- Le texte libre
mathématique
- Article paru dans "École rurale école Nouvelle"
Novembre 95 (extrait de "texte libre mathématique", ed
Odilon)
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- Paul LEBOHEC, éminent praticien de la pédagogie
Freinet, est un pionnier dans le domaine de l'enseignement des
mathématiques. Dans son livre "le texte libre
mathématique"; il nous ouvre des perspectives sur ce que
pourraient être les maths à l'école.
- Mais il s'agit d'une telle rupture avec notre pensée
habituelle que le fossé parait infranchissable. Et
pourtant....
-
- Récemment, à la "Marche du siècle," on a
parlé d'une expérience "révolutionnaire"
d'enseignement des mathématiques. Heureusement, une prof de
Montauban -de -Bretagne, a pu préciser que c'était
une pratique régulière et très ancienne des
enseignants Freinet.
- Lorsque Freinet nous avait apporté son "calcul vivant"
, nous avions été choqués,
scandalisés. Comment pouvait-on prétendre enseigner
le calcul en se passant des sacro-saints problèmes de
négociants à 228 1 de vin avec 5% de lie et des
trains qui partaient à des heures différentes en se
demandant à quel endroit ils allaient pouvoir se croiser ?
- La pratique de sa pédagogie nous a permis de constater
que Freinet avait raison. Les circonstances de la vie d'une classe
apportent des quantités d'occasions de calcul :
affranchissement de la correspondance, pesée des colis,
voyages, géographie, jeux, apports de enfants : objets,
animaux, documents divers.. etc. Et, de plus, nous avions les
fichiers auto-correctifs. Mais, peu à peu, je me suis
aperçu que, si le calcul vivant était suffisant pour
former des bons calculateurs, il était insuffisant pour
former des mathématiciens. C'est en développant
l'idée de méthode naturelle que je m'en suis
aperçu.
- L'idée m'en était venu "naturellement". Ma femme
et moi, au niveau C.P.-C.E, nous avions pu vérifier
l'excellence de la méthode en français,
écrilecture, oral, chant, expression corporelle,
écriture, peinture, dessin. Comme j'avais le souci de
saisir le dessous des choses, je travaillais sans cesse à
la construction de ma petite théorie. J'avais la chance de
pouvoir en discuter avec Freinet et sa femme Elise. Je leur
écrivais souvent pour leur soumettre mes hypothèses
et en recevoir la critique. Si bien qu'un jour, je me suis senti
suffisamment consolidé sur le plan théorique pour
laisser enfin s'installer en moi la question suivante
-
- " Puisque tant d'apprentissages, de prises de possession du
savoir relève de cette méthode, pourquoi les
mathématiques lui échapperaient-elles.? Qu'est-ce
qui, dans leur nature, justifierait de leur incapacité
à se laisser couler dans le même processus'?
Qu'est-ce qui pourrait faire qu'elles ne fussent également
justifiables de cette pédagogie ? "
- Il n'y avait qu'à essayer !
- Eh ! bien, pour le savoir, il n'y avait qu'à essayer.
C'est ce que je fis lors de la rentrée suivante.
- Pour moi, la méthode naturelle se définit de la
façon suivante : expression, création et
communication dans un groupe positif:
- l'ai donc donné des carnets de création
mathématiques aux enfants. Ils pouvaient y figurer ce
qu'ils voulaient. Le champ de liberté s'était
considérablement agrandi. On pouvait très bien ne
pas se préoccuper de la réalité. On pouvait
largement s'en distancier.
- Par chance, j'avais une classe ii deux cours : 14 C.E. I et 14
C.E.2. Ainsi, sans que j'aie même songé à y
penser, du fait de la division en deux de la classe, une structure
intéressante s'est trouvée mise en place : j'avais
affaire à deux groupes qui pouvaient fonctionner - un
groupe c'est, parait-il, entre 6 et 17. - Et non, à un
rassemblement trop grand d'enfants qui aurait empêché
un fonctionnement normal.
- Chaque soir, je relevais 7 carnets du C.E. 1 et 7 carnets du
C.E. ?. Et je portais une création de chaque enfant au
tableau. Le lendemain, je prenais les secondes moitiés.
Ainsi tous les deux jours, unie création de chaque enfant
était prise en considération. Ce rythme était
satisfaisant parce qu'il laissait suffisamnent de temps pour
produire. Et le regard que l'on portait sur la production
n'était pas trop différé. Si on avait trop
tardé, le courant n'aurait pas été entretenu
et le flux se serait trouvé stoppé.
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- L'importance du groupe
- En arrivait, le matin, chaque cours observait successivement
les "textes libres mathématiques". Les remarques fusaient
et les discussions s'enclenchaient. On passait souvent
immédiatement à la vérification pratique des
hypothèses avancées. Et l'on quittait parfois le
groupe pour se jeter sur son carnet afin de prolonger une
idée, d'en prendre le contre-pied ou d'explorer un domaine
qui venait de se révéler...
- La pratique de la méthode naturelle m'avait valu
beaucoup de surprises. Les enfants m'avaient déjà
beaucoup appris. Mais, en cette occurrence, les
bénéfices retirés ont été
encore plus importants.
- J'ai d'abord constaté que Freinet avait eu raison de
fonder sa pédagogie sur la globalité de
l'être. Chaque enfant doit appréhender le monde dans
sa complexité et non travailler sur certains
éléments artificiellement séparés.
- Il ne s'agit plus d'apprendre des programmes de
résolution à partir de problèmes
artificiellement posés, mais de développer surtout
l'aptitude à l'élaboration de stratégies en
face de situations nouvelles. Le monde actuel si changeant, si
imprévisible demande qu'on soit sans cesse en éveil
et toujours prêt à réagir à ce qui se
présente.
- Cependant, chacun doit le faire à partir de ce qu'il
est, de ses particularités physiologiques, psychologiques,
de son vécu familial ...etc.. et, sur le plan intellectuel,
de son style cognitif personnel. Cela peut aller du
sérialiste pur qui ne peut progresser
qu'élément par élément au poliste pur
qui voit tout, globalement, par ensembles et sous-ensembles. Et,
entre les deux, l'éventail est largement ouvert.
- Mais comment un enseignant pourrait-il connaître chaque
enfant dans le détail ? Ce serait demander l'impossible. Il
n'en est heureusement pas question. Chacun se manifeste dans ses
productions tel qu'il est, tel qu'il a envie d'être à
ce moment-là. Et, de toute façon, ses
créations seront prises en considération. Il
évoluera, d'ailleurs, en se sentant de plus en plus en
sécurité. Et il osera de plus en plus donner la
parole à son être profond.
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- Pas de créations mineures
- Et c'est vraiment cela qui m'a le plus stupéfié
: il n'y a pas de créations mineures ou extérieures.
Tout peut nourrir utilement la réflexion. Comme le dit Karl
Popper :" Ce sont les conjectures les plus audacieuse, les plus
improbables qui peuvent nous apporter le plus. Seul,
l'invraisemblable est intéressant. "
- Alors, on peut proposer ses idées les plus folles,
celles qu'une intuition imprécise ou une pulsion
inconsciente nous pousse à manifester.
- Mais alors n'y a-t-il pas danger à ce que certains
enfants s'enferment dans l'imaginaire ? S'ils 1e font, c'est
peut-être qu'ils en ont besoin. C'est peut-être pour
eux un passage obligé pour accéder à la
connaissance. Mais il y a un fort correctif à cette
situation. Car le groupe intervient.
-
- " Or, si tout in individu est partial et passionné - ce
qui, favorise l'iras l'invention critique dit groupe permet,
grâce à l' intersubjectivité, (le
découvrir- les hypothèses, les théories qui
résistent et qui constituent provisoirement le savoir
objectif.'", " Il ne faut pas rêver d'un nivellement des
imaginations ni regretter les divergences d'intérêt,
les différences de méthode. Chacun doit pouvoir
inventer librement et "au pluriel". La méthode critique se
changeant du nettoyage en supprimant les herbes inutiles".
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- Une communauté scientifique
- A ce moment, le groupe a un comportement de communauté
scientifique.
- Mais il faut un ensemble d'institutions qui permettent la
communication des idées grâce à l'absence
clé censure, à l'organisation des moyens
d'échanges ...Il faut aussi un maître formé,
un maître qui ait appris d'une manière ou d'une autre
à avoir confiance. à savoir accueillir, à
savoir se retenir, à être présent à ce
qui se passe. C'est évidemment une autre vision de
l'enseignement. Il faut s'adapter : il ne s'agit plus d'essayer
à toute force de remplir les cerveaux mais de leur
permettre de se développer pour être de plus en plus
disponibles pour l'acquisition des connaissances. Mais, cela ne se
fera pas en un jour.
- Heureusement, il y a également la communauté
éducative si aidante des praticiens.
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- 4 portes d'accès
- J'ai aussi découvert les quatre portes d'accès
au domaine enchanté des mathématiques. Car il existe
diverses "personnalités mathématiques ":
- - les pragmatiques qui ne sont à l'aise que dans la
réalité et qui s'y installent longuement.
Ceux-là aiment le calcul vivant.
- - Ceux qui mathématisent la réalité en
utilisant des formules ou des procédés de
résolution déjà découverts ou bien
qu'ils ont inventés. Par exemple, si la mode est venue
clé passer en noir un carreau sur deux d'un rectangle
quadrillé, la classe s'aperçoit qu'on a affaire soit
à des bandes, soit à des damiers. Et, pour en savoir
la raison, ils utilisent la notion de couple blanc- noir qu'ils
possédaient ou qu'ils découvrent ou
redécouvrent à cette occasion. Et les quadrillages
réapparaissent si souvent que cette notion est rapidement
assimilée. Car il est évident que, pour assimiler,
il faut répéter. Mais, très vite, on
s'aperçoit qu' il y a toujours (les reprises, des retours,
des réexplorations. Et c'est rassurant.
- - le jeu mathématique qui se fait en dehors de tout
souci de réalité. Certains enfants y sont
particulièrement prédisposés connue ce Michel
de 7 ans qui nous entraîna dans le domaine inattendu des
vecteurs.- Ce sont les matheux que l'école apprécie
tant.
- - et, enfin, les applicateurs de la recherche fondamentale qui
ont toujours souci de revenir au réel pour utiliser les
structures dégagées. Ainsi, Patrice, 7 ans, qui
illustra la notion de vecteurs en relatant une aventure survenue
à sa famille à Morlaix. Et la Relation de Chasles en
parlant d'une erreur de parcours de sa mère.
-
- Du rationnel au réel
- Mais quels sont les meilleurs matheux. I1 n'y, a pas de
hiérarchie. Paraphrasant Sartre, on pourrait dire : " Un
matheux né de tous les matheux, qui les vaut tous et qui
vaut n'importe qui."
- Encore deux mots. On peut se trouver placé dans un
style de perception du monde pour des raisons scolaires,
familiales, culturelles... Mais les autres peuvent vous emmener
sur des pistes insoupçonnées et qui vous conviennent
parfaitement. Comme mon copain Raymond qui se croyait un vilain
canard et qui devint un cygne quand il découvrit son
domaine propre. Le groupe a un rôle considérable
à jouer. On peut d'ailleurs avoir une valeur individuelle
et une valeur en groupe.
- Enfin, c'est en lisant Bachelard que ,j'ai compris pourquoi
cette méthode naturelle fonctionnait : parce qu'elle
correspondait à la nature de l'être humain. "Le sens
du vecteur épistémologique nous paraît bien
net. Il va du rationnel au réel et non point, à
l'inverse de la réalité au général."
"Le réel n' est que la vérification de notre
conceptualisation
- Voir aussi de Popper : "On port de la théorie et on ne
se sert de l'observation que pour l'infirmer. "
- Alors, où en sommes-nous
- Le calcul vivant garde évidemment toujours sa place.
Mais il n'est qu'une partie, qu'un moment de cette méthode
naturelle de mathématiques que l'on avait oublié
d'appliquer aux mathématiques.