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par Paul Le Bohec
 
Quelle idée de placer ce verbe dans la série de ce que cherche l'être humain, alors que l'on sait qu'il a toujours fui la douleur. Oui mais, on sait également que rien n'est jamais simple. Une émission "Blessures Exquises" vient précisément de le démontrer. Voici ce qu'en dit la réalisatrice :
"A la naissance de ma fille...j'ai demandé, comme beaucoup de jeunes femmes, une péridurale. Effectivement, je n'ai pas souffert, mais curieusement, j'ai ressenti un manque profond : j'avais le sentiment de n'avoir pas vraiment vécu la naissance car je n'avais pas expérimenté la souffrance de l'accouchement. Dès lors, je n'ai cessé de m'interroger : pourquoi ce besoin malgré tout de souffrance ? La douleur est-elle un mal nécessaire, initiatique ? Quelle est la frontière entre douleur et plaisir ? " (Nina Barbier)
"Comme si les souffrances de la naissance, du tatouage, piercing, marquage au fer rouge, clous du fakir, flagellations et sport de haut niveau étaient toutes révélatrices d'un même type de comportement...masochiste. Masochiste et heureux de l'être, bien sûr". (Marine Faure - journaliste)
Comme il s'agit ici de se préoccuper de ce qui se passe au niveau de l'école primaire, nous allons abandonner ce sujet de la douleur corporelle. Ce n'est d'ailleurs pas celui que je voulais aborder. Si j'ai inclus ce verbe dans la série, c'est parce que j'ai lu René Girard et, tout particulièrement : "Des choses cachées depuis la fondation du monde".(Grasset). Dans ce livre, l'auteur s'est attaché à cerner le phénomène du "mimétisme d'acquisition". D'après lui, il serait à la source de toutes les cultures et de toutes les religions. Il est, en effet, si dangereux, si destructeur de toute communauté que, pour s'en préserver, les hommes ont inventé des systèmes à base d'interdits, de rituels et de mythes. L'exogamie en est un exemple : les hommes de la tribu doivent choisir leurs femmes en dehors, sinon la communauté s'entre-déchirerait. (Voir également l'interdit universel de l'inceste.)
Tout le monde sait ce qu'est l'imitation. Mais ce que l'on ne voit pas, dit Girard, c'est qu'il existe une imitation de l'autre dans les choix qu'il réalise. "L'être ne sait pas ce qu'il veut et ce sont les autres qui le lui désignent en le désirant eux-mêmes". Faites l'expérience suivante : donnez exactement le même objet aux divers membres d'un groupe d'enfants, vous verrez très vite de l'agressivité se manifester. En effet, l'objet de l'autre est plus intéressant, la preuve, c'est qu'il s'y intéresse. Cela ressort évidemment de la jalousie.
"Pourquoi lui (elle) et pas moi". Ces mots terribles sont toujours prêts à surgir à chaque minute de la vie. ll suffit de dire ou même simplement d'avoir l'air de penser : "Moi, je peux avoir ou faire telle chose" pour qu'aussitôt quelqu'un se lève et relève le défi. Pour que l'on se saisisse de l'intensité et du ridicule de cette affaire, il suffit de penser à ces groupes de onze personnes qui font vibrer des millions de gens et parfois déclenchent même des guerres (la guerre du foot en Amérique centrale) parce qu'ils ont été capables de faire franchir une ligne à un objet rond et, cela, une fois de plus que les autres.
Il n'est nul besoin de s'étendre là-dessus, la vie quotidienne nous fournissant à profusions des exemples de cette nature. L'objet de la rivalité peut d'ailleurs n'avoir aucune réalité palpable. Il peut s'agir, par exemple, de prestige - "prestigiae" = fantasmagories, sortilèges. - Il suffit que quelqu'un manifeste le désir d'être au-dessus...meilleur que...plus capable que...Et cela peut s'appuyer sur des défis les plus inattendus : lancer un objet le plus près de ...ou le plus loin...ou dans...ou par-dessus...ou au-delà d'une ligne ; mettre plus de temps pour...moins de temps...Inutile d'insister, on peut multiplier les thèmes à l'infini. Et, à chaque fois, la même question resurgit : "Pourquoi lui et pas moi ?" (ou "Pourquoi eux et pas nous ?"). La société s'est protégée de cette menace permanente en se constituant un ensemble de règles qui encadrent les choses de façon à peu près acceptable. Mais elles sont parfois insuffisantes. Et les médias offrent de quotidiens témoignages de débordements.
Souvent, le point de départ du conflit est microscopique, mais cela s'emballe tout de même parce que l'autre pourrait avoir l'air d'avoir raison ou se donner l'air d'avoir raison. Et ça, c'est insupportable. Naissent alors des haines mortelles dans les domaines universitaires, professionnels, économiques...Voir également les rivalités sportives, intellectuelles, conjugales, artistiques, séductrices, religieuses (la vierge de...est plus puissante que la vierge de...)...
Cependant, il semble que celui qui triomphe ne soit jamais assuré de rester dans son état de félicité car sa position est constamment menacée. Et la source de son inconfort peut résider en lui-même. Un roman m'a parmis de le comprendre : le rêve suprême d'un jeune homme était d'être accueilli dans une famille noble. Il a donc fait tout ce qu'il fallait pour y parvenir. Mais lorsqu'il a atteint son but, il s'est trouvé déçu : ce n'était donc que cela ! Alors, il a mis la barre plus haut en cherchant cette fois à être reçu par une famille princière. Et, là encore, il a su magnifiquement mener sa barque. Eh bien ! nouvelle déception : ça n'en valait pas davantage la peine. Cependant, il avait atteint son plafond. Comme il ne pouvait pas être roi, il n'a plus su où porter ses pas. En fait, d'après Girard, il avait trouvé ce que chercherait constamment tout être humain : l'obstacle définitif et incontournable qui permet d'être assuré de perdre ! Mais il n'est nul besoin de romans ; on voit constamment cela dans la vie courante où le sport a pris tant de place. Au tennis, par exemple, ce n'est pas rare de voir un joueur perdre la partie après avoir eu en mains trois balles de match. C'est la peur de gagner. Celui qui a atteint un sommet se sent en danger car il n'y a pas loin du Capitole à la Roche Tarpéienne.
Girard parle aussi du "modèle-obstacle" : c'est celui que l'on envie, que l'on voudrait imiter, mais qui semble malheureusement indépassable. Par exemple, le disciple admire son maître, il s'en fait un modèle. Mais celui-ci bouche l'horizon parce qu'il constitue un obstacle en apparence trop difficile à surmonter. La relation qu'il a avec lui devient ambivalente. C'est une relation d'amour-haine. Cela se retrouve partout, dans la famille, l'activité professionnelle, les loisirs...
Bon, tout ceci semble incontestable. Mais en quoi cela nous concerne-t-il alors que c'est ce qui se passe au niveau de l'école primaire qui nous intéresse ? On peut déjà se féliciter du pas immense que la Pédagogie Freinet a effectué dans le domaine de la sérénité psychologique des élèves en supprimant les notes et les classements. "Mais alors comment motiver les élèves sans l'émulation ? - Patience, nous y venons. Il faut d'abord que l'on creuse bien la question à partir de notre expérience. Pour Winnicott, la rivalité fraternelle est l'une des plus dangereuses situations qui soit. Mais, en tant qu'enseignant, on ignore généralement ce qui se passe dans les familles. Cependant, la présence dans nos classes de jumeaux monozygotes nous permet parfois d'entrevoir le problème. Voici, par exemple, un texte libre de Véronique (8 ans), soeur jumelle de Viviane :
" Il était une fois deux jumelles ; l'une s'appelait Véronique et l'autre Vanessa. Il y avait un serpent 17. L'autre c'était un serpent 19. Moi, je disais que le serpent 17 parlait et ma soeur disait que non. Alors, j'ai pleuré."
Dans son texte, la fillette conserve son prénom. Mais elle invente le second prénom, ce qui lui permet de placer le message en partie dans la réalité et en partie dans l'imaginaire. Peu de choses séparent les deux serpents ; ils se trouvent presque à égalité. Mais Véronique disait que le 17 parlait et sa soeur (sa soeur, pas Vanessa !) disait que non. Ce texte démontre que, dans certains couples de jumeaux, les deux ne sont pas ou ne se sentent pas au même niveau.
J'ai connu deux autres jumelles. La dominante ne permettait pas à sa soeur de la dépasser sur quelque terrain que ce soit. Partout, elle se voulait la meilleure. La dominée en est tombée très malade. Mais elle a rétabli la situation quand elle s'est créé son territoire en se lançant dans la poésie. Et là, sa soeur s'est trouvée bloquée parce qu'elle n'avait pas assez souffert pour arriver à une expression aussi sensible et aussi parfaite sur le plan de la forme, travaillée avec courage. Cependant, en cette occurrence, la dominante s'est tout de même servie de la réussite de sa soeur pour briller vis-à-vis de l'extérieur. Sa jumelle n'était-elle pas une autre elle-même ?
Cependant, il existe beaucoup de jumeaux heureux, surtout lorsque chacun a pu ou su trouver son propre terrain d'excellence. Je viens de rencontrer un ancien élève que j'ai eu en classe en même temps que son frère jumeau. Il pense qu'il n'exagère pas quand il dit qu'il a été moins bien "accueilli" par ses parents. L'autre a fait de brillantes études. Et il est, non seulement, ingénieur, mais responsable national d'un sport de combat. Le jumeau "faible" n'a obtenu qu'un B.T.S. de construction mécanique après son bac. Mais un jour, en travaillant avec le C.N.A.M., il a découvert tout un monde, celui des sciences humaines. Une vraie révélation. Il s'est intéressé à des quantités de choses...Et il est devenu ingénieur en organisation.
- Est-ce que, tout de même, ça n'a pas été pour toi un renversement de situation par rapport à ton frère ? Cela pourrait expliquer ta motivation pour de nouvelles études.
- Alors, là, pas du tout. Du moins, je ne le crois pas. Car je prépare un doctorat, et si je continue d'autres études à la Sorbonne, c'est uniquement par passion de comprendre. Et je crois bien que je ne m'arrêterai plus d'étudier, quelle que soit la réaction de mon frère.
- Mais lui qui a été programmé par votre gémellité à chercher à être toujours le premier des deux, comment accueille-t-il ta progression sur le plan social ?
- Pour l'instant, il ne doit pas se sentir menacé. Il veille peut-être au grain, mais il doit également se rendre compte que ma motivation fondamentale, c'est le plaisir et non un désir quelconque d'élévation personnelle."
Alors là, avec ce garçon, on touche un point essentiel : il existe, certes, un "désir-selon-l'autre" qui peut terriblement nous manipuler de l'extérieur, mais également un "désir-selon-soi" intérieur qui permet d'échapper aux terribles pièges du mimétisme d'acquisition. J'ai un voisin qui travaille depuis une trentaine d'années sur une question très difficile. Il n'en finit pas de trouver des réponses satisfaisantes...et de nouvelles questions, de plus en plus générales et de plus en plus élevées. Il se ré gale. Mais il n'a aucun souci de communication, de publication. Il ne travaille que pour sa satisfaction personnelle. Comprendre, c'est tout ce qui l'intéresse. A ce point-là, c'en est impressionnant.
Dans une famile de quatre garçons où les rivalités faternelles ont atteint une intensité dramatique, le troisième tire tranquillement son épingle de ce jeu dangereux. Il refuse de jouer en double, il n'entre pas dans la compétition. Quand il dessine ou peint, ce n'est pas pour obtenir la reconnaissance d'un public ou d'une coterie d'artistes...Non, il ne cherche pas à plaire, il cherche à se plaire : il construit, il prolonge, il comble des vides, il efface des creux, il habille des nus, il rectifie des torsions, il démolit des perfections, il complète, il multiplie, il se multiplie...bref, il s'abandonne tout entier à la réalisation de ses fantasmes. Il n'a pas de but. Il ne cherche pas à fonctionner suivant les normes habituelles. Tout à la jouissance de la satisfaction de son "désir-selon-lui", il suit tranquillement son chemin;
Alors, avec ces divers exemples de comportements, on peut envisager d'autres devoirs pour l'école. Le meilleur moyen de permettre aux jeunes d'échapper à la ridicule soumission à la norme, à la mode, au désir-selon-l'autre, c'est de permettre à chacun de s'investir dans un ou plusieurs domaines personnels. Là, il suit tranquillement sa voie sans avoir de compte à rendre à personne. Et, de cette façon, il va beaucoup plus loin qu'il ne serait allé s'il lui avait fallu se glisser dans des structures obligées. Evidemment, il n'est pas seul. Mais il ne retient des expériences des autres que ce qu'il peut intégrer à sa chaîne en cours de constuction. (Freinet). Comme nous vivons dans la complexité, on n'a nullement à craindre que des choses indispensables ne soient abordées. Tout est contingent ; aucune trajectoire ne peut se dessiner sans que l'on ne débouche nécessairement sur des questions, des territoires, des problèmes que l'on ne peut ignorer. A l'école primaire, il est évident que c'est surtout au niveau des langages (oral, écrit, dessin, maths, corporel...) que les chemins particuliers vont d'abord se préciser. Car il est impératif pour l'être humain d'exprimer au dehors ce que la vie a imprimé en lui. Et la première enfance a été souvent si chargée que "répercuter" ce qui a percuté est l'une des premières tâches à accomplir pour trouver un équilibre suffisamment acceptable. Il y a donc beaucoup de grain à moudre. Et c'est tout bénéfice car l'utilisation abondante des langages conduit peu à peu à leur maîtrise et c'est autant d'atouts supplémentaires pour affronter l'avenir.
On peut encore suivre de très près, pas à pas même, une trajectoire, celle de Rémi le fort dyslexique. (Odilon). Au départ, pour être comme les autres qui écrivent quotidiennement un texte, il ne sait comment y parvenir. Il n'a pas encore compris que les richesses qu'il a dans la tête pourraient se transférer dans l'écrit. Alors, il s'invente un système de permutation d'animaux. Puis, progressivement, il abandonne son artifice. Pendant un certain temps, il butine de-ci de-là, essayant la piste d'un copain, puis une autre sans trouver sa voie. Enfin, il réussit à s'enfoncer dans un taillis de feuilles qui tombent sur des tombes et, soudain, venu de nulle part et totalement imprévisible, même pour lui-même, un talent remarquable de textes à suspense surgit magnifiquement du chaos.
A l'école, il faudrait surtout se préoccuper d'ouvrir en grand l'éventail et ne pas se contenter de permettre seulement de maigres profits. En deux années de cycle 2, on peut, en plus de ce qui est habituellement demandé, conforter un talent ou un tempérament artistique, développer une créativité globale, une aptitude à diriger un groupe, une capacité stratégique, une aisance orale, un esprit scientifique, une imagination mathématique, un questionnement linguistique, une intuition des parcours, une compétence manuelle, un sens aigu de la relation... Et l'on s'aperçoit que la façon d'être et d'agir de chacun peut être utile aux autres, soit en confirmation ou soutien, soit en opposition ou en élargissement des problèmes.
" Oui mais, il n'empêche que les enfants veulent toujours être comme les autres. - Bien sûr, mais seulement dans les groupes sociaux habituels où il ne faut offrir aucune prise à ceux qui ont besoin pour leur propre sécurité de trouver le "différent" à qui on pourrait faire tenir le rôle de victime émissaire. Mais si on change le milieu, les choses se transforment. Par exemple, lorsqu'on installe une classe créative, la seule façon pour les enfants d'être comme les autres, c'est de ne pas être comme les autres, c'est-à-dire de suivre leur propre chemin. Et tout le monde en profite alors à fond. Nous pouvons facilement le comprendre car l'I.C.E.M. est également un milieu particulièrement protégé. Nous sommes dans le monde du "soi avec les autres". Insensible aux colifichets habituels : promotion, mention honorable, palmes académiques, chacun suit librement son chemin en fonction de ses données personnelles de départ et de ses conditions de travail. Et il ne prend aux autres que ce qui peut être incorporé à sa chaîne en cours de construction. Comme les Américains qui disent que ce qui est bon pour Ford est bon pour l'Amérique, ce qui est bon pour nous ne saurait qu'être bon pour tous.
Paul Le Bohec