- montrer, voir
- par Paul Le Bohec
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- Parce qu'ils sont assez indissolublement liés, ces deux
verbes vont nous permettre de nous situer un peu dans la
pensée complexe de Morin. Pour aller vite, disons que :
"montrer", c'est donner à "voir" , et, lorsqu'on voit, on
passe aussitôt dans la sphère du "montrer" si on
nomme ce que l'on a vu. Pour achever de compliquer les choses, on
pourrait d'ailleurs traiter également de "se montrer" et de
"se voir".
- "Montrer" est, me semble-t-il, le verbe principal de la
pédagogie Freinet. Dans l'histoire de l'humanité, ce
verbe a dû se présenter très tôt car
l'homme est un animal social et, pour la survie du groupe, il lui
fallait prendre sa part de vigilance et signaler ce qui pourrait
être potentiellement menaçant - ou favorable- pour la
communauté. C'est un verbe déclencheur car on montre
toujours à quelqu'un et, si possible, à plusieurs ;
ce qui, dans une classe où l'on a le droit de s'exprimer,
entraîne des réactions qui alimentent
l'activité du groupe. Ce verbe générique
entraîne le surgissement d'une quantité
impressionnante d'autres verbes : désigner, indiquer,
préciser, prouver, souligner, signaler, décrire,
expliquer, argumenter, démontrer, enseigner,
révéler, instruire, dire, communiquer, transmettre,
s'épancher...verbes qu'il faudrait peut-être classer
en fonction de ce qu'ils recouvrent plus précisément
dans le monde 1 des objets, le monde 2 des sujets humains et de
leurs relations, ou le monde 3 des idées. Qu'importe ! Il
est impossible de faire une liste exhaustive des activités
que cela recouvre, mais, faute de pouvoir tout dire, on peut tout
de même aborder quelques points particuliers.
- Dans mon expérience du cycle II, j'ai surtout
repéré l'envie de dire ses découvertes du
monde, les structures que l'on s'est construites pour
l'appréhender, des échos de son monde
intérieur, ce que l'on ose donner de soi aux autres quand
l'atmosphère est favorable, ses expérimentations sur
les objets ou sur les mots, ce que l'on apporte en réaction
aux messages des autres, ses trouvailles en maths ou en sciences,
ses créations, ses plaisirs artistiques, ses
représentations...toutes choses impensables en
pédagogie classique. Car, en pédagogie Freinet, nous
prenons en compte l'enfant tout entier et non plus seulement
l'élève. L'être humain est ainsi fait que,
pour trouver un certain équilibre "homéostatique",
il lui est nécessaire d'exprimer ce que la vie a
imprimé en lui ou, plus simplement, de répercuter ce
qui l'a percuté. Cela doit aussi remonter à loin,
peut-être au fait qu'à l'intérieur de la
communauté - du clan, de la tribu - les peurs, les dangers,
les espoirs, tout était partagé. Communiquer ses
interrogations, ses compréhensions, ses chagrins, ses
douleurs, n'est-ce pas chercher à partager avec d'autres ce
qui est trop pesant pour soi seul ? Et cela se produit dès
que l'atmosphère offre un minimum de sécurité
- On a pu souvent vérifier que "si on dit à plus,
on dit plus" ; ce qui peut motiver le journal scolaire, la
multi-correspondance, le roman auto-biographique, etc. Mais, au
niveau scolaire, il ne faut pas brûler les étapes :
dans un premier temps, avant de lancer son message dans le monde,
on doit abondamment profiter de l'attention d'une
communauté restreinte facilitant par son écoute et
ses réactions la réalisation de messages de premier
niveau de tous ordres. Comme s'il fallait d'abord pratiquer des
tests sur un petit groupe avant de se lancer plus au large ; comme
si, après plusieurs tâtonnements, il fallait
acquérir la certitude que ce que l'on a à montrer de
ses compréhensions et de ses découvertes vaut la
peine d'être communiqué et pourrait même
être accepté. Sinon, si on n'a pas été
conduit à donner de la densité aux messages que l'on
veut faire passer, on se répand trop tôt tous azimuts
; on ne reste alors qu'au niveau de l'éparpillement.
J'insiste peut-être lourdement, mais j'ai trop su à
quel niveau pouvait monter une communication intra-classe pour ne
pas être tenté de dire qu'il ne faut surtout pas
négliger cette étape. Si, dans un C.P-C.E.1, les
choses peuvent aller régulièrement leur chemin, on
constate que les enfants passent par des phases d'expansion
successives : d'abord "de soi à soi", puis "de soi vers les
autres", ensuite : "soi avec les autres", enfin "soi et le
non-soi", en glissant ainsi progressivement de l'être
individuel à l'être social, puis à
l'être dans le monde.
- Si on choisit de donner à voir par écrit, on ne
peut dire tous les mots à la fois. Dès le
début, on est bien obligé de mettre
préalablement un début d'ordre dans la pensée
pour qu'elle puisse se couler de façon unilinéaire
jusqu'à la bille traçante du stylo. Ecrire, c'est
commencer à penser, c'est-à-dire à organiser,
à hiérarchiser les divers éléments que
l'on a commencé à distinguer.
- Mais on n'est pas réduit à ses seules forces. Le
groupe existe et il peut jouer un grand rôle dans les
apprentissages. Il faudrait souligner tout particulièrement
le rôle de l'accueil des idées sérieuses, mais
aussi celui des messages particuliers. Un exemple : alors que son
père vient de se suicider, un garçon propose une
création mathématique : p+a+p+a = papa. Evidemment,
bien informée du drame, la classe s'abstient soigneusement
d'y faire allusion. Cependant, en se focalisant, l'air de rien,
sur la discussion à propos de la pertinence du signe +,
elle témoigne de l'intérêt qu'elle porte
à l'enfant. Celui-ci n'est d'ailleurs pas dupe, mais il
sent combien à ce moment il est pris en charge et
aimé.
- C'est incroyable ce qu'une communauté accueillante peut
apporter : sans émettre de jugements
dépréciatifs, elle reçoit les messages les
plus étranges, les propositions les plus fantaisistes. Elle
permet à chacun de se rassurer sur lui-même et donc
d'avoir une attitude de moins en moins subjective, de plus en plus
objective, ce qui permet à tous les membres du groupe
d'intégrer beaucoup mieux les connaissances. C'est
particulièrement dans la pratique de la méthode
naturelle de mathématiques que ces phénomènes
sont les plus faciles à percevoir. On constate souvent que
des membres du groupe se trouvent ravis et gratifiés de
voir tout ce que la classe a pu repérer
d'intéressant dans une création qu'ils avaient
faite, comme ça, sans trop y penser. Il faut dire que
certains individus se construisent un angle personnel d'approche
du monde. Certains se réjouissent de l'équilibre
dans la composition et ils voient tout sous l'angle de la
symétrie. D'autres aiment traduire matériellement
dans la troisième dimension. Il y a ceux qui font leur miel
des classes d'équivalence, des parcours, des relations
numériques, des extensions à d'autres domaines, de
la théorisation...Chacun peut alors enrichir le groupe de
son mode particulier de vision du monde. Evidemment, l'auteur de
la création examinée et l'ensemble de la classe en
sont les premiers bénéficiaires, mais
également le commentateur parce que les demandes de
précision et les contestations qui suivent son intervention
le font aussi avancer. En outre, les autres vous apprennent
à aiguiser votre regard car ils posent sur les
créations des grilles de lecture que l'on n'aurait pas
songé à avoir seul. Cependant, petit à petit,
chacun se construit sa propre grille suivant sa nature profonde.
Et il voit parfois avec étonnement que certains l'utilisent
aussi. Il y a évidemment, surtout au début, des
rivalités sur le plan du savoir et une production de
stratégies intéressantes pour échapper au
groupe prédateur. Mais, très vite, cela se
régularise. Ceux qui ont l'expérience de cette
méthode naturelle de maths peuvent dire à quel point
ils sont parfois surpris par le fait que le groupe d'enfants - ou
d'adultes - devient soudainement une seule personne. Il y a alors,
subitement, une telle convergence des regards, une telle intense
concentration, un tel silence que l'on ne peut qu'en être
saisi.
- "Il n'est point de brouillard comme il n'est point
d'algèbre
- Qui résistent au fond des nombres ou des cieux
- A la fixité calme et profonde des yeux." (V.H.)
- De la même façon que toutes les activités
précisées ci-dessus témoignent d'une
sublimation de la tendance exhibitionniste de l'homme, le verbe
"voir" conduirait à celle de sa tendance voyeuriste. Ce
verbe suggère moins l'idée d'une action ; lorsqu'on
contemple, scrute, examine, détaille... on recueille
essentiellement des informations qui pourraient être prises
en considération. Voir pour savoir est une démarche
spontanée. Elle est si passionnante que des vies
entières se construisent là-dessus. Ce qui s'offre
trop directement au regard ne présente guère
d'intérêt. C'est ce qui est caché qui attire.
On veut découvrir le secret, comment c'est fait, pourquoi
ça marche, quelles sont les structures qui rentrent en jeu,
sur quoi on s'appuie... Cela explique le regard des scientifiques
au travers du microscope, l'observation attentive du comportement
des animaux, des électrons, des groupes humains...Et la
mode et le voile...pour accroître le désir ! Devant
les créations des auteurs ou des artistes, on cherche
parfois à accéder à l'être qui s'y
dissimule. Mais seuls ceux qui seront assez intuitifs, qui seront
assez persévérants, assez aimants parviendront
à l'être profond de l'auteur. Et c'est parfois si
bien dissimulé qu'une vie suffit à peine pour y
parvenir. Signalons que pour lire parfois ce que l'on vous donne
à déchiffrer - avec l'espoir et la peur d'être
percé à jour - la vision oculaire ne suffit pas ; il
faut celle de l'esprit qui peut s'appuyer aussi bien sur de
l'oral, des sons, des objets, des dessins, des comportements...
- Dans une classe où se produisent tellement
d'expérimentations, certaines concernent parfois
l'expression symbolisée ou sublimée d'un
mal-être mais aussi, plus simplement, le désir de
"voir" ce que "ça donne" lorsqu'on dessine, peint,
fabrique, invente, imagine... Et, dans nos classes Freinet, cela
peut durer des années parce que c'est dans la nature
humaine.
- Un mot cependant à propos de "se voir" : dans son
livre; "une école du 3ème type", Bernard Collot cite
l'attitude curieuse d'une fillette qui, après s'être
longtemps et soigneusement cachée du regard de la
caméra, a accepté progressivement de se voir sur
l'écran Et alors qu'à cinq, six, sept ans, elle
n'avait ni lu, ni écrit; elle a rédigé son
premier texte la semaine suivante. (Le cas Louise :
l'identité - page 150). Cela fait penser aux débats
à la télévision : ceux qui sont placés
derrière l'intervenant qui est filmé souffrent
beaucoup de se trouver dans le champ de la caméra. Ils sont
à la torture, ils ne savent quelle attitude adopter. C'est
sans doute une habitude à prendre. Cela a beaucoup
d'importance : pour oser dire, se manifester, il faut
s'entraîner. Cela peut se faire sous le couvert de
l'anonymat de moins en moins strict. Pour aider certains enfants,
il faut utiliser des tactiques pédagogiques de
sécurisation progressive comme dans la création
orale collective que permet de "se montrer" peu à peu en se
risquant à de petites interventions qui, n'ayant pas
été sanctionnées par le groupe, permettent de
s'engager de plus en plus.
- Didier Anzieu dit qu "un bon psychodramiste doit être un
peu exhibitionniste". Il n'est pas question de pratiquer le
psychodrame en classe, mais il est certain que la présence
dans un groupe d'un élément un peu exhibitionniste
permet à d'autres de s'engager un peu plus. Cependant, il
se peut maintenant que dans ce monde où réussir,
c'est se montrer, le problème ne se pose guère.
Mais, est-ce si sûr au niveau des petites classes ? Le
maître n'a-t-il pas un rôle à jouer sur ce plan
?
- Il vaut mieux clore cet amoncellement de réflexions
disparates. Je sens que je n'ai pas trouvé le bon angle
d'attaque des deux verbes. Mais y en avait-il un ? Dès que
l'on flashe vraiment sur un point particulier, on débouche
toujours sur la complexité. Rien ne nous a
préparé à cela. La sagesse serait de se dire
: "C'est cela la réalité, il faut en prendre son
parti." Pourtant, c'est dans cette globalité, cette
complexité que Freinet nous a placés dès le
début. Mais il nous reste beaucoup de progrès
à faire. En fait, cela n'a guère d'importance.
L'essentiel de notre travail se situe sur le plan pratique : il
faut simplement se soucier de mettre en place un maximum de
structures d'expression-création et de communication pour
qu'à titre individuel ou collectif, les enfants puissent
les utiliser à leur profit.
- Paul Le Bohec