- Documents de L'EDUCATEUR Numéro 182-183
- Supplément au n°8 de mai 1985
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- La pratique de la pédagogie Freinet, si elle s'appuie
sur des principes de base, ceux que Freinet appelait les
invariants, n'est pas régie par un dogme. De même, si
elle se veut résolument matérialiste, elle ne
saurait être réduite à un recueil de recettes.
- Elle est en permanence, et de façon dialectique,a ction
et recherche, recherche et action, somme de recherches et
d'actions individuelles (de personnes ou de petits groupes)
versées dans ce creuset de recherche-action collective
qu'est le Mouvement de l'école moderne.
- La pratique de la pédagogie Freinet conduit des
milliers d'éducateurs à explorer des domaines
très divers, tant pour ouvrir de nouvelles pistes que pour
mener plus loin des pistes déjà bien
pratiquées. Aussi arrive-t-il que les voies des uns ou des
autres divergent en apparence ou aboutissent provisoirement
à des pratiques très différentes. C'est alors
que la confrontation est nécessaire, dans un esprit
coopératif et le plus objectivement possible.
- Les Documents de l'Educateur ont pour but de permettre cette
confrontation, en permettant la communication des travaux d'une
personne ou d'un groupe de personnes à tous ceux qui vivent
de près ou de loin la vie du Mouvement qu'à
poursuivre sa recherche, ce qui est déjà beaucoup.
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- Lorsqu'on nous demande : « Quelle est la ligne
de votre Mouvement ? », nous devrions
répondre : « Nous sommes le mouvement qui
déplace les lignes »
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- LES CO-BIOGRAPHIES DANS LA
FORMATION
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- LES CO-BIOGRAPHIES
- L'ECHO-BIOGRAPHIES
- L'ECO-BIOGRAPHIES
- L'ECHOGRAPHIE-BIO
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- par Paul Le Bohec
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- Ceci qui pourrait n'être qu'un jeu de mots correspond en
fait au contenu de l'ouvrage. C'est à partir de soi et de
ses éléments de vie qu'on peut le mieux asseoir sa
compréhension du monde ; la vie des autres peut nous
être un miroir de réflexion et cette aide nous sera
toujours précieuse. Nous avons à sonder les milieux
de notre passé pour mieux nous saisir au milieu de notre
présent. Et il nous faut un regard approfondi pour bien
discerner des éléments qui ne sont pas
immédiatement préhensibles.
- Dans beaucoup de professions, l'adulte est un
« outil » de première importance. On se
doit donc de le perfectionner en essayant d'être le plus
possible au clair de soi. Ainsi on se trouvera beaucoup plus
disponible.
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- Paul Le Bohec
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- Pour servir d'introduction
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- J'ai longtemps pensé que mon expérience de
l'utilisation des biographies dans la formation était trop
spéciale, trop particulière, pour pouvoir
intéresser qui que ce soit en dehors de notre cercle
très restreint de co-formation. Mais, au cours d'un stage
de pédagogie Freinet, un professeur d'Ecole Normale qui
avait entendu parler de ce que je faisais à l'I.U.T.-
Carrières Sociales de Rennes est venu m'interroger sur
cette pratique. Je sais par ailleurs que beaucoup d'autres
personnes s'intéressent également à la
question. Aussi, je m'imagine que si je reproduisais ici le
dialogue que nous avions eu ce jour-là, ce serait une bonne
façon de les introduire dans le champ de notre
expérience.
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- Les co-biographies dans la formation
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- Giacintha - Mais comment t'est venue l'idée d'utiliser
les biographies en psycho-pédagogie ?
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- Paul &endash; Eh bien, tout simplement, c'est parce que
j'étais freinétiste. Tu sais que les disciples de
Freinet s'efforcent toujours de partir de l'expérience
réelle, de la vie elle-même. C'est à partir
des faits, des événements et des questions qu'ils
suscitent chez les individus - et des hypothèses qui ne
manquent pas de naître dans les groupes de recherche
auxquels ils appartiennent &endash; que peuvent se réaliser
les plus sûres acquisitions, les meilleures
intégrations d'un savoir.
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- Cela, je l'avais moi-même vérifié au cours
de mes trente années d'enseignement à des enfants de
six à neuf ans. Mais quand, en 1970, je me suis
trouvé subitement placé devant des étudiants
en formation d'animateurs socio-culturels, je me suis
trouvé complètement démuni. Aucune de mes
tactiques pédagogiques d'enseignement des maths, du
français, de la lecture, de l'écriture ne pouvait
être utilisée dans cette structure de l'enseignement
supérieur où je me trouvais ainsi parachuté.
Sur quelle base pouvais-je asseoir ce cours de
psycho-pédagogie que j'étais censé leur
donner ? Je ne pouvais pas les faire travailler sur leur
expérience d'animation puisqu'ils n'en avaient pas,
puisqu'ils venaient précisément à l'I.U.T.
pour acquérir une formation dans ce domaine.
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- Et je ne pouvais pas fonder mon enseignement sur la
communication de mon savoir d'animateur qui était
très limité et qui n'avait d'ailleurs pas
été un critère de choix pour mon
intégration dans l'équipe. Il fallait donc que je
réfléchisse un peu. Dans la nécessité
où je me trouvais de découvrir une base de
départ, je me suis rabattu sur une idée très
simple. Je me suis dit :
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- Jusqu'ici, ils ont vécu vingt années de leur
vie. Ils ont donc à leur disposition un capital
énorme de faits, d'hypothèses, de sentiments, de
sensationsÉ On devrait pouvoir partir de cela. On verra bien
où ça nous mène. Et même si ça
ne semble pas avoir de rapport direct avec l'animation, ça
devrait cependant très bien pouvoir s'inscrire à
l'intérieur d'un cadre de formation.
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- Et j'étais vraiment persuadé qu'il serait
possible de dégager de toutes ces expériences de vie
des notions très intéressantes.
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- - Bon, je comprends. Ce ne sont donc pas des biographies
d'auteurs célèbres ou de personnages connus pour une
raison ou pour une autre. Ce sont les biographies de tes
étudiants.
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- -Exactement. Mais, de plus, je suis prêt à partir
de la mienne si je sens que ça peut servir à amorcer
la pompe.
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- - Mais alors, pourquoi dis-tu biographies. Le terme
autobiographies ne serait-il pas plus approprié ?
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- -Peut-être . D'ailleurs, je ne suis pas très
fixé sur le terme à utiliser. En fait, c'est souvent
dans les biographies des autres qu'on trouve des
éléments intéressants pour ça. En
vérité, l'expression
« co-biographies » correspondrait mieux
à notre pratique. Mais, évidemment, lorsque
quelqu'un fait « sa » biographie, il s'agit
d'une autobiographie. Comme dans nos groupes, on passe souvent
d'un genre à un autre, je m'en tiens au mot
« biographies » qui recouvre tous ces sens.
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- - Mais est-ce que je pourrais travailler de cette façon
avec des normaliens ou des enseignants en recyclage ?
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- - Evidemment, puisqu'ils ont aussi une expérience de
vie propre et même une expérience propre de
l'école.
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- - Ca m'intéresse. Est-ce que tu ne pourrais pas m'en
dire un peu plus pour que je sache si c'est la peine que je tente
moi aussi d'utiliser cette stratégie d'apprentissage ?
Mais je te préviens, je suis très facilement
sceptique.
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- - Oh ! mais É tranquillise-toi. Je n'ai pas du tout
l'intention de te convaincre. C'est à chacun de se
convaincre lui-même ; s'il en éprouve le besoin.
Cependant, cela m'intéresse de te donner à
connaître de notre expérience puisque
« c'est quand on explique qu'on comprend ». Et
c'est vrai que j'ai envie de mieux comprendre.
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- - Mais comment procéder pour que je saisisse vraiment
l'affaire. Il n'est sûrement pas question que j'aille
participer à vos groupes. Vous êtes vraiment trop
loinÉ
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- - Eh bien, pourquoi ne pas faire un groupe à
deux ? Je pourrais commencer par ma biographie et on
continuerait par la tienne.
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- - Non, non. Nous n'en aurons pas le temps matériel
puisque le stage se termine demain. Commençons plutôt
par la mienne Je comprendrai plus vite parce que je serai
directement concernée.
- - Tu as raison. Allons-y. Mais, auparavant, je veux te
préciser que ce n'est pas du tout comme cela que nous
procédons. C'est simplement pour que tu puisses avoir un
aperçu de la chose.
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- Commençons si tu le veux par ton prénom :
Giacintha.
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- - Alors, là, tu mets dans le mille. C'est dans ma vie
un élément qui a compté. Mon père
voulait que je m'appelle Margherita. Mais il n'était pas
là le jour de ma naissance. Et il s'est mis très en
colère quand il a appris qu'on m'avait
prénommée Giacintha-Margherita.
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- - Eh bien, tu imagines ce que cette histoire de prénoms
pourrait déclencher dans un groupe de co-biographies.
Personnellement, j'ai craint pendant toute mon enfance que mes
camarades d'école ne découvrent mon second
prénom : Guillaume. Il rentrait dans la série
des prénoms de mes oncles et tantes dont je n'étais
pas particulièrement charmé : Anastasie,
Angélique, Auguste, Guillaume, Théophile,
PhilomèneÉ Je craignais d'offrir une prise facile aux
terribles moqueries de mes camarades.
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- Une étudiante nous a dit également que sa
mère l'appelait Geneviève et son père
Patricia. Tu sais également que le frère
aîné mort-né de Vincent Van Gogh s'appelait
aussi Vincent. Et, de plus, à tout moment, en descendant
l'escalier de sa maison, l'enfant voyait devant lui la tombe de ce
Vincent Van Gogh, déjà mort une fois. Dans ton cas,
par exemple, tu aurais pu ne plus avoir si tu étais
Giacintha ou Margherita. Et Margherita aurait pu faire fonction de
double imaginaireÉ Mais je vais trop loin . Et tes
grands-parents ?
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- - Ils ont vécu en Italie.
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- - Ah ! tu es d'origine italienne ?
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- - Oui et je sais déjà ce que tu vas me
dire : il y avait une demande de mes parents
émigrés italiens pour que je réussisse en
français. J'y ai réponduÉ etc.
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- -C'est vrai, cette question de la demande, de la pression
parentale pour la réussite des études est
très importante. Elle court à travers beaucoup de
familles. On la retrouve souvent à l'origine de
problèmes personnels ou familiaux. Mais revenons à
tes grands-parents.
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- - Mon grand-père paternel est parti travailler en
Autriche. Et il n'est plus revenu.
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- - Alors qui a assumé la fonction-barrière ?
Qui visait à maintenir une loi structurante ? Ta
grand-mère ?
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- -Oh ! Non, elle était d'une extrême
pauvreté et se consacrait entièrement à la
survie matérielle de la famille.
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- - Alors, le frère aîné de ton
père ?
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- - Non. Il était très sérieux mais il
n'avait aucune autorité sur mon père.
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- - Alors ?
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- - Mon père a fait les quatre cents coups. Il s'est
débrouillé : le système D, quoi !
Il a mené une vie très dissolue jusqu'à son
mariage. Et, après il s'est calmé.
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- - C'est curieux. Quel était son métier ?
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- - Au début, en France, il a fait un peu de tout. Et
puis ; il a retrouvé son métier de menuisier.
C'est un très bon ouvrier, soigneux, précis,
exigeant.
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- - Ah ! Bon. On dirait qu'il se serait donné,
là dans cette rigueur, la loi structurante qui lui a
manqué.
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- -Peut-être. Il travaille comme artisan. Avec un
tempérament « anar » comme le sien, il
n'était pas question qu'il travaille dans une entreprise.
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- - Il doit y avoir autre chose.
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- - Oui, c'est vrai, il aime son métier, il aime vraiment
le bois.
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- - Eh bien, tu vois, là encore, dans un groupe, on
aurait sûrement abordé, à cette occasion, la
question du travail concret-manifestation-de-soi et du
travail-abstrait-mécanique-et-extérieur-à-l'individu.
D'ailleurs, cela nous est arrivé. Nous avons vu des
pères se transformer complètement &endash; et leur
famille avec eux &endash; quand ils ont été
contraints de se reconvertir. Par exemple, un garçon qui
n'avait pu être cultivateur comme son frère
aîné parce que la ferme était trop petite pour
deux, était devenu puisatier. Creuser les entrailles de la
terre, trouver la source, quelle jouissance ! Mais il y a eu
une adduction d'eau dans la région. Alors, il est devenu
ouvrier dans une entreprise de dix personnes. Son caractère
s'est transformé et toute la famille en a souffert. Il est
évident que nous considérons également les
événements d'ordre économique et d'une
manière plus générale tout ce qui a pu
compter dans une vie et surtout dans une enfanceÉ Mais le
frère aîné de ton père ?
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- - Il est ouvrier chez Fiat. Il est responsable syndical. Mais
pourquoi ris-tu ?
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- - Ecoute, c'est presque caricatural. J'étais justement
en train de penser : c'est un frère aîné,
donc il y a des chances qu'il ait assumé des
responsabilités.
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- - Ce n'est tout de même pas automatique à ce
point ?
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- - Non, bien sûr, il ne s'agit que de
probabilités. Mais les aînés
réussissent souvent leur vie quand ils peuvent sublimer
leur situation difficile d'aîné dans des postes de
responsabilités. D'ailleurs, plus de 70 % des candidats
à l'I.U.T. &endash; Carrières Sociales sont des
aînés. N'est-ce pas curieux ?
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- - Oui, mais cela ne devrait être qu'un
élément dans une constellation ?
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- - Bien sûr, ce n'est qu'un élément.
Cependant, il est évident que le rapprochement de plusieurs
éléments de cette sorte permet de mieux comprendre
la singularité de chaque être. Mais revenons à
ta famille.
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- - Je m'entends bien avec mon oncle. Il a été
fait prisonnier en Russie pendant la guerre. Et il est revenu
communiste. J'aime beaucoup discuter avec lui. Tandis qu'avec mon
père, il est impossible d'avoir une conversation
sérieuse. C'est très simple pour lui : pour
s'en sortir, il suffit d'être démerdard et
travailleur. A ses yeux, il n'y a que la chance, pas autre chose.
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- - Ca me semble clair : il a dû se construire tout
seul. Alors, il parle sur son expérience et il
généralise comme nous sommes tous tentés de
le faire. C'est tout pour ta famille paternelle ?
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- - Non, mon père avait un jeune frère dont je ne
sais rien sinon qu'il est mort avant ma naissance et qu'il
s'appelait Giacintho.
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- - Giacintho !! Et c'est pour cela que ta
grand-mère paternelle a voulu qu'on t'appelle
Giacintha ?
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- - Oui, évidemment.
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- -Tiens, là encore, quelque chose de très
important : tu avais le prénom d'un oncle mort. Mais
tu étais une fille et tu ne pouvais être vraiment
l'exact enfant de substitution. Comme presque toujours, face
à une situation, il y a une solution, ou la solution
contraire. Quelquefois les parents sont heureux que le nouvel
enfant vienne combler le vide. Dans ce cas, les suivants risquent
d'être superfétatoires. Mais, parfois, au contraire,
on lui en veut d'avoir pris la place du cher disparu qui
était, lui, si pétri de qualités. De toute
façon, on essaiera de le modeler, de le faire se glisser
dans le moule fictif de l'autre, de lui faire vivre des
virtualités. Et du côté maternel ?
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- - Oh ! Là, c'est rapide. Ma mère est morte
quand j'avais un an. A cause, certainement, de la pauvreté
extrême de la famille qui ne pouvait la faire soigner. Nous
venions d'émigrer en France. J'ai été
élevée par sa sÏur aînée. Toute la
famille voulait que mon père se remarie avec elle. Mais il
n'a pas voulu car elle était cardiaque. C'est elle qui
porte au doigt l'alliance de ma mère.
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- - Et ta belle-mère, tu t'es bien entendue avec
elle ?
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- - Très bien, jusqu'à l'âge de neuf ans
surtout. C'est à ce moment que j'ai appris incidemment que
je n'étais pas sa fille. Elle a essayé
aussitôt d'inventer je ne sais quelle histoire pour effacer
la révélation. Mais je pleurais, je pleurais,
j'avais compris. Mon père m'a d'ailleurs dit toute la
vérité dans un sous-sol.
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- - Dans un sous-sol ? Et ça ne te fait rien quand
tu vas dans le métro souterrain ?
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- - Mais non, pourquoi ?
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- - Ca aurait pu se faire. Mais j'ai dit cela pour dire une
connerie. Je pensais que ça devenait
nécessaire : ça permet de respirer un peu. Mais
c'est aussi, chez moi, une tactique économique
d'apprentissage. J'aime apprendre à coups
d'hypothèses hasardeuses. Au lieu d'attendre que les
démentis s'imposent aléatoirement à moi, je
les provoque. Je m'attends à chaque fois à une
réponse qui va régler immédiatement son
compte à la question idiote. Et c'est
généralement ce qui se produit. Mais, parfois, au
lieu de tomber à côté, je mets en plein dans
le cadre. Alors c'est toute une nouvelle zone d'exploration qui
s'ouvre à partir de ce que j'avais lancé au hasard,
comme ça, en l'air, pour voir ; comme je viens de le
faire à partir de ton expression « dans un
sous-sol » qui m'a surpris. Evidemment, ça me
donne parfois l'air idiot. Mais je pense que ça vaut
vraiment la peine de courir le risque d'être mal
reçu.
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- En cette occurrence je n'avais guère de chances de
t'apporter un élément de réflexion utile. Car
s'il est vrai que tant de phobies, tant d'allergies sont
liées à des événements marquants de
l'enfance, on ne met pas facilement le doigt dessus. C'est inscrit
trop profondément dans l'être qui a été
obligé de s'en accommoder par tactiques infiniment
entrelacées.
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- Cependant, j'ai bien fait de te dire cela car ça va me
permettre de préciser une idée fondamentale :
en aucune façon, nous ne prétendons nous approcher
de la psychanalyse. Nous n'avons absolument aucune
compétence à ce niveau. Nous cherchons simplement
à nous constituer, ensemble, un savoir de petite envergure,
mais bien référencé, un savoir utile à
l'animateur qui doit faire face à des situations difficiles
quand il se trouve placé dans un foyer de jeunes
travailleurs, une structure d'accueil de jeunes
délinquants, un centre de réinsertion de
prisonniers, une association de femmes en difficultés... La
question fondamentale qui se pose souvent c'est :
« Comment établir un contact avec ces personnes
que la vie a presque condamnées à se choisir ce type
de solution ? » Eh ! Bien, c'est souvent par
le biais de conversations biographiques que l'animateur peut
parvenir à accrocher quelque chose alors que,
jusque-là, tout s'était dérobé. Aussi,
pour notre formation, nous nous appliquons à rester au
niveau des faits et des situations que nous avons
réellement et personnellement connus. Je vais te donner un
exemple : un jour, Myriam nous dit que son grand-père
était palefrenier. Son fils, le père de Myriam,
voulait lui aussi faire un métier de cheval. Mais son
père le lui avait rigoureusement interdit. Alors il s'est
fait voyageur de commerce - pour pouvoir cavaler ? Mais, tous
ses loisirs, il les passe avec des chevaux. Et, attention, pas
pour se balader... pour les dresser !!! Evidemment, c'est
dangereux. Aussi, pour l'empêcher d'y aller pendant le
week-end, la mère de Myriam utilise, sans s'en rendre
compte, des tactiques de santé. Ajoutons que Myriam est
devenue elle-même allergique au poil de cheval quand son
jeune frère s'est mis à son tour à
l'équitation.
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- Et ça a beaucoup servi à Myriam de nous dire
tout cela et d'y discerner, en même temps, quelques
éléments de compréhension de sa vie. Et de
découvrir des pistes de possible déculpabilisation.
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- Et ça a servi aussi à Michel qui s'est
trouvé également dans « une situation de
cheval » et qui comprend mieux, maintenant les tactiques
de vie de son père. Et grâce à ce recul, il a
maintenant de bien meilleures relations avec lui.
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- C'est d'ailleurs une des constantes de notre travail : au lieu
de continuer à s'engager pulsionnellement dans des
relations sans issue, le fait de se mettre à distance - et
l'apport des autres permet souvent de devenir plus serein dans
l'échange avec ses parents et sa famille élargie. Et
dans le travail de l'animateur - comme dans celui de l'enseignant
- cet agrandissement de la disponibilité permet une
meilleure compréhension des choses. Chacun ayant
principalement à comprendre qu'il est le produit de
circonstances et que ceux qui ont contribué à le
placer dedans ont été eux-mêmes le produit de
circonstances et ceux qui... Mais j'ai eu tort de blaguer sur le
métro. On va nous dire : « C'est de la
psychanalyse de bazar. C'est du délire pur et simple. C'est
votre imagination qui s'emballe... »
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- - Mais, moi aussi, on pourrait croire que je me laisse aller
à imaginer. Quand je regarde ma vie, je n'en reviens pas,
on dirait un véritable roman.
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- Mais toute vie est un vrai roman. C'est d'ailleurs l'une de
nos plus étonnantes découvertes : toute vie
pose des questions fondamentales et y renvoie
régulièrement. Malheureusement, dans cette
société, on a pris l'habitude de s'intéresser
seulement à quelques personnes
« reconnues ». Et les gens de la vie ordinaire
ne savent pas que leur vie n'est pas du tout ordinaire et qu'elle
est aussi intéressante et aussi digne d'attention que
n'importe quelle autre vie. Comme pour la culture, on prend les
choses par le mauvais bout. On force les gens à
s'intéresser aux idées et aux réalisations
des « grands hommes » - qui sont toujours des
hommes d'un certain monde - Et, naturellement, les gens ne se
sentent pas concernés. Et pourtant, ça les concerne
en tant qu'êtres humains ayant affaire à des
êtres humains. Seulement, s'ils n'ont pas appris à
prendre en compte leur propre expérience, à la
croire digne d'intérêt, à en accepter la
validité, ils ne vont pas se mettre en marche à
partir de leurs propres bases. Et ils ne vont donc pas se
construire leurs propres questions. Tandis que s'ils sont
amenés à s'interroger sur leur vie, les plus fortes
de leurs questions ne pourront trouver de réponse
qu'auprès des êtres humains qui auront eu le
privilège, parfois douloureux, d'aller jusqu'au bout de
l'exploration d'une des dimensions possibles de l'être.
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- Bon, j'ai compris : ton truc des biographies permet
à chacun de s'interroger sur sa propre démarche, de
chercher à voir comment il fonctionne, de repérer
ses tactiques de vie et les solutions que les autres apportent
à leurs propres difficultés. Personnellement, le peu
que nous avons réalisé ensemble me fournit
déjà quelques pistes de réflexion que
j'aimerais bien suivre. Mais dis-moi comment vous travaillez
puisque tu dis que ce n'est surtout pas comme cela qu'on
« fait une biographie ».
-
- La différence essentielle, c'est qu'il n'y a pas ce
questionnement précipité et incisif d'une seule
personne que je n'ai consenti à pratiquer que pour te faire
rapidement prendre conscience de tout ce que peut recouvrir notre
travail. Ce questionnement semble pousser l'individu dans ses
derniers retranchements comme je m'imagine que le font certains
psychanalystes. Ce que nous faisons s'apparente plus à la
psychologie sensible (adlérienne ?) de Freinet. Il y a
davantage d'égalité entre les participants. Il n'y a
pas de « supposé sachant ». Nous sommes
ensemble pour repérer et construire ensemble.
-
- Nous ne formons pas un groupe de thérapie. Cela se
produirait si quelqu'un exposait seul ses problèmes
personnels, dans une relation duelle avec un groupe maternant.
Non, c'est beaucoup plus circulant, plus
hétéroclite, plus ouvert que cela. Chacun intervient
comme il l'entend, quand il l'entend. Il peut formuler de
nouvelles hypothèses, revenir sur ce qu'il a
déjà dit, ajouter un complément
d'information, exprimer une analogie de situation, interroger pour
conduire à une piste de réflexion qu'il aimerait
suivre pour lui-même, travailler en aparté avec un ou
deux copains, fournir lors de la séance suivante le produit
de sa perlaboration... Et puis, ce qui nous protège de la
visée thérapeutique, c'est l'existence d'un
troisième terme (paternel ?) entre l'individu et le
groupe : je veux parler du savoir constitué par
l'accumulation d'éléments de connaissance et
l'ordonnancement de ceux-ci. Bref, nous restons bien dans un
« cours » de psychopédagogie...
-
- Ici se termine la transcription de l'article que j'avais
rédigé pour le bulletin du C.R.E.U. (Centre de
Recherches et d'Études Universitaires (I.C.E.M.) n°3,
2e trimestre 1977, p. 20-26) qui avait survécu un moment au
sein de la pédagogie Freinet. Il était
intitulé : « LES BIOGRAPHIES DANS LA FORMATION
». Je pense qu'il peut donner une assez juste idée de
ce que pouvait être notre pratique de la biographie en
groupe et de ses intentions de départ. Qui étaient
d'ailleurs très modestes dans mon esprit puisqu'il ne
s'agissait pour moi que de passer de 1 % de connaissance de soi
à 5 %. Mais c'était, tout de même, une
multiplication par 5.
-
- Mais, depuis 1976, il s'est passé beaucoup de choses.
Et mon idée initiale a pris bien des formes inattendues.
S'est développée en particulier, la biographie
individuelle par correspondance qui a été la
dominante de ces dernières années. C'est l'un des
avatars les plus originaux de cette idée. C'est à
cela que nous allons nous attacher maintenant.
-
-
-
- La biographie par correspondance
-
- Voici d'abord la forme sous laquelle elle se présente
le plus généralement.
-
- Sur la page de droite d'un cahier, la personne qui veut
« faire sa biographie » écrit une
vingtaine de lignes, ou plus, à propos de ce qu'elle trouve
bon de me communiquer à son sujet. En face, à l'aide
de petits renvois, je lui propose des pistes de réflexion.
Elle réagit si elle veut et comme elle veut à ce que
j'ai écrit, toujours sur la page de droite. Et, en face de
son nouveau texte, je lui propose de nouvelles idées de
recherche. Et ça continue jusqu'à ce que ça
s'interrompe pour une raison ou pour une autre... Mais le mieux,
c'est de donner un exemple :
-
- PAUL
-
-
-
-
- 21.11. page 2 page 2
- (1) De quelle nature est cette joie ? Est-ce une
reviviscence de ce que vous avez vécu autrefois ?
-
- (2) Toute la famille ? De quoi est-elle
composée ?
-
- (3) Tu en as vraiment marre ? Est-ce que tu n'alimentes
pas également le conflit ?
-
-
-
-
- 10.12 page 4
-
- (4) Où te trouves-tu placée ? Es-tu
l'aînée ? Quel espace d'âge y a-t-il entre
vous trois ?
-
- (5) Une grand-mère ? De quel
côté ? Et les autres grands-parents ??
-
- (6) Heureusement ? Pourquoi heureusement !
-
-
-
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- 11.12 page 6
-
- (7) Face à cela, je pense à deux choses. Les
deux garçons forment une paire solide avec laquelle tu as
dû compter.
- Et puis, comme ça se produit souvent entre un premier
et un troisième, tu es sans doute plus liée à
Alain qu'à Didier. (8) Comment expliques-tu cela ? Ta
mère a-t-elle eu des frères et des sÏurs ?
Où se place-t-elle dans la fratrie ? Et ton
père ?
-
- 21.11 MYRIAM page 3
-
- Bon, puisque tu me dis qu'il faut écrire n'importe
quoi, je vais commencer par le plus récent,
c'est-à-dire par ce que j'ai encore éprouvé
hier.
- Je ne sais pas d'où ça vient mais à
chaque fois que je rentre chez moi c'est la joie (1) profonde de
toute la famille (2). Et puis, on ne sait pourquoi, ça se
gâte souvent et on a hâte, moi la première, que
je reparte. Et, à chaque fois, ça se reproduit. Si
j'arrivais à comprendre le pourquoi de la chose, je serais
heureuse car j'en ai marre de ces conflits (3) qui renaissent sans
cesse.
-
- 2.12. page 5
-
- Bon, je réponds aux questions de ta page 2.
- 1. Je ne sais pas encore ce que c'est cette joie. Mais je n'ai
pas envie d'en parler maintenant.
- 2. Ma famille, c'est : mon père, ma mère et
les trois enfants : deux garçons et une fille (4). Et,
quelquefois une grand-mère (5) qui, heureusement (6),
n'est pas souvent là.
-
- 3. Tu exagères. Moi, je n'en aurais pas marre ? Si
tu crois que c'est amusant de retrouver le conflit alors qu'on
espérait la joie.
-
- 27.12 page 7
-
- 4. Oui, je suis l'aînée. Didier est né 3
ans après moi et Alain, 17 mois après (7).
- 5. C'est ma grand-mère maternelle. C'est la seule qui
vive encore.
- 6. Heureusement, oui, heureusement ; car, lorsque ma
grand-mère est là, c'est encore plus grave :
elle soutient mon père qui n'est pourtant que son gendre
(8).
-
- etc.
-
-
- On voit comment cela peut se dérouler. Mon rôle
est de proposer des pistes de réflexion. Mais le
« biographant » n'est pas du tout
obligé d'en tenir compte. C'est lui qui dispose. Par
exemple, pour le (1) de la page 2 : la nature de la joie, il
refuse d'en parler. Il est absolument libre d'écrire ce
qu'il veut. C'est lui qui est le maître de l'orientation de
sa recherche. Qu'il peut, d'ailleurs, évidemment, stopper
à tout moment. Et la reprendre, trois mois ou un an
après, s'il en éprouve à nouveau, le
désir. Il choisit la forme qui lui convient :
sérieuse, humoristique, distanciée,
poétique... Bref, il est totalement libre.
-
- Et même s'il préfère parler au lieu
d'écrire, j'accepte également. Mais je le
préviens que sa recherche risque alors de tourner court.
Car la parole se dissipe facilement dans les salles. Et elle donne
aussi, plus facilement, l'illusion d'une vraie communication.
Mais, très vite, on s'aperçoit alors qu'on a
toujours tout à recommencer car, à chaque fois, on
ne se délivre que de l'accessoire. Tandis que lorsqu'on
écrit, on réfléchit davantage. C'est un mode
de communication qui exige, plus que la parole, que l'on mette de
l'ordre dans ses idées. Il permet de creuser plus en
profondeur. Il provoque surtout une meilleure perlaboration.
C'est-à-dire que les éléments pris en compte
étant plus essentiels, le travail inconscient qui se
poursuit souterrainement entre deux écritures est beaucoup
plus productif.
-
- Pour que le lecteur pénètre mieux dans ce
domaine de la biographie par correspondance, je vais lui livrer
maintenant un document authentique. Avec, évidemment,
l'accord total de la personne dont il s'agit.
-
- Mais bien qu'elle soit absolument indifférente à
l'accueil qui pourrait être fait à l'exposé de
sa vie, je prends la précaution de modifier quelques noms
propres pour éviter un trop facile repérage. Ceci
témoigne d'ailleurs d'un souci qui doit être
permanent, celui de la discrétion. Et, de plus, même
si en ce cas précis on pourrait comprendre que
Danièle soit réellement indifférente aux
retombées de sa biographie, on n'a pas la même
garantie en ce qui concerne les personnes de son entourage dont il
sera nécessairement question.
-
- C'est vrai que Danièle s'engage résolument dans
sa recherche. Et c'est précisément pour cela que je
donne la priorité à son document. J'espère en
effet que l'intensité de son engagement va provoquer chez
le lecteur une certaine identification à cette fille. Et
cette légère adhésion affective devrait lui
permettre de mieux se pénétrer des
éléments biographiques qui vont apparaître et
qui vont constituer les noyaux de condensation d'hypothèses
de travail passablement intéressantes. Car, s'il est
évident que chaque vie est particulière, il n'en est
pas moins vrai que certains éléments peuvent se
recouper. Cela m'est peu à peu apparu au cours des quatre
cents biographies auxquelles j'ai pu participer. Certaines sont
d'ailleurs encore en cours de développement et ne laissent
de m'apporter de nouvelles interrogations et de nouvelles
perspectives. Et, parfois même, de nouvelles confirmations.
Sans jamais, évidemment, que les hypothèses les
mieux étayées puissent parvenir au statut de lois
inéluctables et définitives.
-
- Je veux insister sur le mot participer car il peut
éclairer le fonctionnement de ce type de co-recherche. Et
je sais également qu'il va falloir que je m'explique
très rapidement sur ma position en cette affaire car on m'a
plusieurs fois demandé, et parfois très
agressivement, si je savais bien ce que je faisais en cette
circonstance ?... d'où je parlais ?... qu'est-ce
qui m'autorisait à... ? Quels étaient mes
présupposés ?...
-
- Le lecteur imaginera d'ailleurs très bien tout ce qu'on
a pu me dire à ce propos et, également, toutes les
questions que j'ai pu personnellement me poser et que j'ai
placées sur la plateau de la balance du côté
de : « Ai-le le droit ? »