- tâtonnement en art
enfantin
- par Jeannette et Paul Le Bohec
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- On a souvent souligné le rôle que jouait
l'expression-création graphique dans le
rééquilibrage de certains enfants. C'est alors une
aide à vivre. On a également pensé qu'une
maîtrise du dessin serait un atout non négligeable
pour l'exercice de certaines professions. Mais si l'on rappelle
souvent la nécessité de l'éducation
artistique, on ne sait toujours pas comment la réaliser.
L'essentiel, là comme ailleurs, n'est-il pas de permettre
aux enfants d'être aussi de la partie ?
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- Pour ne pas, une fois de plus, se contenter de paroles
théoriques, nous allons suivre de près la
démarche d'une maîtresse d'école "artiste"
(une expression d' Elise Freinet, qui a tant fait pour l'art
enfantin) : Jeannette Le Bohec.
- Son intervention sera entrecoupée de commentaires
visant à souligner les étapes de son
tâtonnement et à les replacer dans l'actualité
du moment du développement de l'école moderne.
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- Dessin libre ou laisser faire ?
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- "Lorsqu'en début de carrière, j'ai abordé
le dessin libre, j'avais une classe enfantine. A ce
moment-là, je croyais que "le dessin libre",
c'était mettre des pots de peinture et du papier à
la disposition des élèves. Et il n'y avait plus
qu'à laisser faire.
- "- Voilà, vous avez ce qu'il faut. Maintenant,
débrouillez-vous, je ne m'occupe plus de vous."
- J'ai mis longtemps à comprendre que cette attitude
était rejetante".
-
- Beaucoup le croient encore. En fait, c'est souvent une
activité qui n'a pas commencé parce que l'on ne s'en
est pas soucié. Alors qu'elle pourrait tant aider les
enfants.
- "Mais en fait, c'était de la peinture libre et non du
dessin libre, car le graphisme disparaissait, submergé par
la couleur. Et c'était d'autant plus regrettable que
j'avais des enfants de trois à six ans. Or, à cet
âge-là, le dessin a une très grande
importance. C'est un langage.
- Il y avait un style de classe : le barbouillage
généralisé. Pourtant les enfants
étaient heureux et ravis de leurs oeuvres.
- Mais cela ne me suffisait pas. Je ne m'estimais pas
satisfaite. Sans trop savoir pourquoi, je sentais que je
n'étais pas dans la bonne voie. J'avais l'impression que
mes petits se contentaient de peu et que je ne leur donnais pas
assez.
- A ce moment-là, j'ai quitté la classe enfantine
pour prendre un C.P.- C.E. J'ai continué à pratiquer
le "dessin libre" de la même façon. J'accordais
encore moins de temps à mon C.P. parce que, d'une part, je
croyais ma présence inutile et, d'autre part, j'avais deux
autres divisions. Aussi, les progrès de ma classe
étaient-ils presque nuls.
-
- Ressusciter le graphisme
-
- Cependant, au bout de deux ans, en lisant les brochures
d'Elise Freinet, j'ai compris que je ne prenais pas du tout ma
"part du maître". En fait, j'abandonnais les enfants.
- C'est alors que j'ai "repassé" les dessins. Bon,
l'enfant avait voulu colorier ce ciel, passer cet orange jusqu'au
bord de la feuille... mais il l'avait manqué par
maladresse. Alors, je réalisais son idée. Et,
déjà, la même peinture prenait un autre air
parce qu'elle était plus achevée".
- Il faut s'arrêter un moment à cette pratique qui
pourrait choquer ceux qui ont l'expérience actuelle de la
création artistique enfantine. A cette époque, tout
était à inventer. C'était une aventure
totale. Le chemin était entièrement à
défricher. Même Elise ne savait pas où cela
allait nous mener. On ignorait tout des possibilités des
enfants. On ne se posait pas de questions à propos de cette
intervention. On avait bonne conscience. On aidait simplement les
enfants à réussir ce qu'ils avaient entrepris.
- - En fait, au début, on a le droit ( le devoir )
d'intervenir à 99%, pourvu qu'on passe rapidement à
90%; puis à 50%; pour finalement aboutir à 10%, en
se contentant de n'être plus que le fournisseur des
conditions de la réalisation des oeuvres.-
- "- Mais, surtout, à l'aide d'un pinceau noir, je
ressuscitais le graphisme noyé. Et il se mettait à
revivre. Je n'avais nullement l'impression de tricher parce qu'il
n'était pas ajouté un seul trait qui n'exitât
auparavant. L'oeuvre gagnait en harmonie puisqu'il y avait un
équilibre entre le tracé et la couleur qui ne le
dévorait plus.
- Cependant, il faut reconnaître que la ligne était
tout de même plus assurée. Est-ce que, cette
fois-ci, je ne donnais pas un trop grand coup de volant dans le
sens opposé ? Est-ce que je n'exagérais pas ma part
du maître ?
- Il y avait alors une unité de production
caractérisée par des surfaces colorées
cernées de noir, sur un format uniforme ( le petit cahier
de dessin.) Cependant, la technique restait limitative et
égalitaire.
- Les enfants acceptaient leur oeuvre qui était à
peine retouchée. Ils la reconnaissaient pour leur".
-
- Cependant, la maîtresse se sentait encore petite
maîtresse : elle empêchait les enfants de grandir. Les
enfants tournaient en rond. Ils n'avançaient pas. Comment
leur faire prendre la tangente ?
-
- S'imprégner de modèles ?
-
- "- Tout naturellement, j'ai pensé à utiliser
l'apport des grands maîtres. J'ai mis au mur toutes les
reproductions que j'ai pu ( s'il y avait eu un musée
à proximité, nous y serions allés ). Je n'ai
rien dit. J'ai attendu qu'il y ait osmose. Je guettais les oeuvres
de mes enfants. Je croyais que celles des maîtres allaient
automatiquement se refléter dans les créations
enfantines. Mais je comprends maintenant que ces oeuvres ne
devaient pas se trouver dans la ligne de recherches de mes
élèves. J'ai eu beau attendre, je n'ai rien obtenu.
Aucun miracle ne s'est produit. Il n'y a pas de pédagogie
des grands maîtres.
- Alors, j'ai tenté autre chose. Pour toutes ces petites
filles de six à neuf ans, et avec elles, j'ai essayé
de trouver pourquoi ces "images" étaient belles. On disait
:
- "- Le jaune va bien avec le rouge" ou bien : "Ici, il n'y a
que des lignes droites. Là, que des lignes courbes."
- Les élèves s'ennuyaient. Moi aussi. Et pourtant
les tableaux nous plaisaient. Mais les dessins restaient toujours
aussi pauvres.
- Alors, j'ai voulu leur laisser plus de liberté dans
leur méditation. Sur les pages d'un grand cahier, j'ai
collé plusieurs reproductions et, dessous, j'ai
écrit un commentaire très simple :
- " Remarque comment le peintre a fait le fond du tableau,
c'est-à-dire, ce qu'il y a derrière la dame.
D'abord, à droite, des rectangles violets ou verts qui se
recouvrent et, à gauche, des lignes courbes jaunes et
marrons. Toutes ces couleurs se retrouvent dans le vêtement
de la dame."
- C'était donner à boire à des enfants qui
n'avaient pas soif. Ils ne se sentaient pas de la partie.
- "Il y avait aussi un cahier de beaux dessins au trait,
découpés dans une bande illustrée. A mon
avis, ces dessins très frêles devaient bien convenir
aux enfants. Mais ils ne se sont intéressés
qu'à l'histoire.
- Ils devaient regarder les dessins des cahiers. Défense
de copier avec le modèle devant soi. Il fallait copier sans
le modèle ! Je ne savais trop si je faisais bien, mais je
voulais sortir de l'impasse où nous étions
engagés.
- J'ai essayé aussi des commentaires de tapisseries
reproduites dans un hebdomadaire et agrandies par moi, au tableau.
Mais les dessins restaient toujours aussi pauvres. Non, rien de
ce que j'avais offert ne se trouvait dans la ligne du
tâtonnement enfantin. Je ne savais plus que faire.
- Et, pourtant, j'avais vu des réussites merveilleuses
dans les stages et les congrès. J'avais le mérite
d'y croire, de sentir que c'était possible, de penser que,
moi aussi, un jour, je saurais.
- Il me fallait trouver toute seule ma voie car, dans tous les
domaines, à chaque fois que j'avais essayé
d'intégrer directement l'expérience des autres,
j'avais toujours échoué. Et, ici, il ne s'agissait
pas d'une affaire simple. Moi qui croyais, au début, qu'il
suffisait de placer l'enfant avec son immense énergie
créatrice devant des possibilités de la
réaliser, je m'apercevais que, pour que la réaction
artistique se produise, il fallait que le maître joue son
rôle de catalyseur. Mais personne ne m'avait appris à
me faire mousse de platine.
-
- Offrir d'abord la voie du dessin
-
- Alors, j'ai décidé de tâtonner en milieu
riche. Je me suis inscrite au stage de Boulouris.
- Elise Freinet était là. Chaque jour, pour un
nouveau groupe, elle commentait les oeuvres de la salle
d'exposition. Moi, je trichais, je revenais chaque jour. Et
j'ouvrais mes yeux et mes oreilles. Je compris beaucoup de choses
et, principalement, qu'il fallait beaucoup faire dessiner et se
méfier de la couleur qui mange le trait.
- Alors, chez moi, sur fond noir, mes élèves ont
commencé quelques dessins au crayon. Et ils les repassaient
au pinceau chargé de couleur. Aussitôt, une
amélioration s'est produite. Les enfants charmés par
l'effet facile (trop) des lignes de couleurs sur le noir se sont
mis à fouiller leurs traits, leurs arabesques. Des festons
sont apparus, des dentelles sur le dos d'un gros insecte, des
constructions précieuses sur les ailes d'un papillon
extraordinaire. Parfois, il n'y avait que des lignes sans
commencement ni fin. Ou des papillons blancs sur des fleurs
impossibles. Cela jaillissait de partout.
- Papillons ! papillons ! c'était bien une
métamorphose. J'ai soudain compris qu'à partir de
là, tout changeait; que c'était la ligne, et non la
couleur, qui allait déchirer la peau de la chrysalide.
- Où allions-nous ? Qu'importe ! puisque nous allions
certainement quelque part. Par la suite, j'eus la chance de
pouvoir visiter l'incomparable " classe artiste" de Hortense Robic
( Saint-Cado. Morbihan). Cela m'encouragea. Et puis, au
congrès de Nantes, j'ai vu des peintures sur tissu et des
dessins d'Alain Gérard qui m'ont conquise.
- Alors, j'ai tenté d'introduire la peinture sur tissu
dans ma classe. Très vite, nous nous sommes
aperçues qu'il fallait uniquement dessiner par lignes
à cause de l'absorption du tissu qui devenait raide quand
les surfaces de couleurs étaient trop importantes.
- Autrefois, en trois traits, c'était fini. Maintenant,
le même dessin tenait l'enfant plus d'une demi-heure.
J'avais enfin donné aux enfants la clé des champs
où ils allaient pouvoir s'épanouir à leur
aise.
- Mais que d'années perdues en pure perte ! Que de temps
perdu pendant cette longue croissance ! Cependant, il y avait
tout de même eu l'utile tâtonnement de la
maîtresse et sa vérification d'une pratique
pédagogique conseillée inlassablement par Elise
Freinet :
- "Pour débuter, offrir d'abord la voie du dessin."
- Grâce à elle, les camarades avaient trouvé
plus rapidement la solution pour devenir mousse de platine.
-
- Emergence d'une personnalité
-
- A ce moment-là, il y avait un style de classe
caractérisé par le dessin dans tous les sens. Chaque
enfant prenait son crayon et, en avant ! En fait, la
personne-classe tournait en rond à la recherche de l'issue.
Mais c'était une recherche plus proche du riche domaine des
productions utiles. Le tâtonnement en dessin donnait de
meilleurs résultats. Et mes cartons commençaient
à se remplir.
- Et puis, un jour, la "personnalité" est apparue. La
classe avait longtemps tâtonné sur fond de couleur
(papier noir, tissu). Et puis, soudain, Claudine, un petite fille
de huit ans, nous entraîna par ses réussites sur la
voie du trait noir sur fond blanc.
- Nous étions, cette fois, dans un plan
d'honnêteté totale. En effet, avant Claudine, on ne
savait à quoi étaient dues les réussites :
à la ligne ? à la couleur ? aux harmonies heureuses
et involontaires ? Mais cette fois plus de "tricherie" : "le
dessin était la probité de l'art". (Ingres).
- En fait, la longue recherche incertaine de la classe
débouchait sur une ascèse, une
sobriété maximale des moyens d'expression : le trait
noir, la feuille blanche.
-
- Libérer le geste
-
- L'événement central, ce fut l'agrandissement.
- Jusque-là, nous dessinions toujours sur petit format.
Il y avait une assez grande générosité de
pinceaux et de peinture. Mais le format était
étriqué.
- Un jour, Claudine avait dessiné une si jolie petite
fille que je ne sais trop pourquoi, -sans doute, pour mieux la
voir et mieux la montrer-, j'agrandis ce dessin au carreau sur
une feuille de 50 X 60 cm. Ce fut une révélation.
Une révélation pour la fillette qui adopta
définitivement ce format. Et une révélation
pour la maîtresse qui comprit combien la grande surface
favorisait l'ampleur du geste de l'enfant. Là, elle
était à l'aise. Et les arabesques qu'elle
affectionnait pouvaient se dérouler sans contrainte, ni
crispation.
- Cette fillette entraîna le reste de la classe à
sa suite. Comme les autres, elle avait cherché sans
trouver. Mais, par hasard, par une conformation
particulière de son oeil, à la suite de quelque
coordination musculaire heureuse, elle avait produit quelque chose
d'autre, quelque chose de différent. Et, aux yeux de la
maîtresse, quelque chose de mieux. Aux yeux des enfants
aussi, d'ailleurs. C'est vrai qu'une belle arabesque bien noire
sur fond blanc, c'est beau pour l'oeil qui a toujours
rêvé de pureté. Et lorsque le feutre permet
des tracés d'une parfaite régularité, on peut
dire sans hésiter : "C'est vrai que c'est beau."
- Et c'est alors qu'à vraiment démarré,
dans cette classe, cette aventure d'art enfantin qui a
duré de si longues années.
-
- Agrandir le champ des possibilités
-
- Evidemment, Claudine a développé son idée
: elle s'est lancée à fond dans la
représentation de petites filles. La classe qui
tâtonnait s'est mise à explorer le secteur de
l'arabesque qui venait ainsi de se révéler. Et toute
la troupe s'est mise à explorer le sentier ouvert par la
pionnière.
- Mais chacun tâtonnait à sa manière, avec
ses caractéristiques personnelles : des muscles de plus ou
moins grande tonicité, des possibilités de plus ou
moins grande décontraction, des habitudes de pression, une
position particulière sur le siège... tout un
ensemble de facteurs dont la résultante produisait quelque
chose d'unique. Aussi, ce furent de nouvelles productions, de
nouvelles découvertes. Et des secteurs voisins de
l'arabesque se trouvèrent à leur tour investis sans
que l'on y prenne garde.
- Mais du noir, sans grand miracle, on passa très vite
aux tracés de couleur. La couleur reprenait sa place, une
juste place. Et dans les nouveaux secteurs, la maîtrise
préalablement acquise donna beaucoup plus rapidement des
résultats certains; d'autant plus que la maîtresse,
voyant tout cet élan de recherche, s'efforçait
d'enrichir le milieu en offrant des papiers affiches de couleur,
des tissus, des papiers transparents sur lesquels on relevait
les dessins réalisés sur tableau noir...etc.
- Et elle vit se manifester de nouvelles personnalités ;
l'ensorceleuse Josiane, la patiente Marie-Ange, la miniaturiste,
l'intrépide Josée...Et le champ des
possibilités s'en trouvait, à chaque fois agrandi.
Des oiseaux s'envolèrent, des arbres surgirent, des
personnages naquirent...
- Et, bien vite, la fièvre de nouvelles connaissances
devint si grande et la pression telle que l'institutrice qui avait
des soucis d'enseignement, dut s'arc-bouter contre la porte pour
contenir la marée de dessin et l'empêcher de tout
envahir.
-
- La part du maître
-
- Elle s'est trouvée très rapidement
réduite à 10%. Evidemment, la personnalité de
l'enseignante a de l'importance. Tout dépend de ses
désirs. Si elle n'en a pas, elle crée le
désert. Celle-ci n'était pas indifférente
à l'art. Contrairement à d'autres camarades qui
s'intéressaient plutôt au graphisme ou à
l'illustration de textes ou à l'aspect
psycho-thérapeutique...c'est l'aspect esthétique qui
la motivait principalement.
- Mais il n'y a aucune crainte à avoir : quelle que soit
la raison de la mise en route de l'activité, si elle a les
moyens de se développer, elle investira tous les domaines.
Parfois à la grande surprise de l'enseignant qui n'aurait
su y penser.
- Elle avait été séduite par les
expositions des congrès. Elle aurait aimé que sa
classe devienne à son tour "classe-artiste". Elle voulait
offrir cette possibilité à ses élèves.
Cependant, elle était trop éprise de liberté
pour faire pression sur elles afin d'obtenir ce résultat.
- En fait, si leurs oeuvres ont connu par la suite tant de
succès dans les expositions et si elles ont
été les plus reproduites dans la revue "L'art
enfantin" (1), c'est parce qu'elles avaient
bénéficié d'une atmosphère de
liberté supérieure.
- Jamais la maîtresse n'a fourni de thème. Jamais
elle n'a fait de suggestion. Ce qui l'intéressait
prodigieusement, c'était de voir ce qui pouvait se passer
si elle se contentait d'être un catalyseur. Elle se
préoccupait avant tout d'ouvrir grand l'espace et le temps.
Et d'accueillir large.
- Elle se mettait au service des enfants. Elle ne donnait qu'un
conseil :
- " Avant de passer une couleur à côté d'une
autre, on attend que la précédente soit
sèche".
- On pourrait s'en étonner. Mais j'ai
réalisé une enquête auprès de 380
enfants de la région rennaise pour savoir ce qui
était beau à leurs yeux. Je leur ai
présenté une centaine d'oeuvres parmi lesquelles ils
devaient choisir les cinq plus belles et les cinq plus "moches".
Et, à la fin, j'ai compris que, pour eux, le beau,
c'était ce qui était propre, soigné... et qui
avait demandé beaucoup de temps. Or, par hasard, sans le
savoir, elle se plaçait dans les critères de
réussite des enfants.
- Elle n'avait qu'une exigence :
- "Quand on s'est servi d'un pinceau rouge, on le remet dans le
pot rouge".
- Elle avait un grand souci d'organisation. Elle tenait à
ce que les peintures soient toujours propres et les
préparait avec soin. Elle offrait une gamme très
étendue de couleurs (une cinquantaine).
- Elle récoltait de vieux albums pour proposer une grande
variété de formats et de grandes feuilles de papier
kraft pour les peintures collectives.
- Chaque enfant avait devant lui quatre crayons à bille
de couleur.
- Au bout de plusieurs années, elle avait obtenu de la
municipalité, deux grandes tables avec des tiroirs
où se trouvait rangé le matériel.
- Les dossiers des élèves étaient
rangés sur les longs appuis de fenêtre,
adéquatement utilisés
- L'atelier était constamment en place au fond de la
grande classe et les fillettes y accédaient aussi pendant
le temps libre : récréations du matin, de
l'après-midi et temps d'après-cantine.
- Le temps fait beaucoup à l'affaire. C'était une
classe multi-cours : C.P.- C.E.1.- C.E.2. qui a subsisté
pendant vingt-trois années. Quand les petites arrivaient au
C.P, elles se trouvaient immédiatement placées dans
une atmosphère de créativité et
s'investissaient à leur tour. Elles avaient le temps de
tâtonner longtemps avant de parvenir à leur tour
à la maîtrise.
- Un élément important, et peut-être
décisif: l'affichage. L'institutrice soignait beaucoup
l'exposition des oeuvres. Elle se souciait avant tout d'ouvrir
grand le champ de liberté. Elle ne privilégiait pas
la pionnière. A côté de ses oeuvres, elle
plaçait une grande variété d'autres formes
originales. Ainsi, les fillettes ne cherchaient pas à
plaire à la maîtresse parce qu'elles ne savaient pas
ce qu'elle aimait. Et ce qu'elle aimait par-dessus tout,
c'était leur liberté. En fait, les enfants ne se
souciaient pas d'être exposées. Ce qui comptait pour
elles, c'était la nouvelle oeuvre à réaliser.
- Dès qu'un minimum de bonnes conditions étaient
réunies, cela fonctionnait. Aussi, les "classes artistes"
ne manquaient pas en France.
- Les enfants en étaient bénéficiaires.
Détente, équilibre et ... règlements de
problèmes psychologiques sous forme symbolique. Cela se
produisait même dans les classes qui n'allaient pas aussi
loin - souvent par insuffisance organisationnelle du maître
-. Cependant, il suffisait que le dessin ait une large place dans
les activités pour que tous ces phénomènes se
manifestent. Souvent, d'ailleurs, en dehors de tout souci
esthétique.
- Par la suite, beaucoup d'enfants sont devenus sensibles
à l'art parce qu'ils avaient été de la
partie. Comment penser à une éducation artistique
si, à aucun moment, les enfants n'ont été
acteurs de leur expression ?
- Ce qui ressort de cette aventure "artistique", c'est que, dans
ce domaine comme dans les autres, les enfants ont des
potentialités qui peuvent se réaliser si les
enseignants ont des désirs. Mais comment les leur faire
acquérir ? Comment les convaincre de la
nécessité de l'expression artistique ? Et comment
organiser la suite des activités scolaires pour que les
enfants puissent découvrir successivement des domaines qui
pourraient leur convenir et qui pourraient leur permettre
d'être reconnus et de trouver leur place ? Tout en leur
ouvrant des champs de plaisirs de vivre, cela contribuerait
à leur former une personnalité
équilibrée qui favoriserait leurs apprentissages.
- Il n'y a pas d'apprentissage à accomplir. Il suffit que
les chemins soient largements ouverts, largement offerts. Comme un
sculpteur qui dépouille la Vénus enfermée
dans le bloc de son marbre superflu, le temps, le groupe et la
liberté aménagent suffisamment l'environnement pour
que, par ses réalisations, l'enfant se réalise.
- Jeannette et Paul Le Bohec. 35520 La
Mézière.
-
- Défense de l'esprit d'école
-
- Oui, il y a un esprit d'école au sein de notre Ecole
Moderne. Il y a un esprit d'école dans toutes les classes
qui sont arrivées à une certaine maturité
artistique, et dans celle de J. Le Bohec tout spécialement.
Toutes les oeuvres de Trégastel sont
caractéristiques d'une technique, d'une mise en page, d'un
choix de thèmes, d'une palette, d'une atmosphère de
délicatesse et de pureté qui est comme un parfum
d'enfance.
- Si l'on entre dans le détail de la technique
elle-même, il est facile de relever des données
typiques :
- - une ligne frondeuse, systématiquement volubile dans
ses développements décoratifs, presque toujours en
boucles reformées, riches d'une spontanéité
qui domine la technique primaire pour atteindre un lyrisme plein
des grâces de l'ingénuité. C'est tout un art
déployé pour enlever de la raideur au simple trait,
lui donner légèreté et souplesse. C'est tout
un monde évocateur des splendeurs tissulaires, sous l'oeil
fantastique du microscope, un univers de petites choses où
la délicatesse et la subtilité ont un langage
secret. On n'en finirait pas de découvrir les richesses de
ces créations rendues par une telle modicité de
moyens, une application et une minutie de brodeuse, une
sensibilité féminine, à fleur d'un pouvoir de
genèse et d'une grâce première
indétrônable.
- - la couleur qui accompagne ces oeuvres est toujours
calculée semble-t-il pour laisser à la ligne sa plus
grande chance d'expression, elle s'intègre par le jeu du
stylo bille ou du pinceau à texture même de la
broderie, soit qu'elle propose la chaleur d'un fond uniforme ou
les aplats venus comme des perles colorées dans le travail
méticuleux de l'orfèvre (voir Art Enfantin
mars-avril 1964).
-
- "Les thèmes, nous dit Jeannette Le Bohec, varient
peu et se répètent au cours des saisons". C'est
exact si l'on s'en tient au simple sujet d'inspiration : les
oiseaux, les fleurs, les arbres, les maisons, les héros de
légendes enfantines sont de tous les pays et de tous les
climats, au gré de la ronde des saisons. Mais c'est dans
les infinis détails que se prodigue une verve qui n'est
jamais à court d'invention, qui ordonne, choisit, propose
mille façons d'honorer la sensibilité, l'ironie, la
tendresse. Il faudrait le poème pour dire par exemple
l'exhubérence calculée des chevelures au-dessus des
visages ronds et plats et impersonnels qui dominent les petits
corps graciles de poupées à l'anatomie rudimentaire.
C'est ici une sorte de parti pris de figuration comme les figures
en profil des égyptiens ou les divinités de la
brousse africaine. Les arbres ont une feuillée
ordonnée, contenue, qui laisse à l'oeil le plaisir
de voir chaque chose, même au coeur de la forêt. Les
papillons, les fleurs s'inscrivent dans une symétrie sans
reproche comme roses de cathédrales gothiques. Il y a dans
toutes ces créations un sens de si totale perfection, de si
subtile responsabilité, que la technique s'efface devant
ces impondérables qui sont façon spirituelle de
faire un bouquet, offrande inlassable d'un coueur qui a toujours
à donner.
- Oui, il y a un esprit d'école à
Trégastel. On pourrait par l'analyse montrer qu'il y a pour
chacune de nos classes artistes des qualités
intrinsèques qui, sur le plan technique et culturel
personnalisent les créations d'une classe vouée au
dessin libre."
-
- Elise Freinet. extrait d'un projet de B.E.M
(Bibliothèque de l'Ecole Moderne). Février 1964
-