoir lui refuse ou plutôt ne peut pas lui assurer! Au peuple, c’est-à-dire à la communauté, à tous les hommes de coeur et de service, “que leur activité civile les mette en rapport avec le peuple, qu’ils aient de par Dieu charge de l’instruire et de le consoler, qu’ils cultivent la terre, entourés de fils et de filles, de domestiques et de servantes, dans la prospérité et l’honneur, ou qu’ils vivent cachés dans la plus humble cabane, connus seulement de leur femme, de leurs enfants, de leurs voisins, dans la noblesse de leur âme...”
Plus profond peut-être est la différence de leur sensibilité. Pestalozzi est Alémane, un romantique (relire ses “Lettres à sa fiancée”); il s’exprime en effusion admirables et intraduisibles: il faut lire dans le texte original ses “Discours à la maison” (Reden an sein Haus), ou telle lettre dans laquelle il annonce à sa femme qu’il a été choisi par le Directoire helvétique pour s’occuper des orphelins de Stans.
Freinet a le robuste bon sens du paysan français. Il éprouve une insurmontable aversion à l’égard des laïus, des propos généreux; comme souvent le paysan, il fait preuve d’un étonnant sens du réel: il ne se paie pas de mots. Il parle froidement de son “matérialisme pédagogique”, par quoi il entend sa condamnation de toute profession d’éros pédagogique (cet éros pédagogique qui déborde constamment de la bouche et du coeur de Pestalozzi), mais surtout, sa conviction que, pour transformer l’école, il faut avant tout mettre entre les mains des instituteurs, un matériel, par le moyen duquel l’enfant puisse s’instruire et s’élever lui-même.
Mais Pestalozzi s’il a écrit: “C’est l’amour qui a tout fait; il a une grande force quand il ne craint pas la croix.” , n’en a pas moins doté, lui aussi, l’école primaire d’un matériel nouveau et de techniques qui ont été l’instrument durable de la profonde transformation dont un Horace Mann ou un Herbert Spencer lui ont fait l’honneur: le tableau noir, l’ardoise, les exercices d’élocution puis, à Yverdon, l’étude de la géographie locale sur le terrain.
Et il s’est, tout comme Freinet, intéressé non seulement à ses idées, mais aux jeux de son fils Jacobli et de “ses enfants” de Berthou et d’Yverdon.
Ses lettres à des parents d'élèves, dont nous avons quelques-unes, prouvent chez lui une intuition très juste et très fine de la personne singulière de chaque enfant. De son côté, Freinet, s'il juge vain l'appel aux sentiments, si l'amour non manifesté par des actes est pour lui sans valeur, sans existence (ce qu'il faut, c'est donner aux instituteurs, des locaux et un matériel au moyen desquels l'enfant puisse faire le travail par lequel il se constituera personne), il faut voir ce qu'il faisait, ce que faisaient et font ses continuateurs. A assumer dans leur classe ce rôle de frère aîné, d'entraîneur, de conseiller (et non plus de juge), à travailler parmi leurs élèves, avec leurs élèves, les instituteurs inspirés par lui créent une atmosphère étonnamment voisine de celle de l'Institut d'Yverdon, dans ses belles années. Ici encore il s'agit d'une différence de culture (l'un est français, l'autre alémanique), d'un moins et d'un plus, et non d'une opposition.
Freinet voulait l'école sans manuels et sans leçons magistrales. Pestalozzi était moins absolu, mais, dans ses instituts, les élèves se formaient par de nombreux travaux personnels et manuels. Les classes où M.A. Jullien nous fait pénétrer, avec lui, dans son précieux ouvrage sur l'Institut d'Yverdon ne sont pas sans ressembler parfois, d'une façon frappante, à celles de l'École Moderne. Qu'on relise M.A. Jullien!

-=-=-=-=-=-=-


Bref, compte tenu de la différence des temps, de la culture et du tempérament, Pestalozzi et Freinet ont travaillé dans le même champ, au service des mêmes valeurs. S'ils parlent souvent une langue différente, ils sentent de même sur tous les points importants. Et, si l'un s'est appliqué plutôt à assigner à l'école sa fin véritable, l'autre à la doter d'un matériel adéquat - ce qui constitue les deux problèmes fondamentaux et complémentaires de la science de l'éducation - tous deux ont néanmoins embrassé le problème éducatif dans son ensemble: poser des fins, inventer des dispositifs pédagogiques propres à les réaliser. Tous deux ont eu le même souci de la méthode. On a écrit des volumes sur la fameuse Méthode de Pestalozzi, jamais définitivement formulée, sur laquelle à Yverdon, on ne s'entendait guère. La Méthode, c'était, pour Pestalozzi comme pour Freinet, le but, la fin que doivent viser tous les travaux, tous les exercices, le comportement du maître et l'esprit de la classe. Mais, Pestalozzi savait, lui aussi, que ces fins ne peuvent être atteintes que par un ensemble concerté de moyens de même sens: de là, la leçon d'élocution pratiquée à Berthoud ou cette géographie sur le terrain qui émerveillait Carl Ritter. Tout cet ensemble concerté de moyens en quoi consistait pour Pestalozzi comme pour Freinet, l'éducation à l'humanité, a été remarquablement analysé et présenté en action par Jullien, dont le témoignage n'a pas été suffisamment considéré. Mais le "matérialiste" Freinet savait tout aussi bien l'indispensable nécessité, dans le sens normatif que nous venons de définir, d'une méthode. Dans sa lettre à des amis belges (Naissance... II, pp. 158 et suivantes), il a parfaitement expliqué ce qu'il entendait par là: "Nous l'avons déjà dit dans une étude précédente: il n'y a pas de méthode Freinet. Oui, j'ai été l'initiateur de l'Imprimerie à l'École dont nous ne saurions trop vanter l'importance pour la libération scolaire de l'enfant. Mais notre méthode serait un danger si elle se cantonnait à cette technique, si elle mettait en valeur, au détriment des autres, une activité particulière, si elle nous faisait négliger les ressources incomparables de la vie, des découvertes et des expériences de ceux qui nous ont précédés dans cette voie périlleuse...
Nous avons une idée pédagogique qui nous éclaire et nous guide comme un flambeau: elle est la résultante des travaux théoriques et pratiques des pédagogues et des chercheurs de tous les temps... Ce n'est pas avec des mots que nous voulons bâtir notre nouvelle pédagogie mais en définissant d'une part, ce que nous appellerons le climat du travail nouveau; en mettant au point, ensuite, les outils et les techniques permettant enfin la réalisation effective et pratique, avec la masse des éducateurs, dans les écoles populaires, des rêves généreux des pédagogues”. C’est ce que pensait Pestalozzi, sans peut-être pouvoir le dire aussi clairement.

-=-=-=-=-=-=-=-


Freinet et Pestalozzi sont, par vocation deux éducateurs; tous deux ont voulu pour l'enfant, une formation complète de la personne.
Freinet: intelligence, sens pratique, sensibilité esthétique, camaraderie et coopération, vie intérieure. Pestalozzi: Kopf. Herz und Hand (l’intelligence, le coeur et l'habileté manuelle). Tous deux ont voulu, avec des nuances dans le détail desquelles il serait trop long d'entrer, une école laïque. Tous deux étaient des libres-croyants et tous deux ont été en butte au critiques d'hommes d'église.
Tous deux étaient profondément persuadés qu'une réforme sociale doit précéder pour la rendre possible, la réforme de l'école. Dans l’Éducateur prolétarien du 15 décembre 1937, Freinet écrit: “il ne faut pas dire qu'on peut, dans tous les milieux, transformer sa classe. Cela n'est pas vrai. Il faut travailler avec méthode et persévérance, et dans tous les domaines d'activité, à transformer les conditions qui sont faites à cette école, afin que nos techniques puissent accomplir leur mission. " Quant à Pestalozzi, l'école n'était pour lui qu'une des trois puissances éducatives qui devaient conjuguer leurs efforts pour que le petit d'homme puisse atteindre la pleine stature de l'humanité; les deux autres étant le milieu familial et le milieu social. Et, dans son expérience simplement, pensée d’une réforme politique, éducative et sociale complète, il ne remplace l’école dérisoire de Bonnal que par l’école de Gluphi (décrite dans mon étude sur Pestalozzi et l'idéal coopératif) que lorsque la réforme des moeurs et des institutions est en bonne voie de réalisation.
Tous deux ont une claire conscience de la vertu de la collaboration et de la coopération. Dans son ouvrage: Umrisse einer genossenschaftlichen Ideengeschichte, le Dr. Henry Faucherre accorde à Pestalozzi, entre Zachokke et Emmanuel de Fellenberg, une place centrale dans le développement des idées coopératives en Suisse. Ce n'est pas assez dire: Pestalozzi est, au vrai, le père de ce ressaisissement, réponse aux maux de la guerre et aux crises économiques de la fin du XVIIIème et du début du XIXème siècles, dont une des manifestations les plus caractéristiques fut l’éveil d’un idéal coopératif et la naissance de diverses institutions coopératives. Quant à Freinet, les sigles sous lesquels il siégeait au cours des congrès de l’École Moderne: ICEM - CEL suffiraient à le déclarer. On peut aussi rappeler ces lignes, dans son rapport sur le congrès de Grenoble (avril 1939): “Nos méthodes de travail coopératif, elles aussi, seront de plus en plus axées sur l’effort à la base des éducateurs, qui peuvent se voir, se réunir, discuter. Il n’y a point chez nous, une centrale qui produit et diffuse. C’est de la base coopérative que viennent la lumière et l’effort”. (Naissance... II, p. 146) C’est d’ailleurs en comparant l’activité de Bonnal, que la profonde parenté des deux réformateurs éclate peut-être de la façon la plus frappante.
L'école de Gluphi est, dans son esprit notamment par son insertion dans la vie du village, toute proche de l'école de Bar-sur-Loup, où a pris naissance l'École Moderne, tandis qu'en même temps et dans le même esprit Freinet y organisait (et aussi bien dans son village natal), une activité coopérative que nous connaissons par le beau film "l'École Buissonnière".
Enfin, tous deux étaient profondément démocrates. En cette année où l'on commémore le vingtième anniversaire de la troisième proclamation des Droits de l'Homme (1766, 1789, 1948), il est bon d'insister sur ce point. Lisant dans Die Stimme Pestalozzis (traduction d'A. Tanner) les quelques extraits qu'on y trouve de ce vibrant appel déjà mentionné: " A l'innocence... Freinet n'eût pas manqué de reconnaître en Pestalozzi la même volonté de servir, par les mêmes moyens, ce qui constitue la suprême dignité de l'homme et de l'humanité, la personne (que Pestalozzi appelle individualité); la personne (personne communautaire serait un pléonasme) dont seul l'accomplissement (que peut procurer l'éducation) triomphera des périls, plus graves que jamais, qui nous menacent aujourd'hui. Il eût senti en lui, sous un langage dont nous avons perdu l'habitude et qui nous déconcerte souvent, le même réalisme, la même opposition à toute scolastique: "Le cours de mes recherches ne peut suivre d'autre direction que celle indiquée par la nature de mon développement individuel; je ne puis donc, en aucun point, partir d'un principe philosophique défini, quel qu'il soit; je ne puis même tenir aucun compte des lumières de notre siècle sur cet objet. Je ne puis et ne dois rien savoir ni chercher ici que la vérité qui est en moi-même, c'est-à-dire les résultats simples où m'ont conduit les expériences de ma vie". Et la même foi, non pas dans la bonté originelle de l'homme (Pestalozzi avait, comme Freinet, vu trop d'horreurs pour y croire) mais en sa perfectibilité. Nier la perfectibilité de notre espèce était pour lui le péché contre l'esprit. C'est pourquoi, à la suite de ses expériences au Neuhof, il s'était voué à l'apostolat le plus humain, l'éducation, libératrice du divin en l'homme, c'est-à-dire de sa nature véritable.
Il eût compris que seule la phraséologie le sépare de Pestalozzi, quand il écrit, par exemple: "Les dispositions, les mesures, les moyens éducatifs conçus en vue de la masse populaire et de ses besoins ne constituent en aucune façon le principe intérieur de la culture populaire, de la formation de l'homme. Dans des milliers de cas, ils ne valent rien ni pour l'un ni pour l'autre, mais s'opposent même directement à leurs besoins et à leurs fins à tous deux. Notre espèce ne forme point essentiellement son humanité en masse, mais individuellement, et d'homme à homme. La formation de l'homme avec toutes ses méthodes demeure éternellement, par son origine et son essence, l'affaire de l'individu et des dispositions qui s'y rattachent étroitement, et qui touchent à son coeur et à son esprit". Sous ce langage désuet, il eût reconnu son propre réalisme, sa propre foi démocratique, qui éclate dans tout ce qu'il a dit et fait.
Tout proches l'un de l'autre par les convictions essentielles, le second suivant le premier sur la même voie: la libération du maître d'école et de l'écolier inaugurée par Pestalozzi, tels nous apparaissent, en conclusion, les deux très grands éducateurs que nous avons tenté de comparer.

Louis Meylan
Professeur honoraire de l'Université de Lausanne
(Suisse)