Dès sa présentation au
congrès de l'Ecole Moderne à Angers, en avril 1949, le
film de Jean-Paul Le Chanois devient emblématique de la
pédagogie Freinet. Le leitmotiv musical du film,
"J'ai lié ma botte", restera pendant des années le chant de ralliement
des débuts de séances de congrès. En
réalité, ce chant n'a pas été
composé par l'auteur de la musique du film, Joseph Kosma (le
complice des chansons de Prévert), mais par Francine
Cockempot, animatrice de chant du scoutisme féminin.
L'explication: Le Chanois avait découvert cette chanson
à l'école Freinet de Vence, au cours du tournage.
Michel E. Bertrand l'ayant ramenée d'un stage de colonies de
vacances des CEMEA, l'avait apprise aux enfants de l'école
où il avait été appelé en octobre1947 par
Freinet, à sa sortie de l'école normale.
Mais remontons en arrière pour évoquer la conception et
le tournage du film.
Au départ, une rencontre de
copains
J'ai souvent entendu dire, sans avoir pu le vérifier, que
Jean-Paul Le Chanois et Bernard Blier avaient sympathisé
pendant la guerre, en 1940, et s'étaient promis de tourner
ensemble plusieurs films dès qu'ils le pourraient. De fait,
Blier fut l'interprète principal de plusieurs films de Le
Chanois après la Libération.
Pour le choix du sujet, il faut se rappeler que Le Chanois, membre de
la bande des frères Prévert et du groupe Octobre (*),
avait eu connaissance de l'affaire Freinet en 1933. Il ne faut pas
sous-estimer non plus les discussions de stalag qui donnèrent
loccasion à certains militants freinetistes de parler de
leurs pratiques et de leur idéal éducatif et social.
Dans ces discussions étaient rappelées les
circonstances de laffaire de Saint-Paul. Il faut noter que cet
élément de sensibilisation dans les camps de
prisonniers joua un rôle non négligeable dans la relance
du mouvement en 1945.
* Avant la constitution de ce groupe qui allait jouer dans et devant
les usines entre 1932 et 1936, plusieurs de ses membres
participèrent à la réalisation dun film
militant Prix et profits, produit en 1932 par la section
cinéma de la Coopérative de lEnseignement
Laïc (donc du mouvement animé par Freinet) et
réalisé par Yves Allégret. Parmi les acteurs:
Pierre et Jacques Prévert, Marcel Duhamel. Sous son vrai nom:
Jean-Paul Dreyfus, Le Chanois avait joué en 1932 dans
L'affaire est dans le sac, film de Pierre Prévert auquel participaient
également M. Duhamel et J. Prévert. Bernard Blier avait
déjà joué, avant la guerre, dans plusieurs films
connus: Hôtel du Nord, Le Jour se
lève et Entrée des artistes.
Une histoire vraie, largement
modifiée et romancée
A quel moment se fit, entre Le Chanois et Freinet, la rencontre qui
devait donner corps au projet de film? Rien ne permet de le
préciser. Toujours est-il qu'Élise Freinet, qui
terminait alors son livre Naissance d'une
Pédagogie Populaire ,
rédigea un synopsis (payé 50 000F de 1948) pour servir
de base au scénario. La B.T. 100 L'Ecole Buissonnière (22-1-1950) donne une idée de ce que pouvait
être ce synopsis. Pour des raisons d'unité de lieu et
d'intrigue, Le Chanois décida de regrouper dans un seul
village ce qui s'était passé à Bar-sur-Loup
(l'innovation) et à St-Paul (le conflit).
Il est probable qu'en Italie, un cinéaste
néo-réaliste aurait créé un film assez
proche de la véritable affaire de Saint-Paul. En France,
après la courte euphorie unitaire de la Libération,
suivie de la scission syndicale de 1947, la production d'un film
grand public contraignait à des infléchissements
importants du sujet:
- une dépolitisation de l'histoire (ce n'est plus
l'affrontement politique entre l'Action Française et
l'instituteur "bolchevique", tout au plus une opposition sociale: les
nantis face aux gens du peuple),
- de ce fait, l'intrigue se ramène surtout à un
problème d'innovation pédagogique mal acceptée
par les traditionalistes de tous bords,
- une issue positive: si l'instituteur obtient la
réussite de tous ses élèves au certificat, il
pourra rester au village (Freinet n'avait pas eu ce choix à la
rentrée de Pâques 33, ses adversaires voulaient son
départ immédiat et l'avaient obtenu),
- la polarisation sur un cas symbolique: celui d'Albert, l'adolescent
orphelin de guerre, considéré comme le voyou du
village,
- une folklorisation du milieu: le village provençal de
L'Ecole Buissonnière ressemble à ceux de Pagnol (il en
reprend d'ailleurs certains acteurs habituels: Delmont, Maupi,
Poupon, Aquistapace, Arius, Ardisson),
- enfin, on greffe une petite intrigue sentimentale en deux temps (la
fille dauberge et l'institutrice des filles).
----correction jusquici----
Néanmoins, on retrouve beaucoup d'éléments de la
réalité historique: l'instituteur relevant d'une
blessure de guerre, l'introduction de la petite imprimerie, la
première correspondance avec une classe bretonne, la campagne
diffamatoire, les pressions exercées sur les parents pour
qu'ils fassent la grève scolaire, le rôle de
l'antiquaire, fer de lance de la cabale contre Freinet. Dans le
détail, on reconnaît des textes d'enfants souvent
cités par Freinet : la course d'escargots, le petit chat qui
ne voulait pas mourir, ou des allusions à des Dits de Mathieu. : prendre la
tête du peloton, le cheval qui n'a pas soif.
Observons que l'instituteur apparaît comme un novateur
isolé. A part son correspondant breton, aucun de ses
collègues ne semble échapper au traditionalisme et la
notion de mouvement pédagogique est totalement absente.
Certains ont cru voir l'origine du nom du héros, M. Pascal,
dans celui d'un instituteur varois, cité par Elise (p. 54 de
N.P.P.). J'en doute, car ce Joseph Pascal, à l'inverse de son
ami Alziary, avait refusé de se joindre en 1926 au mouvement
qui naissait. On peut observer que les deux instituteurs du film
(Pascal et Arnaud) portent des noms qui sont des prénoms. Il
n'est pas impossible que celui d'Albert, donné au personnage
de l'adolescent, soit un hommage au jeune Albert Belleudy,
fusillé pour faits de résistance en 1944, après
avoir secondé Freinet dans toutes les tâches de
l'école Freinet entre 1934 et 1939.
La figuration enfantine
Le rôle clé d'Albert est confié à Pierre
Costes, un jeune acteur ayant dépassé l'âge du
rôle mais qui a su convaincre le réalisateur en se
présentant aux essais habillé en écolier de
l'ancien temps.
Pour les autres rôles d'enfants, on a fait appel à des
petits Niçois, habitués à la figuration dans les
studios de la Victorine, et à des gamins remarqués au
cours des repérages. Plusieurs pensionnaires de l'école
Freinet complétent la distribution, tant pour la classe des
garçons que pour celle des filles. Le Chanois a trouvé
plus commode, pour les tournages en extérieur (à
Saint-Jeannet ou au bord du torrent), de loger les petits acteurs
à l'école Freinet. C'est Michel Bertrand qui accompagne
et encadre l'ensemble de ces enfants, élèves ou non de
l'école, en dehors des moments de tournage, de septembre
à novembre 1948.
Je me souviens d'une anecdote à ce sujet. Voyageant dans un
train de banlieue parisienne, à cette époque, je
découvre un titre de France-Soir parlant d'une grève
à l'école Freinet. Sans être lecteur coutumier du
journal, je l'achète, intrigué. Il ne s'agit que d'un
potin élevé, non sans malignité, à la
hauteur d'un fait divers. Parce qu'on voulait leur imposer une
alimentation sans sel (préconisée par Elise Freinet),
les petits acteurs non élèves de l'école ont
protesté et menacé de faire la grève du tournage
si on ne les nourrissait pas comme chez eux. Ce qui est
décidé aussitôt, on le devine.
Les chansons du film sont enregistrées, non avec les enfants
figurants, mais avec les élèves d'un instituteur
musicien de l'école Fuon Cauda de Nice, Camatte. Les enfants
ont ainsi l'occasion de visiter le studio de la Victorine, un jour du
tournage de la scène du certificat. Ils le racontent dans
La Gerbe de janvier 1949.
La présence de Freinet à
certains tournages
Au cours de conversations en 1950-51, j'ai parfois
écouté Freinet ou Bertrand parler du tournage du film.
C'est pourtant dans une émission radiophonique de
variétés que, pour la première fois, j'avais
entendu avec surprise évoquer cette présence de
Freinet. Un soir d'octobre 1949, Jean Nohain annonce soudain:
" Comme c'est la rentrée des
classes, j'ai invité un instituteur, mais il n'est pas comme
les autres puisque c'est celui de L'Ecole Buissonnière
". En un éclair, je me dis :
Freinet n'est tout de même pas venu chez Jean Nohain! A cette
époque, la médiatisation à outrance ne nous
avait pas encore habitués à voir des
personnalités prêtes à n'importe quoi pour
figurer dans une émission à grande audience. Et
l'animateur continue intarissable: "Je suis
heureux d'accueillir celui que nous aurions tous aimé avoir
comme maître d'école, M. Bernard Blier !"
(ouf!). Quand les applaudissements de
rigueur prennent fin, l'acteur enchaîne: "Je veux préciser que je ne suis pas le
véritable instituteur de L'Ecole Buissonnière, car il
existe et je le connais, il s'appelle M. Freinet. Depuis bien des
années, il s'acharne à transformer la façon de
faire l'école, ce qui lui a valu des ennuis et beaucoup de
réussites." En quelques
phrases sensibles, il raconte l'affection spontanée des
enfants pour Freinet. Cela se remarquait au fait qu'il était
immédiatement entouré d'enfants, dès qu'il
arrivait sur les lieux de tournage. Par la suite, Blier citera
souvent son rôle d'instituteur parmi ceux, pourtant nombreux,
qui l'ont particulièrement marqué au cours de sa
féconde carrière d'acteur. Curieusement, dans une
interview de la fin de sa vie, il décrit Freinet comme un
stalinien sectaire. Peut-être ne gardait-il plus que le
souvenir du conflit juridique qui suivit et dans lequel le stalinisme
n'était pourtant pas du côté de l'inspirateur du
film.
L'annonce aux militants
Au début, l'atmosphère est au beau fixe. Dans
L'Educateur n°3 (1er nov. 48), Freinet écrit :
Un metteur en scène de talent, J.-P.
Le Chanois, avait eu connaisance, il y a quelques années, de
nos réalisations. Il avait compris tout de suite ce qu'elles
contenaient d'essentiel et de typique; cette reconsidération
profonde de notre éducation, que nous voyons, nous, sur le
plan de la pensée et de la vie de l'enfant, il l'a
conçue, lui, en images. L'idée du film était
née, d'un film qui ferait comprendre au grand public ce
qu'apporteraient de précieux et d'humain les techniques dont
nous avions prouvé la réussite pédagogique. Le
Chanois, metteur en scène, s'est fait pédagogue. Il a
lu nos livres et nos brochures, médité
L'Educateur et
surtout les Dits de
Mathieu; il a cherché dans notre
aventure pédagogique la trame du film qu'on est en train de
tourner aux environs de Vence et aux studios de la Victorine à
Nice.
Il ne s'agit certes pas du film technique
dont nous étudions et préparons la réalisation
prochaine, mais d'un film pour le grand public, qui doit parler
naturellement un langage différent de celui qui nous est
familier. Nous avons aidé de notre mieux pour que ce film soit
une réussite, c'est-à-dire qu'il fasse sentir et
comprendre aux parents d'élèves les vertus des
conceptions pédagogiques qui constituent un des grands
tournants historiques de l'éducation
populaire.
Il ne nous appartient pas de
présenter un jugement prématuré de l'uvre
entreprise. Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'il a
été réalisé avec ferveur par des hommes
qui se sont donnés profondément à leur
uvre, sans autre souci que de la faire servir à
l'éducation du peuple.
Dans le n° 10 (15 fév. 49), Freinet prévient
à nouveau que ce film n'est point le
film de nos techniques qu'attendent les camarades (...) mais un film
destiné au grand public, que le metteur en scène a
quelque peu romancé naturellement et surtout qu'il a dû
dépouiller, au risque de le voir boycotter, des
éléments essentiels du drame : la laïcité,
la lutte cléricale et la basse politique réactionnaire.
(...) Le metteur en scène s'est attaché surtout
à montrer au public les avantages psychiques et humains de nos
techniques, ce renouvellement, cette reconsidération de la
pédagogie sur la base des intérêts et des besoins
enfantins. Et il y a, à mon avis, parfaitement
réussi.
L'image de l'instituteur traditionnel dans
le film
Quand il voit la version définitive du film, Freinet est le
premier à regretter l'image caricaturale donnée du
vieil instituteur, M. Arnaud, car il craint qu'elle fasse
réagir négativement certains admirateurs des "hussards
de la Troisième République" alors qu'il veut montrer
comment mieux mettre réaliser leur idéal
généreux. Il rédige un texte où il
critique que l'on ait représenté le vieil instituteur d'une façon un peu caricaturale
et, à certains moments, un tantinet ridicule. Je sais bien que
ce qu'il peut y avoir de forcé (...) est ensuite
racheté par l'attitude courageuse du vieux maître en
face de la coalition anti-laïque, pour la défense du
pédagogue téméraire qui bouscule la tradition et
la routine. (...)
Si, un jour prochain, le film pouvait
devenir un film d'éducation, non soumis aux exigences
insurmontables de la distribution et de la vente, nous demanderions
que disparaissent quelques scènes que nous réprouvons
et qui n'ajoutent absolument rien au film que nous aimons. Mais nous
demanderions, par contre, que soient rétablis des passages
malencontreusement supprimés. Quand Pascal rencontre M. Arnaud
dans la salle de classe puis qu'il s'en va avec Lise, le vieil
instituteur reste seul. Il fait alors, dans un silence
émouvant, le tour de la salle où il a tant
travaillé et que la retraite l'oblige à quitter. Il
s'asseoit un instant encore à la chaire qui ne fut pas pour
lui qu'un symbole, il examine une dernière fois les tableaux
que nous trouvons démodés et dépassés,
mais qui marquèrent en leur temps ce souci de constante
recherche pour une meilleure éducation dont nous nous
réclamons. Il s'imagine, sur ces bancs aujourd'hui vides, les
générations d'enfants qu'il a préparés de
son mieux à être des hommes. Il se met à pleurer.
(...) Puisse cet hommage au Pascal de 1949 faire mieux comprendre aux
spectateurs du film L'Ecole Buissonnière le vrai mérite
des Arnaud de l'école laïque
française.
Il ne fait pas de doute que Freinet aurait volontiers coupé la
scène du baiser dans la grange et laissé celle des
adieux du vieil instituteur à sa classe. Le Chanois a-t-il eu
tort de couper au montage une scène qu'il jugeait trop
mélo? Sur le plan cinématographique, il est difficile
de trancher sans pouvoir comparer les deux versions.
Un accueil largement
favorable
Projeté en séance privée à Paris en
janvier 49, en présence de personnalités de
l'enseignement, le film est bien accueilli. Dès sa sortie en
salles, au mois de mars, il touche un large public par son ton
enjoué et généreux, se situant clairement du
côté des exclus. La scène du certificat,
où Albert parle de son approche vécue des droits de
l'homme, est un morceau de bravoure qui ne laisse personne
indifférent. Un film donnant une vision positive de
l'école, c'était et reste trop rare pour ne pas
être remarqué.
L'Ecole Buissonnière
obtient le premier prix au festival
de Knokke-le-Zoute (Belgique), grâce, paraît-il, au
soutien de jurés catholiques qui ignoraient le contexte
français de guerre scolaire. Du côté de l'Est, le
film est primé au festival de Karlovy Vary
(Tchécoslovaquie). Sous le titre Passion for life , il obtient
aussi une récompense à New York, ce qui ne surprendra
pas ceux qui savent le triomphe qu'avait fait auparavant
La femme du boulanger de Pagnol.
Le Conseil du cinéma de l'O.N.U. accorde sans réserves
son patronage à ce film qui "illustre d'excellente manière l'un des aspects de
la Déclaration universelle des Droits de l'Homme".
Il faut ajouter qu'en mai 49, une
circulaire du Ministère belge de l'Instruction Publique
recommande vivement aux enseignants de voir L'Ecole Buissonnière.
La critique française fait bon accueil au film. André
Bazin souligne, pour s'en réjouir, le style épique dans
cette manière de traiter les problèmes
d'éducation : Si
l'épopée ne s'est pas plus développée au
cinéma, c'est que ce genre est, en partie au moins,
fondé sur une commune croyance en ce qui est le bien et le
mal. Dans une société divisée comme la
nôtre, il ne peut plus y avoir que des films de propagande
dès lors que l'on touche aux problèmes sociaux. Ce
n'est pas à mon sens le moindre mérite du film de Le
Chanois que d'avoir traité d'une question d'actualité
sociale en sachant faire que tout spectateur, sans distinction
d'opinion, puisse librement être du côté du
héros.
En revanche, une critique cléricale, signée J.H., se
situe clairement contre: Il y a trop
d'intentions visibles dans ce film pour qu'on ne soit pas inquiet de
l'absence totale de la religion ni même de l'aspect religieux.
Ce village (provençal!) n'a pas de prêtre, pas
d'église... Rien ne s'oppose ici à la morale chrétienne
ni à la religion, et pourtant cette morale et cette religion
sont superbement dédaignées en éducation.
Quelques images et quelques passages du dialogue seraient à
supprimer pour le film puisse passer dans les salles familiales.
Valeur morale : 4A/4C - STRICTEMENT POUR ADULTES (après
coupures)
Notons que si le cinéaste avait montré le rôle
réel du curé de St-Paul, cela aurait créé
un scandale bien plus grand que son absence dans le film.
La nécessité de redresser une
image idéalisée de la
réalité
Très vite, Freinet se rend compte qu'il faut mettre en garde
les jeunes enseignants contre une vision trop édulcorée
du combat pour un autre éducation. Le film "n'est qu'un léger euphémisme"
de la véritable affaire de
Saint-Paul. Il ne faut pas croire que
l'aventure se soit terminée simplement, romantiquement par un
succès au certificat d'études. Là est l'unique
et dangereuse invention du cinéaste pour nous,
éducateurs. Là est le piège tendu au
néophyte qui ne viendrait parmi nous que pour cueillir des
lauriers. Non, camarades, la lutte n'est pas terminée, car la
Société reste trop imparfaite pour nous comprendre.
Vous êtes assez initiés aux réalités
sociales pour laisser au scénario la part romantique qui lui
revient, cà et là : la quelconque aventure
sentimentale, le succès théatral d'un candidat du
Certificat d'études. Et Freinet
conclut qu'au-delà de l'émotion suscitée par le
film, il faut participer au combat coopératif (Ed 15-16-17,
1er mai 49). Quelques mois plus tard, il ajoute : Nous nous sommes naturellement préoccupés de
"cette exploitation pédagogique du film". (...) Nous avons
édité un programme passe-partout que nous mettons
gratuitement à la disposition de nos groupes.(...) Il faut,
à l'occasion du film, vendre le plus grand nombre possible de
livres :Naissance d'une Pédagogie
Populaire, qui feront comprendre et
apprécier les idées que le film a semées.
(Ed 4, 15 nov. 49).
Bataille autour d'un
générique
Le film est produit par la Coopérative Générale du Cinéma
Français , ce côté
coopératif n'est pas pour déplaire à Freinet. Un
contrat lui attribue 8% des bénéfices de la production,
après amortissement des frais de tournage, sommes qu'il a
demandé de verser au compte de son école. Il semble
évident, comme le laissent supposer des courriers de Le
Chanois en décembre 48 et du producteur en février 49,
que le nom de Freinet apparaîtra au
générique.
Le film reçoit le visa 13658, le 30 mars 49, et commence sa
carrière commerciale. C'est alors qu'on découvre que
seule apparaît, vers la fin du générique (la
partie que les spectateurs ne lisent jamais), une petite mention
"Matériel scolaire et documents de
l'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne Techniques
Freinet". L'absence du nom de Freinet au
générique est d'autant plus durement ressentie que la
plupart des échos favorables au film le considérent
comme une pure fiction, sans rapport avec une quelconque
réalité. Ce qui n'est pas toujours l'effet de
l'ignorance, notamment dans certains organes communistes (voir
Les Lettres
Françaises, puis plus tard
L'Ecole et la Nation ). L'Ecran français
, proche du parti communiste, atteint le
comble en écrivant dans son n° du 1-2-49 :
Le récit de Le Chanois a le
mérite d'être inspiré par des faits authentiques.
Il s'agit des progrès scolaires et humains résultant de
l'application des méthodes pédagogiques "actives",
dites "méthodes Montessori". On
peut comprendre la fureur de Freinet quand on sait les critiques
formulées à l'époque contre le
cléricalisme de Mme Montessori et son ambiguïté
à l'égard du fascisme italien. C'est seulement en avril
1950 que seront déclanchées les attaques publiques du
PC contre Freinet, par un article de J. Snyders dans La Nouvelle Critique (n°15,
p. 82). Néanmoins, quand on connaît les liens qui
unissent alors au parti Le Chanois et la coopérative
productrice, il est probable que les hostilités commencent
indirectement par le silence sur Freinet au générique
et dans la presse communiste.
Devant l'insistance de Freinet, la société productrice
a finalement accepté le principe d'une dédicace
collective faisant suite au générique
:
Ce film est dédié
à
Madame Montessori, Italie
Messieurs Claparède, Suisse
Bakulé, Tchécoslovaquie
Decroly, Belgique
Freinet, France
Pionniers de l'Education Moderne
Freinet n'est pas seul cité mais il se trouve en bonne
compagnie dans cette Europe de l'éducation où il
représente seul la France.
Hélas! les promesses ne sont pas tenues. Alors s'engage une
longue bataille juridique. Dans
un article intitulé Contre l'exploitation par le cinéma des enfants
acteurs, Freinet critique
sévèrement les conditions de tournage (après un
réveil à 5h30, départ en car à 6h pour le
studio de la Victorine, attente sous la chaleur des projecteurs, le
visage couvert de maquillage, répétition des
scènes jusqu'à une quinzaine de fois). Ces critiques
concernent malheureusement tous les tournages professionnels et
auraient eu davantage de poids si elles n'intervenaient si tard et ne
se concluaient par le reproche de la faible indemnisation (150 000F
de l'époque sur un budget total de 36 millions) pour
l'hébergement, la nourriture et la surveillance d'une
vingtaine d'enfants pendant 3 mois.
Au congrès de l'Ecole Moderne de Nancy, en avril 1950, une
motion exige le respect de la mention au générique.
D'autre part, une campagne auprès des parlementaires
s'inquiète des conditions de travail des enfants dans les
studios cinématographiques.
Il faut attendre un jugement du Tribunal Civil de la Seine (3e
chambre, 3e section) pour que, le 22 juin 1951, la
société productrice soit condamnée à
payer à Freinet 500.000F de dommages et intérêts
et à modifier le générique comme convenu, sous
astreinte de 10.000F par jour de retard. Jugement confirmé par
la Cour d'Appel de Paris, le 7 mai 1952.
S'ensuit un combat pour faire vérifier l'application ou les
infractions. Le film a alors terminé sa première
exclusivité et c'est dans les petites villes que Freinet
demande à ses militants de faire constater par huissier la
non-modification de certaines copies, ce qui n'est pas toujours
aisé. Grâce à la vigilance des camarades de
l'ICEM, de tels constats sont établis à Montoire,
à Saint-Nazaire. Le producteur doit finalement se plier au
jugement.
Arrive le moment où le film disparaît des circuits
professionnels. Seules des cinémathèques locales (de la
Ligue de l'Enseignement, par exemple), puis celle de l'ICEM, feront
désormais circuler des copies en 16mm, pas toujours
dotées de la mention exigée au générique.
Actuellement, il est diffusé en cassettes vidéo aux
édition René Château.
Un intérêt qui n'a pas
disparu
L'Ecole Buissonnière
n'est sûrement pas un film
pédagogique mais, curieusement, aucun documentaire
ultérieur montrant des moments de classe en pédagogie
Freinet ne l'a jamais supplanté, même auprès des
enseignants. C'est le pouvoir de la fiction, menée avec
talent, que de savoir mobiliser l'émotion pour permettre
ensuite la réflexion et la remise en question. Le documentaire
se contente de montrer, il ne convainct que les convaincus.
L'Ecole Buissonnière fonctionne beaucoup au niveau des relations
éducateurs-éduqués-milieu, un aspect important
qui ne se dégage pas facilement d'un simple documentaire.
Comment, en effet, ne pas être sensible au déferlement
de la classe vers le milieu, les enfants questionnant pour leurs
enquêtes tous les adultes du village. Observons aussi, dans le
film, l'attitude des femmes, percevant mieux que les hommes, les
transformations opérées dans le comportement des
enfants par l'action de M. Pascal. Elles prennent plus massivement et
plus énergiquement position en sa faveur au moment du
conflit.
Plus de 40 ans après, on constate, non sans surprise, que
L'Ecole Buissonnière
n'a pas perdu son impact et son
intérêt, pour autant qu'on n'y cherche pas ce que le
film n'a jamais prétendu montrer.
Michel Barré
ajouter les illustrations
On retrouve ce texte avec de légères différences
dans le livre de Michel Barré
Freinet, un éducateur pour notre temps