- Le texte que je n'ai jamais eu la
possibilité d'écrire.
- par Philippe Bertrand
-
- Paul, je viens de finir «Patrick le gaucher» que les
Amis de Freinet m'ont envoyé (mille mercis).
- Trois pages avant la fin, je ne sais pas pourquoi, le texte
que je n'ai jamais eu la possibilité d'écrire, quand
j'avais huit ans, m'a brûlé les doigts et je
m'empresse de te le dédier. Car, c'est à toi que je
dois d'offrir à chaque Patrick, à chaque Philippe de
mes classes, la possibilité de l'écrire et
d'être lu, entendu, reconnu.
- Je sais que leurs textes ne parlent pas de lait, ni de haine
du père, indifférent à leurs frayeurs
inavouables.
- Ils sont enfants.
- Mais je ris avec eux de tous les vases renversés, de
tous les monstres hideux à qui on coupe les bras, les
têtes et autres appendices. Je tremble avec leurs
héros perdus dans la forêt. Je suis plein d'empathie
avec ceux qui décident de quitter la ville où
personne ne les comprend.
- Tout le reste n'est qu'occupationnel.
- Philippe Bertrand , le 26 décembre 2008
-
- Au mois de décembre, il y a Noël, c'est vrai,
mais il y surtout ces fichues journées qui raccourcissent.
Et c'est moi qui dois aller chercher le lait, après la
traite de sa vache, chez Mme Bégot, notre voisine. Et
à cette heure-là, en décembre, la nuit est
tombée. Je suis donc obligé de partir dans le
noir.
- Bien sûr, j'allume les lumières du perron qui
m'éclairent une partie du chemin. Mais je vais vers le
noir. Il y a quoi? Trente mètres en tout? Mais j'estime
ça aujourd'hui avec mes impressions adultes. Pour le petit
Phil, il y a un océan à traverser en solitaire. Avec
son Pot au Noir, sous le sureau buissonnant. Je dois me pencher un
peu, malgré mon mètre 25, pour passer en dessous. Et
il y fait noir. NOIR! La lumière du perron n'y est plus
d'aucun secours. Et on n'aperçoit pas encore la
lumière de la salle de Mme Bégot, avec son
énorme cheminée allumée où j'aime
à attendre, debout, en regardant le feu, pendant qu'elle va
me remplir mon pot. Voire un peu après, puisqu'elle a une
télé allumée qui me fascine presqu'autant que
ce feu géant.
- En attendant, il faut franchir ce sureau. Quelques
mètres d'éternité noire et sonore. Le fracas
de mon cÏur affolé m'oblige à imaginer les autres
bruits. Terrifiants. Tous terrifiants, évidemment. Bien
sûr, je peux presser le pas, mon pot est encore vide. Pour
le retour, j'ai la promesse de la lumière du perron. Mais
l'angoisse, déjà chevillée en moi.
Ancrée à vie. Et si mon père éteint la
lumière? Mon père traque les portes laissées
ouvertes et les lumières allumées, pour ne pas
gaspiller. Il chauffe notre passoire de maison à une
température insupportable mais il traque les
lumières laissées allumées. Même pour
combattre le NOIR qui me terrifie.
- Oserai-je dire un jour à mon père que j'ai
peur du noir et que j'ai peur de lui?
- J'ai essayé de lui dire que s'il éteignait,
je risquais trébucher et renverser le lait. Et il a fait
attention le soir même. Mais c'est tout. Le lendemain, halte
au gaspillage. Je hais mon père et je ne lui dirai jamais
que je vais mourir sous ce sureau, parce que j'ai peur.
- Mme Bégot est gentille. Quand elle peut, elle
remplit le pot bien au-dessus du trait et pose une assiette sur le
dessus pour que je n'en renverse pas trop.
- Mais je ne peux plus marcher. J'ai les yeux rivés
sur cette soucoupe. Et je dois marcher comme pour tirer les
équipes, à la récré, «chou...
fleur... chou... fleur... chou...».
- Ce n'est plus un océan que j'affronte, c'est
l'espace intersidéral. Peuplé, malgré tout,
de ses 40èmes rugissants et de ces 50èmes hurlants,
à l'approche du sureau.
- Mon père a éteint.
- Ce bruit-là, c'est quoi?
- Mon âme qui explose.
- Philippe Bertrand
-
le 30 décembre 2008
- Réponse de Paul au texte de Philippe.
- Ce qui me rend heureux, c'est que tu aies pu écrire ton
texte à quelqu'un.
- Tu le portais depuis si longtemps en toi, j'ai pleuré
que ça ait pu être possible.
- Paul Le Bohec