actes des rencontres « Centenaire de freinet »

Rennes octobre 1996

extrait de l’Atelier

Parcours d'enfants et de parents II :

Atelier du mardi 29 octobre, après-midi

Intervenant : Paul Le Bohec

Animation : Jacques Mérillon

première partie :

Jacques Mérillon fait le lien avec la première partie de l'atelier (mardi matin) en présentant une séquence vidéo[1] tournée par des enfants, puis il donne la parole à Paul Le Bohec.

Paul Le Bohec - Nécessité de la création dessinée et picturale

Paul Le Bohec. - Ça, c’est rassurant parce que nos expériences de création, de chant libre, datent de vingt-cinq ou trente ans, et on ne savait pas si le relais avait été pris. Quelque part, il y a quelque chose qui continue. La construction musicale n’est pas importante ; ça viendra peut-être… si ça doit venir. L’essentiel, c’est ce qui est dit. L’important, dans le chant libre, ce n’est pas la musique, c’est l’aspect psychologique, l’aspect thérapeutique et là, il est absolument assumé. Dans les enregistrements de Gérard L. que j’ai réalisés, des personnalités apparaissent et puis d’autres. C’est tout un monde qu’on n’a pas encore exploré. Actuellement, le ministère, les IUFM se sont emparés de la formation initiale, mais ils acceptent difficilement que ça passe par la création. Ils sont encore dans une conception antique de la construction de la pensée.

La technique et l'esprit

Nous n’avions pas la vidéo, nous n’avions que des magnétophones. Nous n’étions que quelques-uns, mais les idées ont pu se transmettre. Nous avions, Roger Méheust et moi, des idées sur la méthode naturelle de gym, il y a tout un monde à explorer ; c’est aussi une gym de l’esprit. Nous n’avions pas les caméscopes et cette idée qui date de trente ans n’a pas encore démarré.

On a quelquefois besoin de supports techniques, et d’excellence dans le maniement de ces outils-là. Mais certains sont tellement amoureux de la technique qu’ils en oublient le reste. Il faut les deux. Il y a une sorte de dialectique entre l’objet – la technique – et l’esprit.

Dans ma classe, ça marchait, non parce que j’étais un pédagogue extraordinaire, mais parce que les enfants m’ont appris la pédagogie. C’est un gosse de huit ans et demi qui m’a le plus appris en pédagogie. Ils pouvaient exister et je pouvais recevoir des leçons de leur part.

J'ai repris contact avec d’anciens élèves, à Trégastel, où j'ai rencontré Patrice, devenu chef de chantier. Il m'a parlé de sa capacité à «voir» en trois dimensions ce qui est présenté en deux dimensions sur le plan, "et cela, c’est à vous que je le dois", a-t-il affirmé à mon grand étonnement. Il m'a alors rappelé la «cage à fils», construction en cornières de métal, avec des élastiques tendus entre deux plaques d’isorel perforé. J'avais obligé tous mes élèves à «passer» à la «cage». C'est ce que j'appelle le forçage à la liberté. Après, ils étaient libres parce qu’ils avaient goûté à la chose, et c’est en connaissance de cause qu’ils pouvaient décider de continuer ou renoncer. Patrice était continuellement passionné par cette «cage à fils». Cela lui a réellement donné une compétence supérieure. Il faut avoir créé les conditions dans la classe pour que cela puisse exister, et ainsi offrir beaucoup de possibilités, pour que chacun, selon ses pulsions, puisse s’emparer d’une chose ou d’une autre.

Les dessins de Patrick

Circonstances

Un jour Michèle Le Guillou, une institutrice du Finistère, a décidé d'étudier la créativité enfantine. Elle a dit à son CM 1 : Voilà, j'ai constitué un dossier (un dépliant d'ordinateur). Quand vous aurez écrit une poésie, vous me l'apporterez et je la collerai dedans." (Il s'agissait de ce que les enfants appelaient poésie). Au lieu d'avoir trois ou quatre enfants à s'intéresser à cette activité, elle en a eu 24 sur 24. L'année suivante elle a fait la même expérience en dessin, avec des blocs de sténo et des crayons à bille. Elle a eu 19 dessinateurs sur 19.

Cet outil-dossier était vraiment intéressant. Mais, que faire de ces 3000 dessins (réalisés en CM1, puis en CM2 car elle avait suivi ses élèves) ? Michèle me les a donnés parce que j'avais déjà réalisé des études longitudinales de textes écrits (550 textes sur trois ans), de textes mathématiques[2] (sur un trimestre), et de l'écriture d'un gaucher qui avait passé l'outil à la main droite. Mais j'étais bien embarrassé, je n'avais aucune expérience, aucune idée de ce que je pourrais bien observer. Pendant trois étés, j'ai feuilleté le dossier sans rien découvrir. Cependant vers la fin du troisième, il m'a semblé qu'un enfant était plus créateur que les autres, et surtout , qu'à un certain moment de l'année, il s'était passé quelque chose d'important.

Alors, j'ai examiné ses 120 premiers dessins (sur 380). Pour pouvoir en discuter avec les copains, j'ai repris ce que j'avais fait avec les 550 textes de Rémi, car ils m'avaient dit à cette occasion : "Si, dans le livre, tu ne nous avais pas accompagnés dans la lecture des textes de Rémi, jamais nous n'aurions eu le courage d'aller jusqu'au bout.". "Dessins de Patrick" a été édité par Casterman[3].

Ici, je vais présenter un montage de 30 diapos faites à partir des dessins. Un montage, c'est toujours arbitraire, cela résulte d'une intention, d'un choix. Mon intention, c'est de vous convaincre de la nécessité de l'expression graphique et picturale. A la fin de la séance, on peut toujours me critiquer. Mais généralement l'impact de la série de dessins est tel que les spectateurs n'y pensent même pas ! Il faut que je m'en charge moi-même.

Montage diapo : "Dessins de Patrick"

On commence par deux représentations d'un personnage féminin très aimé. Une femme sur la première marche du podium. Et la seconde, c'est la reine, elle est très aimée, tout le monde vient la voir.

Mais aussitôt apparaît un obstacle, et très rapidement l'idée de destruction et de mort.

Vient ensuite une dominante : la notion de puissance (peut-être la puissance de cet obstacle). Elle se manifeste souvent de façon inattendue. Ainsi, on voit le champion du monde d'haltérophilie avec un nombre impressionnant de kilos inscrits sur sa pancarte et même sur ses oreilles. Puis une bête-tonnerre à pattes multiples.

Ensuite, il est question de faiblesse, puis d'un mélange de force et de faiblesse.

Enfin, apparaissent des armes de destruction. Quelle arme sera choisie ? Le bateau de guerre, la flèche, la char d'assaut, le couteau, l'électricité, la puissance magique, le bombardier, la fusée ?

Mais les dessins deviennent de moins en moins soignés. on sent que la colère monte. L'enfant qui réalisait un ou deux dessins par semaine au premier trimestre, est passé à deux ou trois dessins par jour, puis, soudainement, au début d'avril, il en est à 29 dessins en 3 jours. C'est une sorte de crise qui se termine par le meurtre d'un personnage au moyen d'un immense couteau noir. Et sur le dessin c'est écrit : "c'est fini".

Le langage souterrain

Et de fait, il y a quelque chose qui est fini, là, parce que, plus jamais jusqu'au CM 2, il n'a été question de la destruction d'un homme. C'est comme s'il y avait eu une catharsis. Il a réglé un problème. Le plus curieux, c'est qu'une semaine après, l'enfant se délivre d'un second problème, mais cette fois, en écrivant, dans deux textes successifs, qu'après avoir été enterré à la suite d'un accident, il était ressuscité. Cette fois encore, le mot fin semble correspondre à une réalité puisqu'il n'a plus été question de tombe. Donc, ce problème, il n'en parlait pas dans ses textes, il n'en parlait pas dans ses dessins. Cependant, dans les marges des textes, il y avait des formes bizarres, comme des anges, c'est comme s'il exprimait souterrainement, dans un troisième langage, en marge. Et on ne sait pas trop quel est ce problème, même si on peut l'imaginer : sa petite soeur est morte à 9 mois, en une journée, d'une méningite foudroyante.

Une expression sans interprétation

On peut dire, quelque chose s'est passé. Dans ce cheminement, il semble qu'on puisse repérer une sorte de tâtonnement de l'inconscient : la flèche qui désigne, puis qui vole, pour enfin percer le dos d'un empereur. Et toute la recherche de l'outil de destruction. Evidemment, presque tout nous échappe sur ce plan. Et c'est tant mieux. Si nous avons choisi de publier des éléments de la production de Patrick, avec un camouflage maximal, c'est que nous croyons à cette troisième voie, dont parle dans la postface Jacques Lévine, psychothérapeute et spécialiste du rêve éveillé. Entre une introduction de la psychanalyse à l'école, dit-il, et le refus de croire à une possibilité d'expression profonde, Michèle Le Guillou et Paul Le Bohec montrent qu'une autre position est possible, celle qui consiste à faire que les enfants puissent utiliser à leur gré des langages, pour leur consolidation personnelle. Il s'agit simplement de leur donner les moyens de l'expression, sans jamais se laisser aller à une interprétation.

C'est bien comme si l'enfant s'était fait une sorte de psychothérapie. On en a tous besoin, nous tous ici aussi, et chacun peut tenter de faire sa propre psychothérapie lui-même. Il y a des cas, quand ça remonte avant quatre ans, ou à la naissance, ou avant, comme dit Françoise Dolto, là ce n'est plus du domaine de la psychothérapie simple. Et ça peut aussi se faire par le langage du dessin. Ici vous voyez ce que fait l'enfant de ce langage qui est à sa disposition. Dès le premier dessin, il s'est installé dans la fantaisie, dans l'imagination. Mais dans les textes libres, non. Il racontait l'arrachage des betteraves, les bestiaux de la ferme, tous les faits réalistes. Et petit à petit... ce n'est que lentement qu'il glisse dans l'imaginaire. Mais le plus curieux c'est que lorsqu'il dessine, il est toujours sérieux, alors que par écrit, il plaisante toujours. C'est vraiment étonnant de voir comment il peut cheminer parallèlement, avec deux attitudes qui ne se rejoignent jamais.

Montage diapo : les diverses utilisation de la peinture et du dessin

Le rôle de l'institutrice

Il y avait en fait une triple expression dans la classe : dessin, texte libre, commentaire oral. D'autres enfants se sont emparés de ce langage du dessin à leur façon, que ce soit pour se faire reconnaître comme artiste par la classe, ou pour se donner un autre rôle : celui qui fait des dessins bizarres, en rit et fait rire la classe. C'est fou tout ce qui peut se passer avec des dessins. Mais ça ne peut pas arriver si on n'essaie pas. Ils ont été deux ans dans la même classe, avec la même maîtresse qui ne connaissait absolument rien à la psychanalyse. Mais, elle a eu un rôle, quand même, c'est elle qui écrivait en silence le titre que l'enfant donnait à ses dessins. Elle a été le neutre, qui ne juge pas, le neutre à qui on pouvait donner le commentaire du dessin. Et elle s'en contentait. C'était déjà quelqu'un qui pouvait accepter cette parole-là.

Tout ça c'est très fort, ce sont des documents qui peuvent vous effrayer, mais n'ayez pas peur, c'est exceptionnel, dans cette classe-là, la plupart des enfants avaient un an ou deux ans de retard, pour des raisons qu'on pourrait très bien expliquer. Vous voyez, ce n'est plus de la pédagogie, ce n'est plus enseigner les choses, c'est avoir affaire à des êtres humains, qui ont un lieu au moins pour exister, pour s'exprimer, pour dire, pour trouver un peu plus d'équilibre. Pour certains, ce sera ça, pour d'autres, ce sera le chant ; pour d'autres, ça sera la danse ; pour d'autres, ce sera le travail manuel ; et d'autres, qui n'ont pas besoin de tout ça, chercheront dans d'autres domaines.

L'expression par le trait

Je propose souvent d'installer un atelier de noir dans la classe. En effet, les enfants sont facilement séduits par la couleur, et ils prennent leur temps pour réaliser quelque chose de beau. En noir, il s'agit de tout autre chose. Les documents exécutés au trait noir permettent une autre expérience : les enfants dessinent vite et beaucoup, les formes, les structures se révèlent rapidement ; l'inconscient aussi peut affleurer plus vite.

(Projection d'une diapositive) : Voilà un dessin d'un autre enfant, qui avait quelques difficultés scolaires. Il se trouve que le maître avait acheté 3 ou 5 litres d'encre de chine. Et vous sentez déjà une certaine maîtrise, et la maîtrise vient au bout d'une certaine quantité d'expériences. Si vous voulez que les enfants arrivent à une maîtrise, ce n'est pas une fois tous les mois, ce n'est pas une fois de temps en temps, non, c'est tous les jours. C'est comme si on jouait au foot seulement le dimanche, ça n'irait pas loin. Ce garçon qui avait quelques difficultés en classe est professeur de dessin, et il fait des expositions. C'est comme si la maîtrise donnait la possibilité de survivre[4].

Dessin d'un autre enfant : "L'homme à la cravate"

Paul Le Bohec. - Vous voyez la maîtrise, le soin, ça ne vous étonnera pas si je vous dis que cet enfant est devenu dessinateur industriel. Quelquefois ça peut déboucher sur une . Il faut déjà aider les enfants à vivre leur présent, et à partir de ce présent, peut-être qu'ils pourront faire quelque chose de leur futur.

Roger Méheust[5].- A propos de ce dessin, c'est un enfant qui est arrivé venant de l'extérieur, au premier trimestre. I avait à peu près 11 ans. Et il épatait la galerie en reproduisant des Mickeys, des bateaux de guerre, impeccables. Tous les autres tombaient en arrêt (vous avez vu leurs dessins avant). "Oh! monsieur, il dessine bien !" Je me suis dit, il va me perturber tout le monde.

Paul Le Bohec. - Par ce souci de réalité

Roger Méheust.- Là, c'est la fin du processus, au bout de 4 5 mois, il ne dessinait plus ni bateaux, ni Mickeys, il dessinait ce qu'il avait envie de dessiner, ce qui venait de lui-même. Le changement se voyait, à partir du stéréotype, qu'il avait appris comme tous les gamins l'ont appris - et le plaisir qu'il avait à faire ça. Et comment je m'y suis pris ? J'ai dit aux gamins, "oh oui c'est bien, mais le Mickey, ce n'est pas lui qui l'a inventé, et le bateau de guerre, il le fait comme tous les bateaux de guerre, il n'y a rien d'original". Si bien que ça n'a pas perturbé les autres longtemps..

Paul Le Bohec. - Mais dans sa classe une fois il y avait un gosse qui copiait. Une fois il avait copié un chien. Oh, il était très bien,. Quelqu'un lui a demandé, "Où l'as-tu copié ?" - "Sur le chien qui était dans la cour, à la récréation " ! [rires]

Discussion

Paul Le Bohec. - : Maintenant, à vous la parole. Vous êtes en rogne, vous n'admettez pas ça, criez, râlez un peu. Certains se disent : si c'est ça l'enseignement, jamais je ne pourrai...

Une question. - Si les dessins vont dans la famille, il n'y a pas des risques de dégâts ?

Paul Le Bohec. - On essaie qu'ils n'aillent pas dans la famille. Au début, on donnait les dessins, les belles peintures, toutes ces choses-là, et on les retrouvait dans le trou à ordures qu'il y avait à côté de l'école. Si bien qu'on les a gardés pour nous.

Roger Méheust.- On avait la chance d'avoir, ma femme, moi et une collègue, les enfants depuis 4 ans jusqu'à 14 ans. Je ne sais pas si, eux, ils s'en trouvaient bien, d'avoir les mêmes pendant si longtemps, mais nous ça nous permettait d'avoir la durée, de voir des choses se produire, comme le disait Paul, parfois l'année suivante. Parce que la production spontanée de dessins, quel que soit le système scolaire, finalement, ça marche bien en maternelle. Mais il arrive un moment où les enfants ont un souci de réalisme, quand ils dessinent un cheval, ils s'aperçoivent que les pattes arrière font le zigzag dans le mauvais sens, ils n'en sortent pas, et ça y est, ça les bloque souvent. Là, du fait de la continuité, et du fait qu'ils dessinaient beaucoup, on avait réussi à passer cette étape, avec à 13-14 ans des gamins qui s'exprimaient avec spontanéité, et personnellement.

L'apprentissage : création ou consommation ?

Question. - Et sans jamais leur montrer des peintures d'adultes ?

Roger Méheust.- Ah ! non, jamais

Paul Le Bohec. - Sans jamais aller au musée, surtout pas. Sans jamais avoir accès à la consommation. A la création, oui, à la production, oui, mais pas à la consommation. Et maintenant, on balade les gosses, on les amène avec le car à des expositions, on fait venir des professeurs de dessin, terrible, c'est une terrible erreur.

Roger Méheust.- Le danger à l'époque, pour nous, c'était celui qui savait un peu dessiner, qui avait un petit coup de patte. Non, il valait mieux ne rien savoir. Mais je suis convaincu que les enfants qui avaient eu ce parcours, dans ce domaine précis d'expression graphique et peinture, etc. ils pouvaient aborder l'expression plastique contemporaine, directement. Ils n'auraient pas été décontenancés devant Picasso, Zadkine et compagnie. Là, ce n'est qu'un petit échantillon de ce qu'ils faisaient, mais il y avait une liberté d'expression formidable dans tous les domaines, et il n'y avait pas de censure par rapport à l'abstrait. Alors qu'en général, il faut qu'il y ait un contenu concret.

La règle et les règles

Je me souviens aussi d'une chose assez curieuse. Il était tacitement entendu qu'on n'utilisait pas une règle pour dessiner, parce que ça donnait des maisons faites à la règle, sans intérêt. Et, un jour, j'arrive près de sa table, et le gamin il dissimule quelque chose, comme ça, je lui dis : "Gilbert ?" et il me dit "C'est rien". Finalement, il me sort quelque chose, c'était fait à la règle, une espèce de mosaïque très compliquée, superbe. J'ai compris qu'avec la règle on pouvait faire aussi des choses très compliquées - Vasarely, si ça vous dit quelque chose,. On était tout près du pop art. Donc, il ne faut rien interdire, il faut tout permettre. Mais même avec des simples stylos à billes, on a eu des merveilles, des miniatures

Jacques Mérillon. - Peut-être que, par moments, il faut les obliger à n'utiliser que le stylo à bille.

Une participante. - Oui, ce n'est pas bête, parce que l'interdit avait décuplé son envie de faire une recherche encore plus approfondie sur la règle. Le fait qu'il y ait un interdit.

Roger Méheust.- Oui, transgresser l'interdit ? c'est possible, je ne l'ai jamais analysé comme ça.... Autre chose : les oiseaux, par exemple : on n'avait pas imposé le thème, mais ils s'étaient mis à dessiner des oiseaux, tous. D'habitude, on sait comment il va être l'oiseau, ça va être le stéréotype de l'oiseau. Mais là, il y en avait des centaines et pas deux pareils. Parce qu'ils étaient libres : il n'y avait pas de censure, ni du maître, ni des copains . Mais la censure qu'on craignait, c'était celle des parents. C'est pour ça que les dessins restaient à l'école, c'était une connivence entre nous, on disait les parents n'y connaissent rien, c'est pas la peine de leur en parler.

Le temps de l'expression

Une participante. - Parce que vous leur donniez le temps, aussi. Souvent les enfants n'ont le droit de dessiner que dans un petit créneau rabougri, à la fin, quand il ne reste rien à faire d'autre.

Roger Méheust.- Le temps ? au fond ils ne dessinaient pas plus que le temps inscrit au programme officiel, 2 heures par semaine, ce qui ne se faisait jamais dans la plupart des classes. Mais si un enfant avait fini un exercice, il ne chahutait pas, il sortait son stylo à bille, et il continuait à bricoler avec, comme les adultes dans une conférence. Et puis, il y avait des moments, la dernière demi-heure, quand on commençait tous à en avoir un peu assez, ils s'emparaient par exemple du tableau. En une demi-heure, à 3 ou 4, ils couvraient un tableau. Parfois, le lendemain matin, il fallait que j'efface ça, j'avais mal au coeur, alors souvent je mettais un calque, et je le reproduisais. Après, on travaillait encore dessus, et sous le préau d'école, il y avait des fresques de 4 m de long et 2 m de haut, qui naissaient comme ça. Le plaisir des gosses, inutile de le dire ! Mais le maître lui se régalait - s'il n'y avait que ça... ça permettait de vivre.

Denise Le Bars. - à Chavagne, j'avais une classe unique, et comme vous le disiez, les enfants, dès qu'ils avaient un temps, ils dessinaient. Les dessins étaient suspendus sur un filet, dans le fond de la classe. J'ai eu une visite d'inspecteur, il a écrit dans son rapport que je devais être très bonne en dessin pour avoir des résultats comme ça avec mes élèves. Je lui ai fait savoir que non seulement je n'étais pas bonne en dessin, mais je n'osais même pas prendre un crayon ou un pinceau ! Mais les enfants travaillent tout seuls et ils ont en eux-mêmes leur propre besoin de faire quelque chose.

Paul Le Bohec. - Ils ont des capacités extraordinaires. Nous sommes en 1996, et maintenant c'est ça qu'on devrait développer. Puisqu'on ne sait pas ce qu'ils peuvent vivre, dans le futur, qu'ils vivent au moins leur présent, et un présent intense. Jacques Prévert dit, il faut être heureux, ne serait-ce que pour donner le bon exemple. Eh bien ! s'ils arrivent à être heureux un peu, c'est déjà pas mal !

Expression et enrichissement culturel

Thérèse Alexandre. - J'aimerais qu'on revienne sur le fait qu'on cherche à présenter des choses, aux enfants, pour les enrichir ; par exemple, sur l'art moderne

Roger Méheust.- Evidemment , on peut présenter des reproductions, et puis se contenter de ça, parce que les commentaires du maître, là-dessus, ça peut être risqué. Mais nous, franchement, on n'a jamais eu ce besoin. Pour compléter ce que je disais : il se trouvait que, attenant à ma classe, il y avait un grand préau ; au moment de l'expression libre; la porte était souvent ouverte, et il y en avait la moitié sous le préau. Qu'est-ce qu'ils faisaient ? c'était des morceaux de bois qu'ils ajustaient, des choses qu'ils découpaient, qu'ils construisaient comme ça, c'est pour ça que je dis, ils étaient dans l'art contemporain tel qu'on le conçoit aujourd'hui. Si on leur avait montré ces choses qui ébouriffent les adultes, (César, etc.) eux, ils n'auraient pas trouvé ça étrange.

Paul Le Bohec. - Il y a 30 ans, dans un congrès, ils avaient présenté des installations. Actuellement, les installations, ça a beaucoup de succès, c'est ça, l'art contemporain, et nous on le fait depuis 30 ans. Avec des boules pour lester les filets des pêcheurs

Une participante. - Je trouve qu'on a quand même à faire un peu de présentation d'images aux enfants. Car, c'est un problème, ils baignent dans les images, et il faut qu'ils puissent voir aussi, à l'école, que les images sont des messages.

Paul Le Bohec. - Le maître a un rôle à jouer. Dans la société actuelle, son rôle est différent.

Roger Méheust.- C'est vrai ce que vous dites. Il y a un risque de perturb ation, par ce qui les entoure, bien plus fort qu'il y a 30 ou 40 ans.

Pédagogie et consommation

Jacques Mérillon. - Le danger, Paul le pointait tout à l'heure, ce sont les intervenants qu'on veut mettre dans les écoles. Les enseignants réclament partout des spécialistes. ils veulent des profs d'arts plastiques, de sports. Avec le rôle qui est dévolu aux collectivités locales, dans la décentralisation, les projets d'écoles etc. regorgent de demandes d'intervention, bien au-delà des 10 heures "réglementaires". Parce que, le danger, c'est qu'on a des intervenants qui ne sont pas dans l'état d'esprit de la pédagogie. C'est vraiment un problème d'état d'esprit, parce que je travaille avec Luc, qui est animateur du Groupe de Pédagogie et d'Animation Sociale, et quand il emmène les enfants de la classe voir des expositions et faire des photos, c'est dans un tout autre état d'esprit que la consommation qu'évoquait Paul. C'est un "petit-fils de Freinet".

Roger Méheust.- Je suis tout à fait d'accord avec toi : un peu d'intervention, peut-être, mais s'ils sont débordés, de toutes part, de choses qui viennent de l'extérieur... Ils ont tellement de choses en eux, quand est-ce qu'ils vont exprimer ça ?

Une participante.- Je crois qu'il faut faire une différence entre le dessin libre et la peinture libre. Aller à une exposition, et essayer de comprendre comment une oeuvre est construite, et ensuite le réinvestir, c'est de l'art plastique, c'est différent de l'expression libre.

Se créer un monde et comprendre le monde de l'autre

Une participante. - C'est vrai que, nous, on parle de classes où nous avions les enfants petits ; et on les gardait longtemps. Et quand ils sont petits, déjà, ils ont la façon de s'exprimer avec le crayon, et avec quelquefois n'importe quoi, ce qui leur tombe sous la main. Ils vont tremper un morceau de bois quelque part s'ils veulent dessiner avec des couleurs. Eh bien ! les enfants, comment dire, sont plus concentrés sur leur production que sur ce qui vient de l'extérieur. Et ça va leur permettre de se créer un monde, dans lequel nous ne pénétrons pas. Mais qui va être celui auquel ils vont faire référence. Et c'est vrai, il se trouve que ce monde-là correspond beaucoup plus à ce qu'ils vont découvrir quand ils vont aller plus loin. Et ils vont se trouver en accord avec l'art moderne. Mais ils auront leurs références à eux, et pas celles que nous, nous allons leur proposer.

Jean-Yves Le Heurte. - Depuis le temps que Paul et d'autres montrent le bien que ça peut faire, cette expression-là, comment ça se fait que ça ne soit pas plus diffusé, comme pratique ?

Paul Le Bohec. - Eh bien ! je vais en Allemagne, je vais en Russie, je vais en Espagne. Mais je ne vais pas en France...

Jacques Mérillon. - Je voudrais compléter ce que disait Marie sur l'expression propre des enfants. Pour les petits, les CP-CE 1, j'ai voulu faire de la correspondance scolaire, et puis, à un moment, j'ai fait comme Paul, j'ai arrêté. C'est vrai qu'ils ont besoin de se construire d'abord. A propos des photos qui sont dans le couloir et qui ont été faites avec Laurence et Luc, les commentaires que les enfants ont faits eux-mêmes sont tous sur le mode du "je". Il n'y a pas grand chose, mais il y a au moins un ou deux "je" pour chaque photo[6] : "Je m'appelle Zora", "Je suis une fille", etc. ça paraît insignifiant, mais pour eux c'est fondamental.

deuxième partie : Les textes de Rémi

Paul Le Bohec. - Je voudrais montrer quelque chose dans un monde différent. Voilà un garçon , il était dyslexique, au sens habituel de cette "maladie scolaire", il faisait des inversions de lettres et des confusions de sons. C'est un gosse qui était renfermé sur lui-même, qui n'osait pas exister. Et voilà un de ses premiers textes :

"les otets sont a la dean ods la rafa mê me fant a fié et lé pitiet di sfau uset samedie mé le rane et été là." :

Les singes sont dans la forêt mais l'éléphant arrive, et le petit dit, mais vous êtes fous ! Mais le renard était là.

Voilà comment on a démarré. C'était au 2ème trimestre de CP. [Il montre les diapos]. Et pourquoi je n'ai pas eu peur, moi ? J'aurais dû avoir peur ! ... Eh bien, ce qui comptait pour moi, ce n'était pas la forme. Quoique... Ce qui comptait pour moi, c'était le fond, c'est qu'ils aient envie de s'exprimer. Et j'ai regardé[7] 556 textes de cet enfant, depuis le CP jusqu'à la fin du CE 2. C'était un enfant qui était ligoté par ses peurs, par les peurs de son frère, il vivait au bord de la mer, avec des tempêtes formidables, dans une vieille maison qui craquait, il était dans le grenier et il croyait qu'il y avait toujours quelqu'un qui montait, qui montait dans l'escalier. Donc des peurs terribles. En plus de ça, la foudre était tombée sur le briquet de son grand-père.

Au centre des ces peurs, comment il s'en est sorti ? Progressivement. Et, par chance, il y avait une suppression de classe, dans mon école, et j'ai eu un CP-CE 1-CE 2, avec 31 élèves. Ah quelle chance ! Parce que j'ai pu le suivre une troisième année. Sinon, je n'aurais pas su. Et cet enfant n'aurait pas vécu ce qu'il a vécu, après. Ça a démarré comme ça :

"Dans la nuit une ombre apparaît. Dans la nuit brune une ombre se glisse. Quelle est cette ombre ? Il ne faut pas bouger, sans ça - ne bougeons pas, où elle va s'en aller. Ah, j'ai bougé. Dans la nuit, une ombre est partie."

"Dans la ville, le sommeil est arrivé. Dans la ville, quelqu'un doit venir, quelqu'un de grand, le plus fort. il va venir pour tuer tout le monde. On l'attend. Tout le monde se réveille, ils sont pris de panique, ils suent à grosses gouttes, les pas s'avancent de plus en plus, les maisons tremblent, le feu apparaît, une énorme flamme brûle tout le monde, tout le monde se cache, ils s'en vont dans leur cachette, ils courent dans tous les coins de leur maison. C'est le diable en personne qui vient pour tuer tout le monde, les gens sont brûlés, ils savent qu'ils vont mourir. Le jour arrive, la ville est déserte, pas un chat, tout le monde est mort."

Et, le lendemain :

"Il est parti, il est parti vers le ciel bleu, vers les nuages. Dans la maison, un homme marche, il ne s'arrête pas. Tout d'un coup il s'arrête, et il part, je ne l'ai jamais vu, ce bonhomme, il vient du bois. Un soir je suis allé dans le bois, il n'y avait personne. A suivre."

[rires]

"Je continuais à marcher, et il n'y avait personne, tout d'un coup je vois une grotte, je me cache derrière un arbre. Personne n'en sortait. Tout d'un coup je me dis : - si j'allais voir dans la grotte ? je m'avance. J'attends. J'entends un cri : - oua, aou, goua. Je crie : - qui êtes-vous ? - Je suis le grand mangeur d'enfants. Je dis - je ne vous crois pas. Et alors il sort de la grotte. Je ne le voyais pas. je crie : - où êtes-vous ? Je me retourne : il n'y avait personne. Alors je retourne à la maison, pour le dire à ma mère, mais elle ne me croyait pas. A suivre."

"Alors je lui dis : -viens avec moi dans la forêt, on verra si j'ai raison. Nous marchons. Nous arrivons à la grotte. Je dis : - nous allons rentrer dedans, on va voir s'il y a quelqu'un. On rentre, il faisait noir, tout d'un coup un cri : - oua, aou, goua. je dis: - c'est lui ! On voit un énorme... A suivre."

Deux jours après :

"homme. Sa main vient sur nous. Nous partons en courant. tout d'un coup la grotte se ferme. On va de tous les côtés. L'homme avance de plus en plus. Tout d'un coup il se met à courir, un couteau à la main, il s'approche de nous et il... A suivre."

[rires]

"Il nous prend entre ses bras, mais tout d'un coup la grotte s'ouvre, c'était la police qui venait, avertie par mon chien. L'homme veut s'échapper mais un policier le tue et on l'amène au fond de la grotte, et on repart, acclamés par la foule."

Maîtrise et reconnaissance sociale

Il y a trois ou quatre séries comme ça. Voilà un gosse, au centre de ses peurs, qui passe de l'autre côté. Il fait comme Hitchcock, qui était un peureux de première grandeur, et faisait peur aux autres. Lui aussi, c'est ce qu'il a fait. Tous les jours- lui qui était timide, qui n'existait pas, qui n'osait pas parler, voilà, il existait, il était reconnu, comme le maître du suspense. Tous les gosses lui disaient : "Dis-nous, dis-nous la suite !" Rémi : "Non". Et moi je voulais connaître la suite. Non, je n'y avais pas droit non plus. Et je ne suis pas sûr qu'il savait ce qui allait arriver après. Ce gosse-là, il est passé de l'autre côté, c'est-à-dire, il est arrivé dans la symbolisation. Et c'est lui qui était le maître. Je disais aux autres : "Je n'aime pas vous faire lire ça". - Et eux : "Mais si, si vous saviez tout ce qu'on a vu à la télé !" Et puis : "Moi j'ai plus peur. Hier soir, je voulais aller porter mon petit chat dans le garage. Eh bien j'y suis allé, et j'ai pas eu peur, parce qu'avec Rémi, on a compris que tout ça c'était inventé."

Un espace pour la symbolisation

J'ai voulu vous montrer un autre domaine. Et tout l'espace est ouvert. C'est ça qu'on doit donner aux gosses, le droit d'exister, maintenant, de symboliser leurs difficultés, et d'être leur propre psychothérapeute. Mais aussi leur producteur de joie. Et tout ça dans le groupe, avec chacun sa personnalité. Et puis même , si on ne sait pas pourquoi, on s'en fout, et ça marche.

Et puis sur le plan de l'orthographe. Parce que, qu'est-ce que c'est que l'orthographe ? C'est une superstructure. Si on travaille sur l'infrastructure de la personnalité, ça marchera bien. Un gosse ne mettait pas d's au pluriel. - "Mais les élève, il faut un s, mais les fenêtre, il faut un s, mais les chien, il faut un s ! On met un s quand il y en a plusieurs !" - "Moi je veux pas être plusieurs." Il venait d'avoir un petit frère.

Et ça, il ne faut pas vous tromper. La vie est complexe, les êtres humains sont complexes, les groupes sont complexes. Et Freinet nous a flanqué dans la complexité depuis 70 ans, et c'est pour ça qu'il est actuel. Il est même au futur. Freinet, il est au commencement. On est à 5 %, 10 % des pistes qu'il nous a ouvertes. Alors, vous voyez, vous n'avez plus à être enseignant, vous avez à être des êtres humains, authentiques et vrais.

Reprise de la discussion

Jacques Mérillon. - Dans la première séquence de l'atelier, ce matin, les mêmes mots ont été employés, les parents ont dit, au début on avait peur, c'était complexe, et les enfants ont dit, non, nous on ne trouvait pas ça complexe du tout. Et je crois qu'au contraire, la complexité, c'est la vie.

La peinture et le beau

Roger Méheust.- Là on sort de l'épouvante, un peu. Il n'y a pas que ça, parce que regardez ce qu'il y a sur la table[8], alors là, c'est le bonheur en images.

- Ça c'est une splendeur

Paul. - Et regardez les dessins

Jacques. - Il paraît qu'on n'en voit plus, dans les classes Freinet

- On en voit moins

Jacques. - C'est ce qu'on nous dit, qu'on ne voit plus des "beaux" dessins comme ça

Jeannette.- On préparait une palette très très large pour les enfants, et maintenant je crois qu'on les laisse préparer eux-mêmes leur palette.

Jacques . - La part du maître

Jeannette. - Et nous, nous voulions gagner du temps.

Paul Le Bohec. - J'ai fait une enquête auprès de 380 enfants de la région rennaise, sur ce qui est beau pour eux, en leur montrant une centaine de reproductions. Ils ont dit ce qu'ils choisissaient. Et on leur a dit aussi ce que choisissaient les adultes. Ils disaient : - "ils sont cinglés, les adultes, de choisir ça". Qu'est-ce qui est beau pour les enfants ? c'est ce qui est propre, ce qui est soigné, qui a demandé du temps. Et on leur donnait des peintures propres. Moi aussi j'avais au début de l'année un atelier, avec des peintures propres, avec des pinceaux pour chaque couleur. mais je n'étais pas exigeant, et au bout de 15 jours, tous les pots avaient la même couleur caca d'oie. Tandis que chez ma femme il y avait une consigne rigoureuse, on remet le pinceau rouge dans le pot rouge. Chaque pot avait deux ou trois pinceaux.

Jeannette Le Bohec. - Un pot de rouge, un pot de bleu, un pot de rose... 50 pots sur la table.

La technique et l'expression

Paul Le Bohec. - Et ils veulent réussir, mais on ne leur donne que des saletés, on ne leur donne pas du matériel, on ne leur donne pas du bon papier. ça change tout.

Jacques Mérillon. - Ou alors, on les encombre du problème technique avant de les laisser s'exprimer.. C'est-à-dire que, par exemple, on demande aux enfants, en préalable, de passer le système des trois couleurs.

Paul Le Bohec. - C 'est terrible, c'est terrible, de voir ça...

Jacques Mérillon. - Mais c'est ça qu'on enseigne à l'IUFM, le modèle, il est là.

Paul Le Bohec. - Je vous disais, la crétinisation de niveau supérieur.

La pédagogie Freinet : la lettre et l'esprit

Une participante. - Je ne suis pas institutrice, et donc j'ai un regard, de côté, tout en étant passionnée par l'éducation et la pédagogie. Je suis depuis deux ans dans une école à pédagogie Freinet - j'étais très intéressée par toutes les pédagogies différentes, mais j'avoue que j'ai été très choquée, vraiment, très choquée, je me suis dit, mais enfin, la pédagogie Freinet, ce n'est pas ça. Les enfants viennent me parler, évidemment, puisque je suis un peu à l'extérieur, par exemple l'un me dit; "On me dit de me débrouiller, je me débrouille, je ne sais pas ce qui ne va pas". Et il ajoute : "Oui, tu comprends, on me dit, tu te débrouilles, parce que tu dois apprendre, toi-même, alors tu tâtonnes, etc. Alors, OK je me suis débrouillé. Et puis j'amène mon boulot, et puis l'instituteur me dit: - "Mais c'est pas ça du tout, ça ne va pas !". Moi je trouve ça choquant, quoi, ça me bouleverse, j'avoue que c'est incompatible, vraiment ça ne passe pas, quoi.

D'autres viennent me dire, - "Oh, tâtonner, ça fait une semaine que je tâtonne sur ce truc là, quand je pense qu'il y a des gens qui ont fait des choses, qui savent"... Et c'est vrai, je trouve que parfois le tâtonnement, c'est presque du sadisme, parce que l'enfant s'y perd, et je me dis, il y a des outils, il peut s'en servir, la baguette, la fourchette pour manger... Et quelquefois je ne comprends pas comment ça fonctionne. Et j'ai des enfants qui me disent, "Vivement les vacances"... et tout ça. Alors que, justement, moi j'adore quand les enfants viennent avec plaisir... Et ce n'est pas le cas ! Et c'est pourtant une école Freinet. Alors, effectivement, il y a le journal, ils causent avec l'autre bout du monde, et tout ça, et il y a Internet ; alors au niveau communication, comme on dit, on est à la pointe. Eh bien moi, je trouve pas du tout que c'est ça "être à la pointe".

Confrontations et développement personnel de l'enseignant

Paul Le Bohec. - Mais, tous les instits Freinet, on a des défauts au départ, on a des défauts terribles, si on restait tout seul, on resterait avec nos défauts. Si on rencontre les copains, on s'améliorera.

La même participante. - Si on accepte d'entendre ce qu'on nous dit ! Parce que moi j'essaie de le dire, mais je ne suis pas instit... j'ai une licence de sciences de l'éducation, mais ce n'est pas mon travail, je ne suis pas embauchée là, je n'ai rien à dire ? Alors, comment ? et ça rejoint ce que vous avez dit tout à l'heure, que je trouve extraordinaire : il faut être dans une démarche d'évolution, donc, déjà pour l'instituteur, c'est effectivement un travail de développement personnel. Sinon je ne vois pas comment ça peut marcher !

Paul Le Bohec. - Comment voulez vous que les enfants deviennent libres, si l'instituteur n'est pas libre lui-même ? C'est un peu fort... Alors, la chance qu'on a eu, c'est que Freinet nous a fait nous rencontrer. Il y des contestations de Freinet, "Pourquoi parler de Freinet , il n'y a qu'à le mettre de côté". Bon, si vous voulez, on va parler de pédagogie post-Freinet maintenant ! Mais il nous a fait nous rencontrer. Et c'est ensemble qu'on a trouvé des choses, et on n'était pas toujours d'accord, et on a cheminé, et on continue comme ça, et on est toujours en marche, on est en évolution. Si on a affaire à un enseignant arrêté, rien ne se produit, tout est arrêté, les gosses sont arrêtés aussi. Mais c'est facile, n'ayez pas peur, ça vaut la peine, et ça aide à vivre. Et si on vit, on aide les autres à vivre, aussi.

Un enseignant en recherche

Denise Le Bars. - tout à fait. Mais je pense que la première attitude de l'instituteur qui a envie de faire quelque chose d'ouvert - pour ne pas utiliser le mot Freinet si pour certains ça fait peur- c'est d'abord d'être à l'écoute de l'enfant. Comme tu le disais tout à l'heure, il doit pouvoir, par le chant, par le dessin, par les mots, même s'ils sont mal écrits, s'exprimer. Et l'enseignant est là pour observer ce qu'il fait, et à partir de ce qu'il fait, en quelque domaine que ce soit, pour l'aider, et quand même lui proposer des possibilités d'évoluer s'il est enfermé dans quelque chose dont il sent la nécessité de sortir. On sait que l'enfant a besoin, et a le désir d'évoluer. L'enfant, il faut lui faire confiance ; ils sont dans des contextes qui actuellement sont assez.... démolissants, comment dire autrement, mais les enfants ont besoin de sentir un adulte qui lui-même est en recherche. Et qui les accompagne dans leur recherche. Il y a un seul obstacle à ça dans nos classes - je n'y vais plus, je suis en retraite - c'est le nombre. Parce qu'on ne peut pas demander à un enseignant d'être derrière le dos de chaque enfant quand il fait son expérience. J'ai eu la chance d'avoir une classe unique, jusqu'à 34 gosses, il y avait des ateliers, et j'ai l'impression qu'à l'époque, j'étais encore plus disponible qu'un enseignant d'aujourd'hui, quand il a des classes de 30, dans des milieux qui sont perturbés. Il faudrait, c'est vrai, des classes avec un effectif qui permettre à un enseignant, lui même en marche, d'accompagner tous les enfants.

Jacques Mérillon. - Il va falloir qu'on arrête l'atelier, mais si vous avez des choses à dire...

Découragement et réussite

Roger Méheust.- Oui, un petit mot. Nous aussi, quand on a commencé, quand on voyait par exemple, dans une classe des choses de ce niveau là (il montre les productions d'enfants), on avait l'impression que jamais on n'arriverait à ça. Et bien si, on y est arrivé. Alors, il ne faut pas que des expériences, poussées très loin, découragent. La réussite, elle est au bout du chemin, quelque part, mais il ne faut pas se laisser décourager, au départ, par des choses qui paraissent très réussies chez les autres.

Une question. - si vous pouviez dire quelques mots sur la gymnastique naturelle ? parce que je trouve ça vraiment très intéressant.

Paul Le Bohec. - La méthode naturelle de gym, c'est la même chose que la méthode naturelle de mathématiques [rires]... Mais oui, il y a aussi une gymnastique de l'esprit, l'esprit va au corps, le corps va à l'esprit, c'est une globalité. Et il y a le groupe qui intervient. Il me faudrait une heure ou deux heures avec vous, et avec un caméscope, pour vous montrer.

L'échange sur les pratiques

Jeannette Le Bohec. - Je voulais dire que nous avions l'habitude de se réunir tous les mois, dans une classe, avec les élèves, on voyait les élèves travailler, peindre, etc. Et ça, ça n'existe plus.

Paul Le Bohec. - Et on avait un congrès annuel, et un stage régional annuel, et les journées d'études à Vence, si bien que quand on se rencontrait : "Ah, où en es-tu de ce que tu avais fait ?". On communiquait. Maintenant, le congrès c'est tous les deux ans. Et ce n'est pas les mêmes.

Jeannette Le Bohec. - Oui, et on n'était pas dans les grandes théories, les grandes idées ; on allait dans la pratique.

- Oui, c'était concret

- Ce qui était important, c'était de voir des classes fonctionner.

Colère ou soumission

Une participante. - Je voudrais bien savoir quels étaient vos rapports avec la hiérarchie. Parce que maintenant, tout le monde connaît le système, généralements ce sont des gens débutants qui se retrouvent directeurs - moi je n'en ai pas envie, c'est vrai, je laisse faire les jeunes. Et je vois qu'ils sont terrorisés par la hiérarchie, je trouve que l'école a un vrai problème, là. Parce quand l'inspecteur n'est pas content, il faudrait arriver à se dire que ce n'est pas grave, on peut s'en remettre... Quand un inspecteur dit à un jeune directeur que les fiches-actions ne sont pas bonnes, par exemple, j'ai envie de dire, à ceux que je vois parfois traumatisés par ça, ça ne fait rien, si la fiche-action n'a pas plu à l'inspecteur, peut-être que, dans la classe, il va se passer des choses. Je trouve que c'est quelque chose d'un peu nouveau, cette peur de la hiérarchie.

- gros brouhahas

Paul Le Bohec. - On m'a souvent demandé : "Tu n'as jamais eu de difficultés avec l'inspection?" - "Non, je dis, jamais, mais ils ont toujours eu de la difficulté avec moi !" [rires]... Et pourquoi ? Je ne craignais rien parce que j'avais la colère. Quand on a la colère, quand on veut travailler pour les gosses, on dépasse ses petites peurs, ses petites susceptibilités. Il faut acquérir la colère, il faut être convaincu, et la théorie c'est un outil qui permet ça, et c'est aussi une arme, quand vous pouvez justifier ce que vous faites, en vous référant aux théories actuelles.

Le déclic, la motivation et le plaisir

Une question. - Quand vous étiez enfant, qui vous a insufflé ce ... Freinet, qu'est-ce qu'il était pour votre instituteur ou votre institutrice, comment ça se passait pour vous ?

Paul Le Bohec. - Moi, j'ai souffert terriblement de l'école traditionnelle. Oui c'est une rage, oui, encore la colère. Mais les motivations peuvent être différentes. Et là on essaie de créer un déclic chez vous. Pour certains, ça va être cet aspect de la réussite picturale, pour d'autres, ça sera les textes, pour d'autres, ça sera autre chose. Chacun a sa porte d'entrée. Actuellement on fait un bouquin, et on a une centaine de témoignages, surtout d'anciens de la pédagogie Freinet. Et on a un chapitre : le déclic. Qu'est-ce qui a provoqué le déclic. Eh bien ! c'est infiniment varié. Et c'est pour ça qu'on essaie de vous donner plein de trucs, dans tous les sens, pour que vous soyez complètement déboussolés, pour que vous choisissiez le vôtre. Et que vous construisiez là-dessus. Parce que c'est votre truc qui est intéressant, il vaut n'importe lequel, c'est vous, votre personnalité, c'est votre désir. Il y a le désir du maître. Eh bien, il faut apprendre aux maîtres à jouir. L'IUFM, ça devrait être ça : apprendre à avoir du plaisir. [rires]... dans tous les domaines. Quand il n'y a pas le désir, il y a la mort. S'il n'y a pas le désir du maître, il y a la mort.

Jacques Mérillon. - Tu as vu le journal ce matin ?"Et Paul Le Bohec se mit en colère".

Paul Le Bohec. - Et ce n'est pas fini. Malheureusement.

Denise Le Bars . - Paul vient de parler de plaisir. Mais le plaisir de l'enseignant se partage avec la classe, si l'enseignant recherche le plaisir dans son boulot, il ne peut pas laisser tomber sa classe.

Paul Le Bohec. - Mais le plaisir, c'est obscène.

Annexe : Paul Le Bohec :

Les cinq dimensions de l'expression graphique et picturale

Le premier montage est consacré aux effets thérapeutiques de l'expression libre. Le second montage reflète les diverses utilisations que font les enfants de la peinture et du dessin. Mon intention était, là encore, de démontrer qu'il faut offrir grand et accueillir large.

Je me suis appuyé, pour cela, sur une grille à cinq trous. De tous les matériaux, les êtres humains peuvent faire au moins une quintuple utilisation :

1° - Etude objective du matériau : expérimentation et souvent applications pratiques.

2° - Etude subjective : ce que le matériau peut apporter, principalement dans le domaine du plaisir.

3° - Le matériau comme moyen de communication.

4° - Le matériau comme moyen de projection.

5° - Le matériau comme moyen de survie lorsqu'on parvient à une maîtrise suffisante.

Ce ne sont pas des catégories séparées, mais seulement des dominantes. Telle oeuvre peut appartenir à la fois à la première, le seconde et la quatrième catégorie. Mais si on a ces différentes possibilités d'utilisation présentes à l'esprit, on acceptera personnellement davantage d'expression de la part des enfants, et on pourra d'autant mieux préserver ou défendre leur liberté. Le montage a été ainsi constitué de diverses reproductions d'oeuvres d'enfants, classées par catégories : en peinture, en dessin, et en modelage[9].

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[1] textes des chants page précédente

[2] Paul Le Bohec, Rémi à la conquête du langage écrit, voir plus loin. Et Le texte libre mathématique.

[3] en 1980.

[4]voir le point 5 de l'annexe, p. 210 : "Les cinq dimensions de l'expression graphique et picturale".

[5]Roger Méheust et Michèle Le Guillou travaillaient dans des départements voisins.

[6]voir un exemple sur la page de présentation de l'atelier Ecole-familles-quartier, p. 107.

[7] Paul Le Bohec, Rémi à la conquête du langage écrit, Editions Odilon, réédition prévue en 1998.

[8]En dehors des dessins des classes de Michèle Le Guillou et de Roger Méheust, étaient exposées aussi des peintures des classes de Jeannette Le Bohec.

[9] NB L’intégralité des textes publiés dans « Les actes des Rencontres du Centenaire de Freinet Rennes Octobre1996 » peut être obtenu en envoyant un message à pascalebourgeois38