- exister
- par Paul Le Bohec
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- Etre reconnu, compter pour quelqu'un, faire son trou, "prendre
au moins une fois la tête du peloton " (Freinet), trouver sa
place...
- Il n'est pas besoin d'insister pour faire admettre la
réalité de cette tendance de l'être humain car
elle se manifeste sans cesse en tous temps et en tous lieux. C'est
évidemment d'ordre social. Le plus souvent, on cherche
à se faire accepter par la communauté où l'on
vit en tenant soigneusement compte de ses critères
d'appatiez pas ses rituels, bref, si vous n'étiez pas
"normal". Et il faut parfois peu de chose pour être
refusé : comme naguère ceux qui, malgré
quatre décennies de présence dans la commune,
restaient toujours des "hors-venus" parce qu'ils avaient eu le
malheur de naître dans le village d'à
côté, à cinq kilomètres. Avec le
développement des communications, ce type de
préjugés tend sans doute à disparaitre.
Cependant, d'autres groupes sociaux se sont constitués et
le problème de l'insertion demeure. Qu'est-ce que l'on ne
ferait pas pour être accepté ! Mais si on supporte
difficilement d'être nié, c'est encore pire quand on
est renié. Cela peut pousser au suicide comme cette
ancienne étudiante qui avait découvert avec horreur
qu'elle comptait beaucoup moins qu'elle ne le croyait dans la
famille d'accueil où elle vivait depuis sa petite enfance.
C'est dans la vie quotidienne que l'on peut continuellement
percevoir ce besoin d'être comme les autres. Le
différent fait peur. Nous, les freinétistes, nous
savons que nous faisons peur parce que nous sommes
différents.
- Mais, dans notre mouvement, voyez la contradiction : pour
être comme les autres, il ne faut pas être comme les
autres. Il faut être autonome, suivre son chemin en fonction
de ses propres avatars, de ses propres conditionnements, des
circonstances où l'on se trouve...bref, tenir compte de sa
réalité. Cependant, dans notre groupe particulier
d'enseignants, les autres nous aident à devenir ce que nous
sommes.
- Ceci s'applique évidemment aux enfants. Dans notre
classe, chaque élève doit pouvoir devenir de plus en
plus lui-même, ce qui le fera se distinguer et ne pas
être comme les autres... et être à la fois
comme les autres, c'est-à-dire "libre" - libre de ses
cheminements, de suivre ses tendances, de tourner ses handicaps au
positif. - En devenant également eux-mêmes, les
autres l'aident à trouver ses pistes, à
tempérer et même, parfois, à échapper
à ses conditionnement familiaux, à trouver sa voie
optimale de développement....
- Inutile d'insister. Nous sommes tous d'accord sur ce point. Il
faut que les enfants échappent à la paralysante
"pensée unique" des groupes ou des bandes. Chacun doit
être libre mais, en même temps, respectueux de la
liberté des autres.
- Lorsque notre pédagogie fonctionne, c'est
étonnant le nombre de circonstances où les enfants
peuvent avoir le sentiment d'exister. Je me permets une allusion
à ma propre expérience : j'ai pu facilement
traverser toute mon enfance car j'avais une
spécialité : je pouvais retourner mes
paupières. Quand je me sentais en situation d'être
annihilé par le groupe, je "retournais mes yeux". Et
l'équilibre homéostatique se rétablissait
aussitôt. Je rapporte cette expérience personnelle
parce qu'elle m'a permis de comprendre ce qui se passait dans la
classe de Pierrick Descottes qui y a introduit les "arbres de
connaissances". Chacun témoigne d'une capacité, d'un
pouvoir, d'un savoir, d'une particularité, d'une
spécialité. Il prend son brevet et devient le
maître dans son domaine. L'étonnant, c'est qu'au
début, la presque totalité des brevets
étaient à dominante non-scolaire. Cela change de
l'école d'autrefois où l'on ne pouvait
réussir que par le calcul et l'orthographe. Ce qui, avec
une bonne mémoire, permettait de devenir instituteur.
- Comme on le voit, le développement des savoirs
particuliers peut être extérieur à la chose
scolaire. Mais il peut l'être aussi à
l'intérieur. Lorsque je lis les informations sur le
vécu des classes uniques, je vois à quel point
certains enfants peuvent se faire une spécialité et
devenir maître dans leur domaine. Chez Bernard Collot: "
Nous retrouvons Armand (8 ans) qui est (...) devant un ordinateur
en train de peaufiner un programme en logo qui m'épate de
plus en plus par sa complexité mathématique" -
"Philippe est déjà parti à
l'atelier-son...Depuis que Franck, futur prof de techno, a
réinstallé l'atelier avec trois grands, la table de
mixage, les magnétos, le clavier avec plein de fils qui
s'entrecroisent , je n'y comprends plus rien et suis à la
merci du dit Philippe et de ses compères qui n'en sont pas
peu fier." ...(Une école du troisième type -
L'harmattan)
- Il est certain que la multiplication des TNC offre beaucoup
plus de possibilités pour chacun de pouvoir se frayer sa
voie vers une certaine reconnaissance. Cependant, les chemins
anciens ont loin d'avoir été tous explorés.
J'ai eu la chance de pouvoir beaucoup expérimenter dans ce
domaine. On manquait de tout et, pourtant, les enfants y
trouvaient leur compte. Nous étions totalement
dépourvu de tout matériel (Je n'avais qu'un
magnétophone de 25 Kilos dont les élèves ne
pouvaient se servir.), mais j'avais trouvé un outil magique
: l'expression-création tous azimuts. Dans chaque
activité d'expression, l'éventail des
possibilités était largement ouvert. Chaque langage
offrait plusieurs dimensions : expression, communication,
description, argumentation, métalinguistique,
poésie, phatique. : et à chaque niveau, il y avait
cette possibilité d'être reçu pour une
habileté des mots, un sens de la composition, un art du
dialogue, une recherche de sonorités, un style, une forme
nouvelle commandée par la nécessité de dire
au mieux ce que l'on cherchait à exprimer sans que
personne, et même pas l'auteur, ne sache ce qui y
était dissimulé.. Quelques exemples : en
écrit, le timide, l'effacé, le peureux Rémi
prenait le pouvoir sur toute la classe - maître compris -
par ses textes à suspense. Pierrick étonnait par son
originalité, Michel par ses récits de guerre,
Joëlle par son agressivité vis-à-vis de "la"
mère-singe, Jacques par ses catastrophes... Et dans
d'autres classes pareillement branchées, Thalie
était reconnue pour sa maîtrise des mots et
l'étendue de son inspiration, Philippe pour ses textes
humoristiques, Michel pour l'étrangeté de ses
textes... C'est normal, pour ne pas dire naturel : si les
élèves écrivent quotidiennement, ils
débouchent très souvent dans leur domaine de
préférence qu'ils ignoraient au départ. Et
ils en font leur outil de reconnaissance et très souvent de
résilience. Même chose sur le plan du dessin, s'il
est total. J'ai vu une fillette dont les parents venaient de
décéder à la suite d'un accident s'emparer du
dessin. Et pendant trois années, comme absente,
annihilée, timorée et renfermée sur
elle-même, c'est à cela qu'elle s'est principalement
consacrée. Et puis, un jour, elle a dit : "Je ne veux plus
dessiner, je veux apprendre à lire". Reconnue comme
l'artiste de la classe, et donc, rassurée sur
elle-même, elle était devenue disponible pour le
savoir.
- Oralement, il y avait également beaucoup de
possibilités de cultiver son propre jardin : imitation du
démarrage d'une "2 chevaux', invention de langage inconnu,
expérimentation sur la voix, monologue joué...mais
surtout de magnifiques improvisations, des créations de
comptines ou de chansons...l'espace oral étant proprement
infini.
- On pouvait être original dans ses créations, mais
aussi utile dans ses réactions aux productions des autres.
Un exemple en maths : un jour, Joëlle, la créatrice,
avait proposé une nouvelle création ; Patrick, le
développant, l'avait agrandie ; Eric, l'ergoteur de
service, l'avait doublée en en prenant le contrepied : "
Oui, 3/8 dans ce sens-là, oui mais, 5/8 dans l'autre sens."
Et Ghislaine, la gauchère étourdie, avait
copié la moitié dans le bon sens et l'autre
moitié dans le sens contraire. Et tout le monde l'avait
admirée pour sa capacité à donner des
problèmes difficiles à la classe. Ce qui avait
été un baume pour son coeur d'enfant moins bien
aimée. De son côté, Patrick faisait rire avec
ses problèmes microscopiques. Et il riait aussi, tout fier
de cette capacité inattendue. Cela l'aidait à
être plus disponible, plus présent aux choses. Dans
un groupe de recherche, les défauts deviennent des
qualités. Chacun, tel qu'il est, peut être
accepté, reconnu et non rejeté dans son coin. En
manualité, Ginette avait donné un mois de travail
à la classe en déposant debout un dièdre
qu'elle avait fabriquée avec un bout de carton. Quelle
heureuse promotion pour elle !
- En chorégraphie, Christian le quasi anorexique, haut
comme deux pommes et demie, faisait évoluer deux douzaines
de garçons. Tous obéissaient également
à Patrice qui inventait des "machines à plusieurs"
dans la cour. Sur le sautoir, Etienne avait dix façons de
franchir un élastique incliné à 45
degrés.... La créativité
s'épanouissait aussi dans ce domaine ; chacun avait son
pré-carré dont il était le maître
accepté, reconnu, admiré ... l'espace corporel
étant proprement infini.
- Cependant, cette recherche de la reconnaissance passait vite
au second plan. Les occasions de réussir à se placer
dans le groupe étaient tellement nombreuses que,
très rapidement, le problème ne se posait même
plus. On pouvait alors s'immerger dans une passion du dessin, de
l'écrit, des maths, de la peinture, du chant, du corporel
sans avoir à se soucier de plaire à qui que ce soit.
On était devenu disponible pour l'être, le souci du
paraître passant complètement à la trappe.
- Paul Le Bohec