- témoignage
Solveig, élève de
lécole Freinet ... 30 ans après
par Solveig, propos recueillis par Louise et Jean
Marin
Lors du Festival d'espéranto à Paris en novembre
1984, surpris d'entendre Solveig chanter en espéranto la
chanson bien connue dans le Mouvement Freinet J'ai
lié ma botte, nous lui avons demandé où
elle l'avait apprise et ses souvenirs sont revenus en foule, nous
n'avons eu qu'à les transcrire.
Je suis née en Colombie d'un père
suédois dascendance wallonne et d'une mère
anglaise d'ascendance irlandaise qui se sont rencontrés en
Amérique du sud par suite de la guerre en Europe. J'ai une
sur et deux frères jumeaux. Nous sommes restés
en Colombie cinq à six ans. Nous, les enfants, vivions
complètement libres.
On a essayé de nous mettre dans un couvent de surs,
on était absolument insupportables, on criait, on cassait
tout. Il y avait des barreaux aux fenêtres et les surs
semblaient de gros oiseaux qui cherchaient à nous attraper,
à nous enlever les mains de lappui des
fenêtres.
Puis, nous sommes allés en Jamaïque, à
Kingston. J'ai fréquenté Hill-Grest
School pendant un an, c'était bien; ensuite les
États-Unis, un an ou deux dans les écoles publiques.
L'enseignement était très dispersé, aucune
liaison entre les disciplines.
Puis, on a traversé l'Atlantique sur le paquebot
Saturnien pour aller dans une ferme française
(c'était une des idées de ma mère) pour
apprendre tout de suite le français. La première
chose qu'elle nous a apprise, c'est à dire:
Je-ne-comprends-pas-le-français.
Vers neuf - dix ans, je suis arrivée à
l'école Freinet avec mes frères Lou et Björn et
ma sur Pilar.
C'était vraiment formidable, on ne serait cru en Colombie
quand on était petit et qu'on vivait libres. J'étais
bien avec Papa et Maman Freinet. J'étais très,
très heureuse. J'ai pu goûter la liberté et la
connaissance en même temps, ce qui est très rare. Je
dessinais, je chantais; à dix ans, j'ai fait une
pièce de théâtre, jai été
directeur de scène, j'ai fait les costumes, j'ai
écrit une foule de poèmes. J'étais avec mon
frère Lou (Castel) qui est devenu acteur, qui adorait jouer
des rôles, très brillant et faire le
prestidigitateur. J'étais aussi avec ma sur, elle
dormait dans le dortoir des petites. J'étais sa maman
puisqu'on avait l'habitude d'être la maman d'un plus
petit.
On était très libre au milieu de la nature, on
faisait des excursions. J'étais toujours en tête
puisqu'en Amérique du sud, j'étais née
près de la mer, presque dans la jungle, j'étais
Tarzan. Lécole Freinet, cétait sauvage,
on était libre. On navait pas peur du tout de
s'exprimer. On développait le sens de la critique avec le
sens social, car devant l'entrée des classes, il y avait un
grand tableau intitulé Je critique; on
écrivait ses critiques sur n'importe quel sujet et,
régulièrement, on discutait toutes les
critiques ensemble, cétait stimulant!
Je n'étais pas obligée de faire la fille, de jouer
avec les poupées. Je me bagarrais avec les autres, avec les
garçons, ils étaient assez forts, il fallait se
défendre. Cela m'a encouragée plus tard à
être féministe, cela ma semblé tout
à fait normal, c'est simplement, se défendre, avoir
le droit dêtre soi-même.
A l'école Freinet, on avait l'imprimerie, on votait pour un
poème. On nous encourageait toujours à écrire
des poèmes, ça me plaisait beaucoup, on imprimait
nous-mêmes les poèmes. C'était bien: on
commençait une chose - écrire le poème quand
on avait l'inspiration - et après, concrètement, on
le suivait jusqu'à la fin. Maintenant, tout est
divisé, fragmenté. On était encouragé
à réaliser ses tendances naturelles dans le sens
qualitatif: chanter, composer, peindre. On peignait, on nous
encourageait à ne pas copier, il fallait peindre suivant
ses impressions. Pour nous le faire comprendre, on nous montrait
des peintures de Matisse, des Fauves; on est allé visiter
la chapelle de Matisse à Vence près de
l'école. Vraiment, on se sentait libre de pouvoir
sexprimer. Au dortoir, on était bien. Normalement, on
n'est pas bien dans les dortoirs. A l'école Freinet, on
était fatigué toujours de façon naturelle,
physique. On avait la campagne autour de soi, l'air pur, on
faisait beaucoup d'exercice naturel. Ah! le matin! On se levait
très tôt, tout le monde courait au bassin deau
froide et se trempait dedans, on appelait ça le
choc. C'était vraiment le choc, surtout l'hiver.
Après, on courait aux lavabos, il y avait tant d'eau
chaude, c'était formidable, le contraste était
fantastique. Un ou deux moniteurs nous frottaient avec le gant de
crin si on avait encore un peu froid, ils nous stimulait ainsi la
circulation. C'était un peu spartiate! Après, on
mangeait très simplement le bol de café au lait que
je n'oublierai jamais. Chaque fois que je viens en France,
j'achète une baguette, je bois du café au lait pour
me rappeler l'école Freinet.
Je ne voulais pas quitter lécole Freinet.
J'avais des ami(e)s, je me sentais bien, c'était libre,
l'ambiance était créative, pas du tout
classifiée, tout était lié, j'avais
l'impression que la vie était à cette image, que
lêtre humain pouvait continuer à
développer ainsi toutes ses qualités sans être
obligé de se spécialiser.
Par la suite, dans la société, dans d'autres
milieux, j'ai constaté que c'était exactement le
contraire. Il ne m'a plus été possible de
développer mes tendances naturelles positives, il a fallu
me spécialiser et ça a été très
difficile.
Je pense que les années les plus heureuses de toute ma vie
sont celles de l'école Freinet où je ne suis pas
restée plus de trois ans et, plus tard, en Angleterre,
à Devon, à Dartington Hall School,
école progressive de W. Curry Elmhirst (un peu
parallèle à Summerhill). J'y ai
vécu mon adolescence, c'était un peu plus
formel.
Puis, je suis arrivée en Italie. Quel contraste puisque
tout de suite, j'ai commencé à étudier la
harpe et le piano au conservatoire de musique de Rome. Les
élèves portaient tous des tabliers noirs, on aurait
dit des corbeaux! Tous les professeurs étaient très
sévères, on ne pouvait pas communiquer. Et de
nouveau, je devais apprendre une nouvelle langue! A cause de la
langue, j'étais exclue des cours d'histoire de la musique
(en italien) qui m'intéressaient vraiment! Ça a
été un gros handicap. Je considérais le lien
entre compositeur et élève exécutant comme
essentiel. C'était de nouveau le conflit et le paradoxe:
j'apprenais une nouvelle langue, d'accord, mais qui me
coûtait la connaissance...
Quel contraste avec l'école Freinet! Je voulais me
rebeller. Je ne connaissais pas la langue, ce fut peut-être
heureux que je n'ai pas pu le faire! Je restais assise sur un
tabouret dans la classe, témoin de tout ce que je
considérais comme des injustices terribles. On ne pouvait
pas bouger, pas parler, il fallait obéir constamment. Seuls
les professeurs parlaient, seuls ils décidaient de tout,
même de la musique que nous jouerions. (Jaurais bien
voulu choisir). Il y avait les examens qui n'existaient pas chez
Freinet, les professeurs qui criaient, qui étaient
sévères, c'était vraiment une torture.
En Yougoslavie, je suis allée travailler durant
l'été, à construire l'autoroute de Belgrade,
la Bratsvo-Jedintsvo, une idée de ma
mère. Je faisais partie de la Brigade Internationale avec
mon frère Lou et ma sur Pilar. J'y suis restée
trois mois au lieu de trois semaines. Ma mère était
en Russie, nous l'attendions. D'ailleurs nous nous sentions bien
en faisant quelque chose d'utile et de social en même temps.
Étant assez musclée, je résistais bien,
j'aimais travailler et on samusait aussi: on improvisait des
sortes de Jeux sans frontière avec les
brouettes et les briques.
En dehors de l'école Freinet et de celle de Dartington,
c'est une des plus belles expériences que j'ai connues
pendant ma formation, mais il y avait aussi des revers ... En tout
cas, on se désintoxiquait de la décadence
occidentale, comme disaient les Yougoslaves. Pour moi, ce
n'avait pas été difficile de m'adapter. De nouveau,
je pensais à lécole Freinet puisque là,
j'avais été habituée à utiliser mes
mains. Chacun faisait un petit service de ménage à
l'école. Cela veut dire qu'il n'y avait pas de domestique,
on travaillait tous ensemble, chacun, garçon ou fille,
faisait son lit, je balayais le dortoir. Il y avait le sport, les
excursions, beaucoup d'activités physiques. Il y avait un
système de métiers ou de
brevets que, selon l'intérêt individuel,
chaque élève choisissait: nageur, peintre,
imprimeur, chanteur, danseur, cultivateur. Mon frère
Björn avait celui du Petit inventeur et,
aujourdhui il invente tandis que Lou -cela va sans dire-
avait celui de comédien. Et moi aussi, j'en avais plein,
plein.
En Yougoslavie, le haut-parleur, très tôt le matin,
diffusait des slogans idéologiques, il y avait des
réunions idéologiques. On voyait Tito partout, on
faisait de très grandes compositions de fleurs et de
pierres et on ajoutait le portrait de Tito, Tito, le fiancé
de toutes, le père de tous. Je n'aimais pas ça. A
lécole Freinet, il n'y avait pas d'idéologie,
on n'avait pas besoin de s'accrocher à quelqu'un, on ne
s'accrochait même pas à Papa Freinet, c'était
une sympathie naturelle avec lui, il n'y avait pas
didolâtrie.
-Comment l'éducation que tu as reçue à
l'école Freinet a-t-elle pu te servir ou te desservir dans
la vie?
Je crois que si on a résisté à ce contraste
École Freinet - Éducation traditionnelle, on est
plus serein, plus équilibré que la majeure partie
des gens, on est certainement très avantagé. Ce
n'est pas vrai que toute la vie on reste un peu boiteux à
cause de cette expérience ou qu'on retourne dans le
passé avec nostalgie ou qu'on reste passif, peut-être
par rancune.
Je crois que le passage à l'école Freinet m'a
donné la force nécessaire pour risquer plus car je
savais ce qui était possible, j'avais plus de courage pour
stimuler les autres, ceux qui ne savent même pas à
quoi on a goûté, même si on se sent plus
découragé qu'eux, mais c'est dur!
-Il semble donc qu'au travers de tout ce que tu dis,
léducation Freinet, quand on la quitte et qu'on entre
dans le monde, désadapte pour un certain temps.
Oui, absolument. Mais pas à cause de Freinet qui apprend
l'harmonie des êtres et des choses, mais à cause du
monde qui en est plutôt dépourvu! Et ça,
ça fait souffrir énormément. Si le monde
adoptait une vision-formation Freinet, il souffrirait moins et par
conséquence, moi aussi!
Et par ailleurs, cette formation permet de mieux voir vers quoi il
faudrait aller, elle donne des instruments pour aller dans cette
direction, puisqu'on a eu cette possibilité d'être
plus libre et complet. On a tendance à lutter pour des
causes justes - un peu comme les personnages de Brecht ou Don
Quichotte - et on milite pour des buts sociaux, pour la
qualité de la vie, la nature... Cest par là
quon retrouve une vraie identité, tandis que
lidéologie occidentale nous apprend le contraire: une
fausse identité, nourrie d'hédonisme
matériel, de narcissisme, d'égoïsme individuel.
Sur ce plan-là, la Suède m'exaspérait.
Je ne pouvais pas comprendre qu'il fallait se concentrer sur telle
et telle chose pour gagner sa vie. De par l'éducation
reçue chez Freinet, je pensais que naturellement, chacun
fait ce qui lui plaît, et, justement, parce que cela lui
plaît, il le fait bien et obtient les meilleurs
résultats.
Lêtre humain harmonieux n'intéresse pas les
donneurs de travail. Quand je dis: Je peins, je chante en
espéranto, je fais de l'astrologie, de la
chorégraphie et du théâtre, j'écris, je
traduis, je fais l'interprète, je fais de l'artisanat (on
en faisait à l'école Freinet) et un tas de choses
créatives, ça n'intéresse pas. Il faut se
spécialiser dans quelque chose qui ennuie. Ce que tu fais,
ce sont des hobbies. Et non! Ce sont les choses qui
nous donnent la vitalité, c'est la
créativité. Je crois qu'il faudrait inventer son
propre métier et faire quelque chose qui n'existe pas aux
yeux des normaux. C'est une bataille mais c'est
très stimulant.
-Comment es-tu venue à l'école Freinet?
C'est grâce à ma mère. Elle a toujours
été très, très libérale dans
les études. Elle venait d'une école anglaise, elle
connaissait les idées de Freinet, elle s'est toujours
intéressée à l'éducation.
C'était une femme originale, surtout pour ce
temps-là. Elle était intellectuelle, mais
formidable, formidable, je lui en suis très reconnaissante.
Si elle ne pouvait pas changer la société, au moins
elle préparait quelqu'un pour l'améliorer un tout
petit peu. J'essaie mais ce n'est pas facile.
-Cette éducation a-t-elle eu une influence sur ton
caractère?
Je suis sûre que cela a dû avoir beaucoup
dinfluence car je suis toujours de bonne humeur, j'aime
beaucoup plaisanter, faire rire et faire plaisir aux autres, mais
souvent les gens me regardent, froids ou indifférents. Je
ris, on dirait que le rire est défendu. En tout cas, je ne
cause pas de souffrance aux autres, je leur donne quelque chose de
plus. Faire rire c'est bien. Je me sens plus consciente de ce qui
se passe autour de moi car Freinet m'a ouvert les yeux dès
le début. En ouvrant les yeux, on voit beaucoup et on n'a
pas le temps davoir de petits problèmes. A
l'école Freinet, on peignait par exemple les murs du
dortoir en complète liberté. Quand on travaillait,
on chantait aussi. Je chante encore ces vieilles belles chansons
apprises à l'école Freinet et dont certaines ont
été traduites en espéranto pour que je les
chante.
Quand il faisait beau, on apprenait les leçons en plein air
et on ne s'ennuyait jamais. Et si, malgré tout on tombait
malade, il y avait les herbes, l'argile, les tisanes, les
remèdes naturels. J'ai composé à
l'école une chanson sur l'ennui de la maladie qui a ensuite
été enregistrée. On aurait dû filmer
tout ça. On nous encourageait toujours, on nous ouvrait les
yeux Regarde cet arbre! Il y avait un tilleul
énorme. Quand j'étais dedans à cueillir des
fleurs, cétait merveilleux, c'était comme une
cathédrale. Je pensais que normalement, je devais garder
pour moi mon impression. Je le disais en passant. Célestin
ou Maman Freinet ou un moniteur me disait
Développe. On nous encourageait. Maintenant,
personne ne dit Développe. On est jaloux, on
cherche tout de suite à enterrer, à réprimer
ce qui jaillit. On nous persuade de consommer au lieu de
créer et dêtre en même temps productif.
Cela, je n'arrive pas à le comprendre...
-Tu dois te sentir profondément différente de la
plupart des gens qui ont reçu une éducation
traditionnelle?
Oui, mais je me demandais aussi pourquoi, eux, ils étaient
si différents, embrouillés, compliqués. De
plus, avec ma famille, j'ai beaucoup voyagé et il fallait
toujours apprendre une autre langue, cétait assez
frustrant. Déjà, étant enfant, je pensais
toujours à une langue unique que j'aurais pu parler
partout.
J'avais appris l'espagnol en Colombie, mais je l'ai presque
oublié, puis assez vite les autres langues latines:
français, italien. En famille, on avait heureusement un don
naturel pour les langues, sinon, on aurait été bien
handicapé par tous ces déménagements! On
apprenait les gestes, mais c'est inutile devant un
magnétophone ou au téléphone! En famille, on
a commencé avec l'espagnol, le suédois, l'anglais.
Ensuite, on parlait anglais, suédois, français. J'ai
étudié l'allemand à l'école en
Angleterre, puis le serbo-croate en Yougoslavie. Toutes ces
langues m'ont aidée pour apprendre lespéranto
puisque j'avais dans l'oreille tous les accents des langues
différentes. Je me suis rendue compte que
lespéranto est vraiment nécessaire. C'est une
affaire de logique que d'apprendre une langue logique et facile.
C'est très utile, très pratique, je ne vois pas
pourquoi on fait là-dessus tant de discours!
-As-tu lexpérience que, malgré toutes les
langues que tu parles, il y a eu des occasions où tu n'as
pas pu communiquer?
Bien sûr! J'ai rencontré des tas de gens qui ne
savaient pas les langues que je connaissais.
-Bien que tu en connaisses cinq ou six!
Ça ne suffisait jamais! Ce serait si simple si on
encourageait l'enseignement de lespéranto au lieu de
celui des langues difficiles. Ç'aurait été
une très bonne idée si on avait enseigné
lespéranto à l'école Freinet! Il faut
stimuler les instances, il faut être moderne, ça fait
presque cent ans qu'elle existe, cette langue neuve! Je sais que
le système métrique n'est pas encore répandu
partout, bien qu'il ait presque deux cents ans. Mais c'est
tellement important cette ouverture sur le monde par une langue
internationale.
Je ne me suis jamais trouvée à l'aise avec des gens
qui n'étaient pas internationaux de culture, avec ceux qui
ont eu une éducation normale ou de
classe. Je n'ai pas les mêmes intérêts, il faut
beaucoup expliquer, ils ne comprennent pas. Ils sont
peut-être un peu jaloux de toute ma richesse.
Cela m'a rendue plus forte à l'intérieur, je n'ai
pas peur dêtre seule, je n'ai pas peur de
m'exprimer.
En résumé, je dirai que les deux choses qui m'ont,
sans aucun doute , le plus apporté dans la vie, sont, je
crois, la formation initiale que j'ai reçue à
l'école Freinet et, un peu comme une mise en application de
ces principes, l'ouverture sur le monde que mont
donné lespéranto et les pays dont j'ai pu
découvrir les cultures.
Propos recueillis par Louise et Jean MARIN
Solveig est connue dans le Mouvement espérantiste sous le
nom de SUZANA par sa cassette de chansons Par notre seule
volonté. Cette cassette contient des chants
féministes, entre autres J'ai lié ma
botte, histoire non traditionnelle d'une jeune fille qui
refuse d'épouser un prince.