- Des idées de
superposition
- par Paul Le Bohec
-
- On ne peut imaginer à quel point la terre va
près des côtes et, malgré le grondement
puissant des vagues sur le Taureau de l'Ile-Grande ou les rochers
déchiquetés de Landrellec, grondement que l'on
n'entend plus, et l'air iodé que l'on ne sent plus, on ne
se saurait si près de cette « fin de
terre ».
-
- C'est cette accoutumance aux lieux familiers qui explique
certainement le peu d'élan de mes garçons à
parler de la mer. Elle était là, bien sûr,
c'était l'évidence même ; on la sentait,
on en vivait sans en parler vraiment, comme il en est des
présences nécessaires qui sont partie
intégrante de nous-mêmes.
-
- Il fallait faire un effort pour que les correspondants qui
rêvaient de la mer comme des terriens, c'est-à-dire
d'une façon romantique, puissent la sentir palpiter dans
nos textes, Et je ne voulais pas, non plus, donner le coup de
pouce, en contraignant les enfants à exprimer ce qui
n'était qu'obscurément inscrit dans leur
personnalité du terroir.
-
- Cependant, pour certains enfants, la mer était vraiment
leur domaine. Mais pour qu'elle les suivît jusque dans notre
classe, il aurait fallu, à ses petits maîtres, une
prise de conscience qui ne pouvait se faire que par leurs propres
démarches, C'est pourquoi, cette année 1956 est
à marquer d'une pierre blanche.
-
- Se rencontrèrent dans ma classe : Gérard,
petit-fils d'une mareyeuse et d'un marin-pêcheur ;
Marcel, qui demeurait à cent mètres de la plage, et
Jean-Luc qui vivait à quinze mètres au-dessus et
à côté de cette baie de Sainte-Anne qui
s'emplit à chaque marée.
-
- Chacun d'eux avait sa personnalité très
affirmée, et ils entraînèrent dans leur
sillage quelques autres maritimes qui ne se seraient pas
manifestés sans eux. Nous avons vécu cette
année-là dans une cloche à plongeur, et de
quelque côté que nous tournions nos regards, nous
apercevions le seul océan et ses créatures.
-
- Deux frères habitaient sur le chemin de l'école,
deux vieux garçons chez qui l'amour du vin égalait
l'amour de leur petite maison. Ils avaient rejointoyé avec
soin les grosses ardoises naturelles du toit, et la façade
était reblanchie chaque année. Quelques roses devant
la maison.
-
- Et toujours, dans l'encadrement de la fenêtre, figurait,
pour que l'on sache bien que l'âme, ici, était
présente, quelque bouquet bien ordonné. Evidemment,
l'intérieur... Et quoi 1 l'intérieur, est-ce que
cela compte ?
-
- Afin de dépersonnaliser l'anecdote et de la poser en
porte-à-faux pour que l'imagination puisse se mettre
à danser, nous en fîmes deux cousins affublés
de noms bizarres : Galahouate et Disposi. Et eux, qui
n'étaient plus tout à fait eux, s'en allèrent
aux Sept-Iles cueillir des oeufs d'oiseaux de mer, ce qui est
défendu : réserve ornithologique !
-
- Et ce fut une sorte de farce rude, rude comme les
pêcheurs, rude comme la vraie mer et non celle des
touristes, rude comme les rochers des contrées non-jolies,
rude comme cette race de pilleurs d'épaves qui ne s'est pas
encore tout à fait éteinte en nous.
-
- Je craignais pour l'illustration.
-
- Je dis aux enfants :
-
- - C'est cela, vous allez me faire un bateau bien sage avec la
poupe plus basse que la proue, un foc qui ne faseye pas et une
grand' voile bien comme les autres. A quoi bon le dessiner
puisqu'on sait d'avance comment il sera. Pourquoi vouloir dessiner
le bateau fade de tout le monde ? Pouah ! quelle
horreur !
- - Alors, il faut dessiner décoratif ?
- - Mais certainement !
-
- Ce mot « décoratif » a pris un sens
qui a seulement cours dans nos 320 mètres cubes. Il ne
signifie pas tellement décoration mais liberté,
abstraction, évasion, agrandissement du réel, dont
le poids étouffe les jeunes êtres scolarisés.
-
- Dessiner décoratif, cela veut dire qu'on peut placer
trois pattes à un canard ; faire un mouton à cinq
pattes et des merles et des loups blancs ; accrocher une
bicyclette à trois roues à la cime d'un arbre fou.
Dessiner décoratif, c'est dessiner libre, au large de tout
critère stoppeur.
-
- Et aujourd'hui, après quatre ans, je revois ces dessins
que j'avais oubliés. Je les retrouve, insolites, hirsutes,
un peu effrayants comme les manifestations d'un monde perdu. Mais
je n'avais pas su que mes enfants « improvisaient ici
des sensations marines extraordinaires. Ces dessins là ne
s'inscrivent pas dans le genre tableau, mais dans le genre du
rêve de fils de marins ».
-
- A vrai dire, comment aurais-je éprouvé des
sensations puisque j'avais assisté à la
genèse de ces graphismes. Je ne pouvais les voir de
l'extérieur.
-
- Mais aujourd'hui je les vois mieux. C'est vrai, moi aussi dans
ces dessins, j'y sens la mer. Mais mon esprit est si
déformé que je ne saurais m'arrêter aux seules
sensations. Et je dois discerner des raisons, bonnes ou mauvaises.
-
- Lorsqu'on analyse ses rêves, on s'aperçoit
toujours, et c'est une constatation banale, qu'on ne rêve
jamais que sur du donné. Seule l'architecture varie. C'est
vrai aussi pour les rêves éveillés. Et il faut
secouer violemment le sac-à-malices pour sortir quelque
chose de totalement neuf où l'on ne sente pas affleurer
partout la matière première. Dangereux pourtant, la
matière première non élaborée :
votre bel oiseau de mosaïque s'évanouit si son aile
est terminée par la même fleur de faïence de
Quimper du service à dessert que vous avez dans votre
buffet.
-
- Mais les enfants n'ont pas, comme les adultes, le souci de
dissimuler leurs sources. Et c'est justement passionnant pour
l'éducateur de retrouver, dans les créations de ses
enfants ce qui fait leur être, à savoir le milieu qui
est entré en eux. Car notre être ne s'arrête p
as à la frontière de notre peau, mais il est fait de
tout ce pays, ces sons, ces odeurs, ces individus auxquels on
parvient difficilement à s'arracher et auxquels on aspire
toujours à revenir, même lorsqu'ils sont à
jamais disparus.
-
- C'est bien l'Ecole Moderne parce que cela permet à
l'enfant de bien se nourrir et de croître à partir de
son milieu. Voici donc mon Marcel, mon Gérard, mon Jean-Luc
libres de rêver, En examinant d'un peu près leurs
dessins, or, voit tout de suite où ils ont pris leur
bien : ils sont nourris d'algues.
-
- Oh ! ces algues, ces laminaires, fucus, cheveux de mer,
rhodymécies palmées. Et dans notre pays où
les marées sont si fortes et les rochers si nombreux, on
vit dans des champs d'algues. Même sur terre quand sont
ouvertes les coupes de goémon et que cheminent les
charrettes chargées d'un foin luisant aux senteurs
violentes sur lequel glissent la lumière et les mains. Ou
que dorment les champs à couverture rapportée de mer
en attendant le soc qui aimante les vols de goélands.
-
- Regardez ! des algues, oui, partout des algues : sur
la huppe des oiseaux et sur les ailes, dans les serres, sur les
rochers, dans les queues ornementées, dans les nuages, sur
les lisses des bateaux, à la place des voiles, dans la mer
vivante et jusque dans le soleil. C'est cette omniprésence
de l'algue qui donne la sensation de présence physique de
la mer, car il n'est pas de meilleur catalyseur du souvenir marin.
-
- Dans ces peintures, le vent y est aussi. Ce vent sur lequel
s'appuie cet oiseau de Marcel qui, arrive au bout de son aire,
repart déjà pour une seconde bordée, à
la recherche des lignes de plus faible résistance des
couches d'air, dans lesquelles il va s'insinuer. Ce vent qui
échevèle les oiseaux de Jean-Luc et les rend plus
hirsutes, plus étranges, moins en rapport avec l'image
à Source d'oeuf qu'on leur voit habituellement.
-
- L'eau est là également, vivante, mouvante qui
s'éparpille en embruns et la lame qui déferle et le
coquillage et l'étoile de mer et les rochers bizarres qui
se ressemblent vraiment.
-
- Et surtout l'inconnu, l'étrange, l'outre-nature
d'où l'homme est absent.
-
- Eh ! quoi, mon imagination prend-elle le mors aux
dents ?
-
- Non, tout cela est là parce que les enfants l'ont
trouvé autour d'eux et en eux et l'ont utilisé comme
Picasso qui fait son miel d'une fourchette, d'un panier à
salade et d'un tuyau d'arrosage.
-
- A Trégastel, ce n'est pas la Seine-et-Oise d'Aragon.
-
- « Et alors, qu'est-ce qu'il y passe comme voitures
le dimanche. Il y en a qui se cassent dans le tournant, il faut
aller voir ça, Bien que cela fasse un peu constructiviste
comme nature morte. Mais il y a toujours des
éléments à prendre dans tous les accidents.
Des idées de superposition qu'on n'inventerait pas tout
seul ».
-
- Trégastel est accidenté de nature, il faut aller
voir ça. Et les enfants qui n'en sont pas privés y
trouvent des éléments à prendre qu'ils
n'inventeraient pas tout seuls.
-
- Allez, au revoir, au revoir, j'ai faim de cette mer et je vais
la boire en entier et avaler tous ses rochers, ses algues, son
vent et son sel.
-
- LE BOHEC
- École de Trégastel (Côtes-du-Nord)