- réparer
- Paul Le Bohec
-
- Au début de ma réflexion sur ce que cherche
l'être humain, j'avais pensé à : "revivre pour
réparer". Mais c'était trop long pour un titre.
D'autre part, lors d'un séminaire de philosophie sur la
violence où j'avais eu l'occasion d'exposer mes onze
verbes, deux prêtres m'avaient dit : "Toi qui es
athée, tu devrais te méfier du mot "réparer"
qui véhicule trop de connotations religieuses."
- Alors, j'ai pensé un moment à "rattraper". Mais
ce verbe est insuffisamment flou pour couvrir un vaste espace de
significations. Aussi, je conserve "réparer" en tant que
verbe générique englobant à la fois :
rattraper, compenser, atténuer, diminuer, effacer, se
venger, rétablir, recoudre, cicatriser, combler,
reconstruire, refaire, retrouver, restaurer...
- Si l'on veut examiner les incidences de cette recherche de
l'être humain dans l'optique d'une pratique
pédagogique, il faut nécessairement s'assurer
préalablement de la réalité des blessures du
corps et de l'âme et voir comment les êtres humains y
font face. Il se trouve qu'à l'I.U.T-Carrières
sociale, j'avais accompagné les étudiants dans
l'établissement de leurs grilles de lecture de vie et, par
la suite, à la demande de certains d'entre eux, j'avais
continué à tenter d'aider ceux qui voulaient un peu
mieux comprendre comment on les avait "devenus" ce qu'ils
étaient. Si bien qu'à la suite de nouvelles
demandes, j'ai participé à environ quatre cents
"co-biographies". J'ai eu ainsi connaissance de nombreuses
trajectoires de vie, ce qui m'a permis de vérifier
à la fois la double réalité des blessures et
des tactiques de réparation. Un moment, j'ai
été tenté d'en reprendre ici les divers
éléments, mais il y a mieux à faire en cette
circonstance. D'ailleurs, les livres de Cyrulnik : "Un merveilleux
malheur", et "Les vilains petits canards" sont remplis d'anecdotes
suffisamment parlantes.
- Dans la vie, on répare après un orage, une
tempête, une usure. Mais on cherche aussi à
réparer un affront, une injure, une blessure de
l'âme, une mortification, l'annonce d'un destin
catastrophique. Combien de vies ont été
gâchées par la petite réflexion d'un
père, d'une mère, d'un instit, d'un prof, d'un
voisin, d'un oncle, d'un médecin.....réflexion du
type : "Tu es instruite, mais tu n'es pas intelligente", "Ton
frère aurait fait ça en cinq minutes", "Tu finiras
clochard", "Tu n'as aucune idée", "Tu ne penses jamais
à rien", "Tu ressembles bien à ton père:
tu...etc" , "Là, je retrouve ta mère : vous...etc",
"Je ne te comprends pas, tu n'es pas normal". Plus grave encore :
une conversation, surprise par hasard, informe l'enfant à
propos d'une réalité catastrophique : "En fait, elle
n'est pas ma fille."Ou bien encore : "Nous ne voulions pas
d'enfant, mais nous avons été piégés
par la méthode Ogino."
- Inutile d'insister ; chacun pourra trouver dans son
environnement des quantités d'exemples de telles petites
phrases durement destructrices. Heureusement, ma longue pratique
m'a permis de repérer également les tactiques des
uns et des autres pour atténuer la douleur, pour
cicatriser la plaie, pour trouver un équilibre et
même, comme le dit Boris Cyrulnik, se servir de sa
situation adverse pour rebondir plus haut.
- Lors d'une intervention dans un institut de formation, j'avais
été frappé par les paroles d'un
étudiant qui, en se cognant à deux tables lors d'un
déplacement, avait fait un bruit terrible. Pour
intégrer à la séance cet
événement qu'on ne pouvait ignorer, j'avais dit sur
le ton de la plaisanterie : "Un psychanalyste dirait
peut-être qu'il n'a pas dû être aimé
quand il était jeune puisqu'il a besoin de se rappeler
ainsi à l'attention de tous."
- Tout le monde avait ri de cette psychanalyse de pacotille.
Mais, après la séance, ce garçon était
venu me trouver :
- "Tu ne peux savoir à quel point ce que tu as dit me
concerne. J'ai été un enfant abandonné. Et,
à l'Assistance publique, on n'a rien trouvé de mieux
que de m'appeler Petiot à cause de mon apparence
chétive. Mais pendant toute mon enfance, je me suis dit : "
Non, je ne serai pas toujours Petiot". Aussi, je me suis mis
très tôt aux sports de combat. Et j'ai eu
l'impression de réussir à rattraper enfin la
situation lorsque je suis devenu international de lutte libre".
- Les noms peuvent donc se trouver ainsi à l'origine
d'un engagement profond dans un domaine quelconque. On pourrait
également signaler l'importance du prénom
donné par les parents : celui d'un grand-père, celui
d'un frère tué à la guerre, celui d'un enfant
décédé, comme celui de Vincent Van Gogh qui,
chaque matin, en descendant l'escalier pour aller dans la cour,
voyait devant lui la tombe d'un Vincent Van Gogh, né et
mort une année, jour pour jour, avant lui.
- Les tactiques de rattrapage sont variées à
l'infini. Lors d'un entretien de sélection, j'avais
interrogé une fille sur ses motivations à être
animatrice. Je lui disais : "Je ne comprends pas pourquoi tu
t'orientes dans cette direction. Ca me dérange car c'est
contraire à la théorie que je me suis
constituée. - Alors, c'est qu'elle est fausse. - Sans
doute. En effet, tu as un père industriel et une famille
aisée qui réussit pleinement. Je ne vois pas ce qui
pourrait être à la source d'un désir de
compenser quelque chose ou d'aider à le rattraper par
l'animation. - Eh bien ! mon père est de l'Assistance
publique. Il ne nous l'a jamais dit, mais ma mère nous l'a
révélé en secret. - Ah ! Oui. Hum ! Mais
pourquoi ta soeur s'orienterait-elle vers l'Education
Spécialisée ? - Notre frère aîné
est handicapé."
- J'en étais resté bouche bée. J'avais
d'ailleurs reçu cela comme une gifle. Mon
indiscrétion m'avait fait rentrer de plain-pied dans la
famille de cette candidate. Ce n'est pas du tout ce que je
cherchais. Mon intention, c'était de la faire parler d'elle
pour tester un peu, dans ce peu de temps dont nous disposions, sa
lucidité sur son environnement, lucidité bien
nécessaire pour la pédagogie difficile que nous
proposions alors et le genre de métier auquel elle se
destinait. Et voilà qu'elle me fournissait une brutale
confirmation d'une hypothèse plutôt hasardeuse. Mais,
depuis, j'ai pu constater que de nombreuses vocations
s'inscrivaient réellement dans un vécu personnel. En
huit années d'I.U.T.-Carrières sociales, j'ai eu de
nombreuses occasions de vérifier des désirs de
compensation de ce type. Le mari d'Elisabeth, orphelin
élevé par sa grand-mère qui avait failli le
tuer deux fois, n'avait jamais pu poser sa valise nulle part.
L'amour d'Elisabeth, quel hâvre merveilleux ! Et avec
quelle énergie, ce couple tenait haut le foyer d'enfants
abandonnés qu'il avait créé.
Marie-Françoise qui, malgré ses diplômes
d'études supérieures, n'ambitionnait que
d'être maîtresse de couture, même auxiliaire,
parce qu'à quatorze ans, elle avait été
terriblement persécutée par une maîtresse de
couture. Et ces deux animatrices qui travaillent dans le
même foyer d'accueil, l'une écrasée par un
amour maternel "criminel" s'occupe "naturellement" de
réinsérer dans le goût de vivre des jeunes
étouffées par leur milieu familial. L'autre, avec
son passé de droguée, de marjo, de femme
tabassée s'occupe du secteur "marginales et femmes
battues".
- Mais je n'oublie pas mon projet initial qui est de tirer de la
prise de conscience d'une forte réalité des
conclusions pour une pratique pédagogique raisonnée.
En relisant le livre de Freinet : "Psychologie sensible -
appliquée à l'éducation", j'ai
retrouvé cette idée de sublimation qui m'avait tant
surpris autrefois. Un jour, après avoir souvent
essayé de saisir ce qui était à la source du
comportement des autres, je me suis interrogé sur les miens
propres. Et j'ai compris la raison de certaines de mes surprises.
Voilà : j'ai longtemps obéi à l'injonction
maternelle "Tu ne sauras jamais rien faire de tes dix doigts".
C'est vrai que je suis comme allergique aux objets. Je manque
vraiment de patience à leur endroit. Cependant, il y a des
domaines où je ne me reconnais plus. Moi, qui suis
plutôt du type papillonnant, je suis dans certaines
circonstances capable de m'inscrire longuement dans la
durée. Par exemple, pendant cent heures, j'ai pu monter une
bande magnétophonique de 3 minutes 45, à partir
d'une bande enregistrée de 21 minutes, par 35 degrés
à l'ombre et avec une main dans le plâtre. Pendant
deux mois d'été, j'ai également
réalisé le dallage d'une allée à
partir de morceaux de granit ramassés dans les
grèves et sur le bord des routes. Et, sur un très
long temps, j'ai aussi travaillé à la
réalisation d'une mosaïque en taillant des
pièces de petit format dans des débris de vaisselle
ramassés n'importe où. Quand je me livre à
ces activités, je me transforme complètement ; je
connais alors une sorte de tranquillité, de
sérénité incroyable. Je suis
véritablement un autre. Je crois maintenant savoir
pourquoi : ces activités ont quelque chose en commun ; il
s'agit, à partir d'éléments sans aucune
signification, de constituer une oeuvre qui a une unité.
C'est comme si je voulais reconstruire l'unité de la
famille qui s'était soudain dispersée quand j'avais
douze ans. Cela n'a d'ailleurs pas suffi à
complètement me délivrer. Il a fallu que j'en vienne
finalement à l'écriture d'un livre où je
décrivais entre autres choses la scène de notre
arrachement fraternel. Pour nous séparer, il avait fallu
traîner mon petit frère sur le quai de la gare.
"L'enfant dicte, l'adulte écrit". Cette découverte
de l'amour que me portait mon petit frère de six ans
explique peut-être le fait que je sois resté trente
années avec des 6-9 ans et que je me sois toujours
dévoué à leur cause. Cela explique
peut-être aussi l'émotion que j'avais ressentie un
jour en voyant la centaine de musiciens d'un orchestre travailler
à l'exécution parfaite de la cinquième de
Beethoven. Tant d'efforts particuliers pour donner une
unité parfaite à un tel ensemble !
- A propos de mes productions, pourrait-on parler d'une fonction
de l'art ? Non, évidemment. Cependant, je peux cerner la
chose d'un peu plus près en parlant de l'activité
d'une personne qui s'y trouve immergée. Elle voit deux
possibles raisons à sa pratique heureuse de la gravure.
Elle avait un grand-père par alliance qui la
méprisait. Et elle dit maintenant à ce carrossier de
grand-père disparu : "Eh ! il n'y a pas que toi à
pouvoir faire des belles choses avec du métal." D'autre
part, avant d'être recueillie par sa mère, sa
grand-mère taillait des patrons pour réaliser des
vestes et des robes. Aussi, lorsqu'elle crée des grandes
plaques faites de puzzles, cette artiste a l'impression de
retrouver les patrons réalisés par sa
grand-mère qui lui avait ravi sa place dans la famille
quand elle avait un an. Mais, quoique familière de
l'écriture d'invention, j'ai tendance à penser
qu'elle ne se délivrera vraiment de la douleur de cette
éviction que lorsqu'elle se décidera enfin à
en écrire. Car c'est une sorte de miracle : très
souvent, une fois mis sur le papier et communiqué, il ne
reste plus rien de ce qui fit tant souffrir. Mais comment y croire
tant qu'on ne l'a pas expérimenté par
soi-même. Pourtant, cela peut vraiment se produire comme
j'ai pu récemment le constater chez une personne qui,
après cinq ou six décennie, s'était enfin
décidée à rédiger pour sa famille le
récit des circonstances de la blessure d'âme qu'elle
avait reçue à l'âge de sept ans. Il
était temps.
- Georges Mauco, un psychothérapeute disait : " Je ne
connais rien de plus émouvant que de voir un homme de
quarante ans se délivrer avec des sanglots de
bébé d'un chagrin d'enfance qu'il n'avait pu
exprimer jusque là ." Eh bien ! s'il avait pu le faire
sous forme plus ou moins symbolique avant dix ans, c'est une
trentaine d'années de mieux-être qu'il aurait
gagnées.
- Envisageons donc maintenant ce qui peut se faire à
l'école primaire.
- J'en suis bien informé parce qu'en dehors de mon
expérience personnelle, j'ai pu suivre d'assez près
cinq classes également engagées dans l'expression.
En ce qui me concerne, j'ai introduit l'expression libre dans la
mienne dès le début de ma carrière. Et, sur
un très long temps, j'ai pu en voir se développer
les divers avatars en fonction de mes progrès
pédagogiques et de mes prises de conscience successives.
D'autre part, je me suis trouvé dans des classes où
les problèmes psychologiques étaient réels
à cause de la longue absence des pères ou des
familles. Et c'est tout naturellement que des enfants se sont
emparés de la possibilité offerte pour s'exprimer
à un niveau d'intensité que je n'aurais jamais pu
imaginer. De plus, j'ai travaillé dans la durée sur
un même poste et en continu puisque j'ai toujours eu un
c.p-c.e.1 (c.e.2). Et j'ai même continué au niveau
adulte parce que la compréhension des attitudes des enfants
m'avait rendu capable d'aider à lire utilement des
trajectoires d'étudiants. En m'intéressant ainsi aux
possibles sources des comportements des enfants pour essayer de
mieux les aider, j'étais rentré sans le savoir dans
le domaine de l'éthologie. C'est sans doute pour cette
raison que Boris Cyrulnik avait trouvé passionnante ma
brochure : "Les co-biographies dans la formation" qui est une
sorte de "petite éthologie portative" que l'on peut aussi
trouver sur le site : "freinet.org/icem/archives"
- Bon, revenons-en à l'école primaire.
Incontestablement, l'écriture y est le principal moyen du
mieux-être. On peut tranquillement s'y livrer parce que, par
chance, c'est précisément la maîtrise de cette
discipline que demande l'école. Mais pour que les enfants
puissent s'en emparer, il faut qu'ils aient la possibilité
de s'y exercer souvent et longtemps. L'observation de la
trajectoire d'un dyslexique me l'avait fait comprendre. Il partait
de bien bas sur le plan de la forme puisque pour dire : "Les
singes jouent à la danse dans la forêt, mais
l'éléphant arrive et le petit bonhomme dit : "Vous
êtes fous de danser." Mais le renard était
là." il avait écrit ce 15 janvier du C.P. : "les
otet sant a la dean ods la rafa mé me fan a fié et
lé piteit dit sfau uset same drit mé le rane et
été la"
- Il avait évidemment fallu qu'il m'en donne la
traduction.
- Par chance, il avait toujours quelque chose à dire et,
dès le premier trimestre du c.e.1., à la suite de
la recopie de la correction de ses textes quotidiens, il avait
maîtrisé sa dyslexie. Je m'intéressais
principalement à son expression. Mais je me suis
trouvé au comble de la stupéfaction quand, soudain,
au début du mois de mai de sa troisième année
dans ma classe, alors que personne ne s'y attendait et,
peut-être même pas lui-même, il avait totalement
effacé le souvenir des terreurs de sa petite enfance en
trouvant, comme Hitchcock, le moyen de basculer dans la
sérénité en flanquant la peur aux autres
à l'aide de ses textes à suspense. Oui mais, il lui
avait fallu écrire 530 textes avant d'arriver à ce
stade supérieur d'expression.(Voir : "Rémi à
la conquête du langage écrit.- Odilon)
- Donc, dans ce domaine, il me semble qu'une pratique en continu
de l'écriture pourra aider vraiment des enfants à
trouver un équilibre suffisant pour la suite de leurs
études. C'est d'ailleurs cet écrit qui m'avait
permis de m'ouvrir un peu plus aux problémes des enfants
alors que, jusque-là, je me contentais d'être un
instit soucieux de la forme. Quoi ! je pouvais être aussi un
être humain ? Mais dans le fonctionnement un peu routinier
de ma classe, il avait fallu que la pression soit forte pour qu'au
beau milieu d'une séance de calcul, Jean-François se
précipite brusquement sur son cahier de brouillon pour
écrire ce texte d'une quarantaine de lignes :
- "Texte de petit oiseau.
- Aujourd'hui, je suis tout seul dans la forêt. Je vois le
petit oiseau qui danse. C'est merveilleux : je lui parle, il me
répond comme une grande personne. Après, il part. Je
lui dis : "Reste avec moi, mon petit oiseau. Tu es gentil, tu es
mon copain. Tu es le meilleur petit oiseau." Après, je vais
à la maison comme un pauvre malheureux quand je pense au
petit oiseau qui parle comme une grand personne. C'est ingrat un
petit oiseau. Je pleure pour ce petit oiseau. Je vais me promener
dans la forêt. Je vois le petit oiseau qui pleure aussi. "Ne
pleure pas mon petit oiseau. Tu es mon copain. Tu remplis mon
coeur de joie".
- J'ai les larmes aux yeux. Il me répond des histoires.
Il me dit : "Mais j'ai perdu ma maman. Tu ne savais pas ? J'ai
pleuré, tu sais ; mon papa aussi." C'est pas chic quand son
papa et sa maman sont morts. "Je te dis au revoir, mon petit
oiseau".
- Je m'en vais triste et malheureux. Un moment après, je
l'entends pleurer. Je vais en courant le voir (................).
Maintenant il est temps d'aller à la maison. Je vais rester
une heure pour lui faire plaisir. On se raconte des histoires de
notre papa et de notre maman. "
- Ce petit Parisien avait été mis en pension chez
sa grand-mère. Son père étant mort de
maladie, sa mère s'était remariée et avait eu
trois petites filles. Et il avait fallu se débarrasser de
Jean-François à cause du logement devenu trop petit.
- A partir de ce moment, j'ai été plus sensible
aux textes parfois bizarres qui émanaient de mes petits
Parisiens en exil ou de mes fils de marins au long cours. Et puis,
peu à peu, je me suis aperçu que beaucoup d'autres
enfants de la vie ordinaire se servaient également de
l'écriture pour régler des problèmes
vécus dramatiquement à leur niveau. Le petit livre :
"Le texte libre...libre" (Odilon) comporte beaucoup d'exemples de
ces tentatives de compensation, d'atténuation, d'effacement
des blessures. Mais il faut que le maître soit
généreux sur le plan du temps et de l'accueil : les
choses ne remontent pas immédiatement à la surface,
loin de là. Bien entendu si elles doivent ou peuvent
remonter.
- Aussi, cela me fait bouillir lorsque je constate que certains
enseignants demandent que soit obligatoirement inscrite au minimum
sur le plan de travail de la semaine, la rédaction d'un
texte. Quelle erreur ! (Quelle horreur !) : écrire ne
devrait pas être un devoir, mais un droit à une
expression généreuse, d'ailleurs utile à la
maîtrise de la forme et au développement des
idées. Personnellement, lorsque j'en ai compris la
nécessité, je suis sorti de mes routines
d'enseignement et j'ai réussi à aménager sans
aucun dommage des espaces suffisants d'expression.
- Certains pourraient me dire que je suis obsédé
par une lecture psychologique des textes. C'est vrai que j'y suis
sensible. Mais le livre cité comporte beaucoup de textes
fournis par des enseignants stupéfaits que ça
puisse aussi se produire chez eux. Pour en revenir à notre
sujet, signalons que l'écrit permet de cicatriser des
plaies, de trouver des défenses, de réaliser des
contre-attaques sur le plan symbolique pour, par exemple,
ridiculiser un père injuste, une mère
super-protectrice, un père hors mode, un frère
oppresseur ; pour exprimer une crainte de rester petit, dire la
détresse d'une solitude, contester la pauvreté en
parlant d'or, se délivrer oralement d'une faute et se
précipiter sur son cahier pour écrire aussitôt
son bonheur de cette libération.. L'écriture, c'est
vraiment une aide à mieux vivre.
- Ce n'est pas toujours, ni même souvent, directement
lisible. Aucune importance, le subconscient de l'enfant sait ce
qu'il fait. Cela suffit. D'ailleurs, cela ne nous regarde pas.
Voici un texte que l'on sent chargé d'on ne sait trop quoi.
Qu'importe! :
- "Mer je te craque entre mes deux mâchoires d'ivoire. Mer
viens me voir auprès de mon lit que je te caresse avec mes
poings de fer qui te briseront au coup de sifflet. Mer mon
fidèle rocher te décochera un coup de sabot pour que
tu recules dans ton territoire de coquillages."
- Dès que l'on permet l'expression libre, on a une grande
quantité de textes surprenants de ce type. Il suffit de
sereinement les accueillir.
- L'oral est également un outil de beaucoup d'importance,
comme on a pu le voir dans mon article "Revivre." J'y avais
donné trois témoignages forts :"le pouce qui
saignait", "le petit balai","la neige". Mais comme nous avions une
demi-heure de "techniques parlées" par jour, j'ai pu
enregistrer dans ce domaine beaucoup d'autres exemples de
l'utilisation en parallèle de l'oral. Et, tout
particulièrement, la guérison d'un
bégaiement due très probablement à
l'expression sans ambages d'une hostilité. J'avais cru en
effet percevoir que, dans ses textes, Loïc exprimait la haine
qu'il vouait à son petit frère. Pour le
vérifier, j'avais rassemblé tous ceux qui avaient
des petits frères pour en parler...comme ça. Mais,
à notre très grande surprise, ce garçon
s'était aussitôt déchaîné : "Moi,
je n'aime pas mon petit frère. Je l'emmènerai
à la boucherie. Ou plutôt, non : je le mettrai dans
une cabane à lapins, je lui donnerai de l'herbe et quand il
sera assez gros : tec !" Cette haine fraternelle est
fréquente, beaucoup d'enfants se trouvant durablement et
parfois catastrophiquement déstabilisés par la
naissance d'un suivant. Ici, c'est d'ailleurs à celle du
petit frère que le bégaiement était apparu.
L'annonce du meurtre symbolique semble avoir permis de
rétablir la situation en cette circonstance.
- J'avais donc aménagé aussi un espace de temps
régulier pour l'oral . Mais il faut laisser se faire les
choses. Des enfants ne monteront progressivement à la
pointe de la pyramide de leur parole nue qu'en s'arrêtant
aux paliers de décompression nécessaires, en
fonction du climat de sécurité offert par la classe.
- Comme j'avais décidé de permettre l'expression
tous azimuts, les enfants avaient droit aussi à une
demi-heure quotidienne d'improvisation chantée. On pouvait
se le permettre, le travail scolairement sérieux ayant
été réalisé le matin. Et, là
également, j'ai eu des surprises.
Généralement, comme les peuples l'ont toujours fait
dans des complaintes, des litanies, des mélopées,
l'enfant s'installait dans une tessiture réduite à
trois ou quatre notes. Et l'absence d'événements
sonores qui auraient maintenu la conscience en éveil
permettait au subconscient de se manifester. Certes, sur le plan
musical, ce n'était pas terrible, mais il s'agissait bien
de cela ! Là aussi, il a pu s'en dire des choses. Mais je
ne l'ai su que bien des années plus tard en écoutant
les enregistrements ou bien, même, directement de la bouche
des auteurs devenus adultes. Par exemple, Philippe m'avait dit que
s'il avait brutalement introduit un second couplet sur un taureau
dans son improvisation sur le printemps, c'est parce que, la
veille, il avait été choqué par la
description d'une corrida que lui avait faite sa tante, à
son retour d'Espagne. Mais, sans l'avoir cherché, on
percevait souvent directement la haine d'un père injuste,
l'incohérence d'un autre, l'hostilité à la
mère...Quelquefois, les choses étaient clairement
annoncées. Ainsi, Christian (C.E.1) chantant en tournant en
rond : " L'éco-o-le, c'est du-ur. Je tue les
élèves et le maître." Mais je dois signaler
que, parfois, c'est la beauté musicale qu prenait le
dessus. Cela nous avait valu en particulier un premier prix au
C.I.M.E.S. (Concours International du Meilleur Enregistrement
Sonore). Ceci pour ne pas oublier que, comme tout langage, le
chant est riche de beaucoup de composantes.
- Mais la "réparation" peut également constituer
un des aspects de l'activité graphique. C'est la brochure
: "Qu'ont-ils fait du dessin ? "(éditions icem) qui nous
apporte le plus sur ce plan. L'agressivité des
garçons y est particulièrement sensible : on attaque
un personnage puissant jusqu'à sa destruction :"Ce sera lui
qui sera tué et mangé pour le méchoui.!" ; on
ridiculise chaque jour un tourmenteur familial ; on démolit
un visage honni de vingt façons différentes. Mais il
est aussi souterrainement question de la mort de la petite soeur,
de la maladie de la mère, de l'inconvénient
d'être étrangère, du dommage de la
pauvreté, de la haine d'un prêtre, du dépit de
la faiblesse devant la puissance des forts...Ce qui
n'empêche pas que l'art y trouve également sa place.
- Cette multi-possibilité de s'équilibrer devrait
intéresser t(ous les enseignants, même ceux qui se
focalisent sur l'acquisition des connaissance, car
l'équilibre ainsi obtenu permet de pouvoir faire
objectivement face à la demande scolaire.
- A mon avis, le parcours est tout tracé pour
l'enseignant : il s'informe d'abord de la réalité
des choses, et si elles lui semblent réelles, il introduit
progressivement dans sa classe les différentes formes
d'expression en fonction de son tempérament partculier, de
ses prises de conscience et de ses conditions de travail.
Cependant, une véritable formation permettrait de gagner
du temps. On peut certes se la donner entre nous. Mais on devrait,
au moins, pratiquer à l'I.U.F.M la libre écriture
collective qui est à la portée de tout le monde. Et
aussi accéder aux nombreux documents qui démontrent
qu'un enfant ne saurait être sans dommage réduit au
rôle d'élève obéissant et
discipliné, jamais maître de ses parcours.
- Paul Le Bohec