La Technique Freinet
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Un peu d'histoire
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Le progrès, à notre époque, marche à une allure qui devrait encourager les plus sceptiques.
 
Les éducateurs - ils seront bientôt la majorité en France - qui se lancent plus ou moins timidement dans la pratique du Texte Libre et qui n'auront pas connu dans toute leur rigidité les méthodes aujourd'hui condamnées, auront bientôt tendance à croire que le Texte Libre est si souple, si naturel, qu'il a nécessairement été connu de tous temps. Comment l'enfant qui, monté sur sa bicyclette, ne saurait imaginer un monde - pas si lointain - où la bicyclette n'existait pas.
 
Ajoutez à cela la présomption de ceux qui ne veulent recevoir de leçon de personne et qui vous diront :
-Euh! Le texte libre!... De mon temps déjà!...
 
Alors donnons un rapide historique du Texte Libre, qui fera mieux comprendre en même temps ses véritables fondements et ses buts essentiels.

* * *

 
Lorsque, en 1924, j'ai commencé dans ma petite école de Bar-sur-Loup (A.M.), ma technique de l'Imprimerie à l'École, et que j'ai eu l'idée de donner aux textes, pensés, rédigés, écrits par les enfants eux-mêmes les honneurs de l'imprimerie et de la diffusion par le journal et par les échanges, je heurtais de front une conception pédagogique, qui n'a d'ailleurs pas encore totalement disparu :
- Des niaiseries d'enfants.... me disaient les camarades de Nice à qui je montrais candidement et timidement mes premiers essais... N'avons-nous pas dans nos livres de classes des textes d'auteurs autrement littéraires et intéressants?...
- Des textes d'enfants! écrivait-on alors dans les revues... Nous savons hélas! ce que les enfants peuvent sortir de leur pauvre cervelle si nous ne les y aidons pas... Voyez leurs rédactions! Et c'est sur ces pauvretés que vous voudriez baser une éducation!...
 
Il m'était facile de répondre que, justement, nous n'imprimions plus les "rédactions scolastiques", mais la vie des enfants, et que cette vie était précieuse aux éducateurs à plus d'un titre et que les enfants se passionnent pour tout ce qui se rapporte à d'autres enfants...
 
Mais vous savez ce que valent les justifications théoriques en semblables circonstances : ce ne sont qu'alibis d'original dangereux... Et un collègue me rendait mes textes d'enfants en me disant d'un air compatissant :
- Je vous reconnais bien là.... Vous ne ferez jamais rien de pratique!...
 
En juillet 1926 nous venions de sortir le n°1 de notre collection Enfantines : Histoire d'un petit garçon dans la montagne. C'était un petit livret sous couverture cartonnée, contenant un texte d'enfant délicieux, illustré par des dessins d'enfants, ce qui était aussi une originalité en ce temps-là car la méthode la plus avancée à l'époque -et elle était en progrès sérieux sur les précédentes - faisait dessiner des carottes ou peindre des marmites.
 
Nous avions donc sorti notre n°1 et, comme tous les parents, nous étions émerveillés de notre enfant. Nous devions nous rendre au Congrès de Tours des Instituteurs et nous tâchions de mesurer d'avance l'accueil qui allait être fait à cette petite merveille qui venait d'éclore. Faut-il porter 100 opuscules... Il n'y en aura pas assez!... Prenons-en 200...
 
Hélas! Pour un peu, nul ne nous demandait ce que nous avions réalisé là... C'était une lubie d'original... Quel intérêt voulez-vous que les enfants prennent à des textes si simples, si près de la vie... Donnons-leur du Margueritte, du Victor Hugo ou du George Sand!...

Il y avait de quoi nous décourager, certes!

Qui nous a soutenus en nous renouvelant chaque jour l'assurance que nous étions sur la bonne voie, et une voie fructueuse, qui réservait bien de réconfortantes surprises? Les enfants!... Nous nous rendions évidemment compte que, là, nous étions sur le solide. Les élèves les plus rebelles à l'enseignement traditionnel à base de manuels d'adultes étaient accrochés définitivement par ces pratiques à leur mesure ; par ces expressions de vie qui les replaçaient enfin dans leur milieu : les plus rebelles se mettaient à parler, puis à écrire, les yeux brillaient, l'intelligence s'éveillait. Des possibilités infinies s'ouvraient devant nous parce que nous avions retrouvé la vie. Et chaque fois que fut faite la même épreuve des enfants, hors de tout parti-pris scolastique, ce fut le même succès radical.
 
Lorsque, dès 1925, je communiquai le premier livre de vie réalisé dans notre école à quelques instituteurs passionnés de pédagogie, je reçus des réponses enthousiasmantes :
- Jamais, à ma grande surprise, mes élèves n'avaient écouté une lecture avec plus de profonde attention!...
- Ils buvaient du lait, m'écrivait un autre.
 
Et quand, dès 1928 aussi, commença notre échange régulier d'imprimés avec l'École de Trégunc, où notre vieil ami Daniel venait d'acheter l'imprimerie, quel intérêt soutenu, quel enthousiasme, que de pistes nouvelles s'ouvraient à notre pédagogie!
 
Et ainsi, peu à peu, nos textes d'enfants ont fait tache d'huile. Les instituteurs, intrigués, les ont soumis à leurs élèves. Et la révélation de l'intérêt qu'ils y portaient les a illuminés.
 
Nos Enfantines ont fait leur chemin. Les élèves s'y seraient, certes, passionnés, comme ils s'y passionnent aujourd'hui. Mais les instituteurs trouvaient sans doute ces livrets trop puérils... Parles-leur des Livres roses!... Nous devons à la vérité de dire que, au cours de ces débuts de notre publication Enfantines, nous avons été encouragés sans réserves par quelques grands écrivains qui étaient de grands artistes : Henri Barbusse et Romain Rolland notamment. Eux n'avaient point perdu ce contact magique avec la vie et ils sentaient d'emblée que cette envolée qui n'effleurait pas même les éducateurs. De temps en temps, quand il recevait un de nos numéros particulièrement réussis, Romain Rolland prenait sa plume et nous disait son enthousiasme d'artiste et son étonnement à la lecture d'oeuvres dont il sentait toute la profonde résonance.
 
Nous étions incontestablement sur la bonne voie.
 
La Gerbe est venue doubler cette campagne méthodique en faveur de l'expression libre des enfants. Pendant des années, non sans d'épuisants sacrifices d'argent, nous avons donné des exemples innombrables de ce que sont capables de nous offrir les enfants qui ont enfin la possibilité de s'intéresser au monde ambiant et de nous dire, sous la forme qui convient à leur tempérament -texte ou prose, poésie, chant, dessin, enquête, conte, réalisation manuelle - leurs besoins véritables sur lesquels nous pourrons alors bâtir une inébranlable pédagogie. Les pédagogues avaient essayé de rayer de la vie le babil qui fait le charme de l'enfance et sans lequel rien ne serait des acquisitions ultérieures. Nous rétablissons les voies naturelles dont on ne s'écarte jamais sans danger.
 
Nos journaux scolaires, nos publications diverses ont porté dans tous les coins de France et à l'étranger le message ardent d'une pédagogie à la mesure de l'enfant. Chaque jour, chaque année, des centaines et des milliers d'éducateurs sont venus se joindre au noyau primitif d'illuminés dont les rêves devenaient réalité. La cause est maintenant gagnée. L'accueil unanimement favorable fait à notre collection Enfantines en est la preuve. On ne fait plus de réserves maintenant. Certes, on peut trouver tel numéro mieux réussi que d'autres. C'est humain. Mais tous les éducateurs qui ont mis nos Enfantines entre les mains de leurs enfants nous écrivent : l'expérience est décisive. Nos enfants se passionnent pour les histoires vivantes et vécues d'autres enfants.... Et ils brûlent d'écrire, eux aussi, des textes qui paraîtront dans La Gerbe et dans Enfantines.
 
Qu'on ne s'y trompe pas. La faveur dont jouit actuellement même dans les sphères officielles, la pratique du texte libre, n'est pas un don du ciel, mais une lente et opiniâtre conquête des éducateurs de notre groupe qui ont montré, par leurs réalisations, la splendeur de l'oeuvre nouvelle. On sait maintenant que l'expression de l'enfant :
Passionne les enfants, et non seulement les auteurs, mais les lecteurs aussi, surtout s'ils peuvent eux aussi être auteurs.
Les ouvre affectivement et pédagogiquement à la connaissance des éléments fondamentaux de la culture.
Se prête donc tout particulièrement à l'exploitation pédagogique que nous recommandons.
Change l'atmosphère de la classe, en changeant notamment les rapports avec les éducateurs qui apprennent ainsi pratiquement à considérer en l'enfant non l'élève tel que la scolastique en avait dressé l'artificiel prototype, mais l'éminente valeur de la fleur qui va éclore et dont nous devons soigner la fructification.

A nous de continuer à montrer la voie pour des conquêtes encore plus profondes et plus définitives.