- itinéraires
graphiques
- par Paul Le Bohec
-
- Pour observer la créativité de ses
élèves, Michèle Le Guillou, une institutrice
du Finistère, leur avait donné des blocs (13, x 21).
Et, pendant les moments collectifs (exposés,
présentations), ils griffonnaient dessus avec des crayons
à bille comme on le fait en téléphonant ou en
écoutant une conférence. Mais c'était
beaucoup plus libre que je ne le croyais...
-
- Paul Le Bohec s'est « donné à
devoir - et à plaisir d'observer l'itinéraire de
chacun des élèves de CM1-CM2 de Michèle Le
Guillou. » dans un impressionnant recueil de dessins
libres. Ces itinéraires graphiques seront exposés
dans la salle des « Amis de Freinet ».
[Congrès de Rennes, 2000, ndlr]
-
- Les enfants prenaient le crayon monocolore parce que
c'était le plus adéquat à la circonstance. Le
soir, en quittant la classe, ils déposaient leur production
graphique de la journée dans une boîte. Et, chez
elle, Michèle collait les dessins datés sur un
dossier (dépliant d'ordinateur). Le lendemain, pendant les
moments de travail personnel, chacun venait lui parler
brièvement sur ses dessins de la veille et, sans mot dire,
elle écrivait en dessous leurs commentaires.
- Tous les enfants s'étaient progressivement
engagés avec détermination dans cette aventure et en
deux années de C.M.1 - C.M.2, ils avaient produit plus de 3
000 dessins. Ne sachant que faire de cette masse de documents,
Michèle me les a confiés.
- Je me suis donné à devoir - et à plaisir
- d'observer l'itinéraire de chacun d'entre eux.
-
- Eric M
- En numéro 1, j'ai placé Eric M., le plus
réaliste de la classe. Fils de vétérinaire,
c'est tout naturellement qu'il s'est d'abord
intéressé à la représentation des
animaux. Mais, en suivant ses dessins dans l'ordre, j'ai compris
très vite qu'il se demandait également comment on
pouvait donner l'impression de la troisième dimension sur
une feuille qui n'en avait que deux. Il s'est adonné dans
un premier temps à l'étude de la perspective en
s'inventant des situations originales et multiples.
- Mais il est passé par diverses étapes - pour ne
pas dire époques - En effet, alors que, jusque-là,
il soignait ses traits, allant même jusqu'à les
renforcer vigoureusement, le voilà qui se met soudain
à dessiner flou, immatériel, en laissant vaguement
apparaître des formes sous-esquissées. A la suite de
quoi, il revient à ses animaux et à son étude
de la perspective en plongée. Soudain, seconde crise : il
se met à créer une longue série d'animaux
imaginaires à base de solides géométriques.
Puis, il retourne à son domaine de prédilection en
se donnant, cette fois, la montagne comme champ d'étude.
Mais peu à peu, on sent que cela ne le satisfait pas
vraiment. Il semble chercher quelque chose. Il s'essaie d'abord
aux dessins à rayures « à la Pascal »,
puis aux arabesques d'Annyvonne. Mais manifestement, ce n'est pas
sa voie. Il se met à nouveau à l'étude de la
perspective, en choisissant cette fois le monde sous-marin.
- Enfin, il découvre l'introducteur qui lui convient :
Philippe B. Il est tellement intéressé par ses
monstres qu'il les copie vraiment de très près. Mais
cela ne saurait durer, ce serait trop aliéner sa
liberté. Alors, il finit par trouver son domaine, il
s'installe dans son propre imaginaire : des monstres bien noirs,
bien acérés, bien agressifs dont il commente les
actions originales.
-
- Philippe B
- En numéro 2, pour élargir mon champ de vision,
j'ai précisément choisi de suivre Philippe B. car,
au départ, il se situe à l'exact opposé
d'Eric. Dès le second dessin, il s'installe dans
l'imaginaire. Et c'est tout juste si, en 433 dessins, il
réussit deux fois à représenter un tracteur.
Et pourtant, ses parents étant agriculteurs, il est
plongé dans la réalité. Mais il a bien autre
chose à faire que de la représenter. En fait, il
fait un usage "thérapeutique" du dessin : pendant six mois,
sans le savoir, il laisse monter une colère
intérieure pour aboutir, le 5 avril, à la suite
d'une crise de trente dessins en trois jours - consacrée
essentiellement à la recherche de « l'arme » - au
meurtre symbolique d'un personnage masculin puissant. (Voir "Les
dessins de Patrick" (Casterman).
- Après quoi, apaisé par sa catharsis, il continue
à développer d'une manière détendue
ses monstres en changeant deux fois de style. A la rentrée
suivante, lui qui jusque-là n'avait eu absolument aucun
souci de là forme, le voilà qui bascule dans
l'esthétisme : il soigne ses traits et introduit même
les trois autres couleurs des crayons à bille. Cela dure un
bon mois. Et puis, peu à peu, il revient au dessin
monocolore. Enfin, après plusieurs étapes plus ou
moins décontractées auxquelles correspondent des
changements de style, il achève sa deuxième
année de monstres. Mais ce ne semble plus être qu'une
routine.
- Avec ces deux garçons, j'avais donc complètement
ouvert l'éventail des possibles du dessin : du
réalisme figuratif à l'abstrait imaginaire. Bref, il
ne me semblait plus avoir grand chose à apprendre.
Cependant, il me restait encore environ 2500 dessins. Alors,
tranquillement, après ces deux dossiers si riches
d'enseignements, j'ai suivi l'ordre alphabétique.
-
- Alain
- D'abord, Alain. En classant ses dessins par ordre
chronologique, je me disais qu'il n'y avait sans doute rien de
bien nouveau à y trouver. Mais comment le savoir sans y
regarder de plus près ? Bien que capable de dessiner,
c'est-à-dire de représenter assez convenablement la
réalité, il ignore complètement cette piste.
Après diverses explorations, il trouve enfin sa voie : il
se donne toujours le même thème prétexte et il
s'ingénie à le traiter du plus grand nombre possible
de façons différentes. En gros, on peut dire que la
dominante de sa production pourrait se résumer à :
thème : démolition de l'image de l'Homme... et
variations. Si je n'avais pas regardé de près ses
1l1 dessins, ce garçon ne m'aurait rien appris.
-
- Annyvonne
- Et voici maintenant les 153 dessins d'Annyvonne. C'est la
première fille. Va-t-elle suivre des voies
différentes de celles des garçons ? Oui, au moins
sur un point : elle a souci de dessiner joli. Ou, plutôt
non, cela lui est naturel : même ses dessins agressifs ont
un charme. Mais ce n'est pas là l'essentiel. Au
départ, elle construit son oeuvre sur des personnages, sur
des objets, sur l'anormalité ; puis, peu à peu, elle
en fait la synthèse. Ses commentaires se centrent de plus
en plus sur la solitude, une envie de voyager, un désir de
fuite, des désirs de destruction de monstres qui veulent
détruire de la planète. Vers avril-mai, elle n'en
est plus qu'à six/sept dessins par mois. Et puis, soudain,
en juin, une explosion de 42 dessins, tous de même sujet et
de même jolie facture. Elle ne se contente pas de s'emparer
des monstres "philippéens", elle les traite à sa
manière et en constitue la source de sa joie - ou de
l'atténuation de sa tristesse ?
-
- Conclusion
- Non seulement tous ces "itinéraires" seront aux
congrès (salle des « Amis de Freinet »), mais
j'espère avoir le temps de terminer les douze autres. Et
parmi eux Femanda, Femando, M.L.J., Michel L. Patricia...Mais je
sais maintenant que chacun des douze enfants vaudra
assurément la peine d'être considéré,
d'être totalement accepté pour lui -même.
- J'ai récemment appris que De Kooning, l'un des papes de
l'abstrait, s'était remis un jour à peindre des
femmes. Scandale ! tollé général ! il
trahissait. Mais il s'en est moqué. Quoi que cela pût
lui coûter, il voulait continuer à peindre selon son
désir en passant alternativement, quand cela lui chantait,
de l'abstrait au figuratif.
- N'est-ce pas ce que nous voulons : que les enfants puissent
dessiner et peindre selon leur désir ?
- Paul Le Bohec
- 35520 La Mezière
-
- Expression sous toutes ses formes !
- De nombreux ateliers-débats et expositions viendront
aussi enrichir ce thème lors du congrès.