- la trace
- par Paul Le Bohec
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- Nous avons vu que, bien que la nature ne l'ait pas, à
proprement parlé, pourvu d'un organe de phonation, l'homme
à tout de même tiré un parti merveilleux de
ses possibilités sonores. Et, en particulier, il a
inventé le langage articulé qui a favorisé
énormément son accession au sommet de
l'espèce animale.
- Maintenant, nous passons à l'examen d'une autre
merveilleuse possibilité offerte par la nature à
l'Homme : la trace.
- Il n'a pas dû lui falloir longtemps pour comprendre que
les pieds d'hommes et les pattes d'animaux laissaient des
empreintes dans les sols mous. Mais, lorsqu'un jour il s'est
aperçu qu'il pouvait à volonté, créer
des traces à l'aide de ses mains, ça a dû
être un grand jour pour lui marquer d'une croix.
- Il y avait des traces négatives, en creux,
c'est-à-dire : dur contre mou, obtenues à
l'aide de la main ou d'un outil (traceur de silex, morceau de
bois, os, corne... Et des traces positives, en relief mou contre
dur, obtenues par le moyen d'une roche friable (craie, argile), ou
à l'aide de la main enduite d'ocre et promenée ou
appliquée sur un support ferme.
- De cet émerveillement des premiers âges, l'homme
n'est pas encore revenu, et il continue, quel que soit son
âge à expérimenter et à sonder dans ce
domaine.
- Comme des entomologistes sur une fourmilière, promenons
notre lunette spéciale ? notre grille d'observation - et
examinons ce qu'à travers elle, nous apercevons. Je sens
que la structuration du monde de la trace va ressembler à
celle du monde du son vocal et que nous allons peut-être,
retrouver des langages, des projections, des comptines
tracées sans signification, comme il y a des comptines
chantées : « tesse ta la tesse ?
tè ta la tè - io tassouse cri ».
- Il y aura, également, cet infini des
possibilités offertes et, par conséquent, cette
nécessité d'offrir aussi cet univers au petit
d'homme qui a droit à tous les univers.
- « Chut ! Ne bougez plus, taisez-vous,
silence ! Je regarde par la
trou-étude-objective-du-phénomène...
Ah ! pauvres de nous, savez-vous ce que je viens
d'apercevoir ? :
la-gé-o-mé-trie !
- - Quoi, la géométrie ?
- - Oui, la géométrie. Déjà la
géométrie ! Que vient-elle faire ici, alors que
je ne l'attendais pas. Non, vraiment, j'étais loin
d'être prêt à faire un petit bout de chemin en
sa compagnie. »
- Mais, puisqu'elle est là, acceptons sa présence.
D'ailleurs, quand est-on vraiment jamais prêt ? Jamais.
Et en l'occurrence, ne s'agit-il pas surtout d'ouvrir de nouvelles
pistes, de lancer des idées neuves, idées naissant
de la reconsidération de toutes choses à la
lumière du tâtonnement expérimental de
Freinet. Mais, au seul bruit de son nom, Géométrie,
notre esprit ne va-t-il pas se fermer complètement ?
Non, rassurez-vous, car elle gagne à être
connue ; elle vaut mieux que ce que l'on croit.
- D'ailleurs, il va falloir réclamer, au nom des enfants,
le droit aux géométries. En fait, elles sont
nombreuses : i1 y a l'euclidienne, la descriptive,
la-dans-l'espace, la géographique... Mais il en est
également d'autres que l'on ignore
généralement. Tenez, sous mes yeux, Joël,
garçon de 14 ans (âge mental, 10 ans) vient de se
démarquer dans un espace de terrain libre ; il a
reçu le ballon et, d'un maître coup de pied, l'a fait
passer au travers d'un rectangle vertical. Ne témoigne-t-il
pas, d'un certain sens géométrique ?
Evidemment, il est des géométries grossières,
roturières, mais elles existent, au moins en tant que
géométries de départ.
- Mais je ne te convaincs pas, tu as un sourire sceptique.
Ecoute ! Si elle répugne à beaucoup, c'est
parce qu'on l'a détournée de son but. Et, disons-le
en passant, les gens qui ont refusé la
géométrie ont peut-être fait preuve d'une
santé intellectuelle excellente. Tu ris, cette fois ;
eh ! oui, tu étais peut-être
mathématicienne !
- Ne t'esclaffe pas. En effet, on peut facilement retrouver
l'erreur fondamentale de la pédagogie traditionnelle qui
part toujours de l'abstrait et reste toujours dans l'abstrait. Si
tu ne me crois pas, je peux citer André Revuz, ce
professeur de maths de la faculté de Poitiers qui participe
à l'émission de la
Télé-scolaire : « Chantiers
mathématiques ». Si je le cite, ce n'est pas que
je fasse des complexes vis-à-vis des profs de
l'enseignement supérieur. Tu sais, en effet, que pour
enseigner le latin à John, il est plus important de
connaître John que le latin. Or nous, nous avons
commencé à apprendre John. Il ne nous reste plus
qu'à apprendre le latin. Et, qui sait, nous pourrions
peut-être apprendre aux secondaires et aux supérieurs
à tenir compte aussi de John. Le fait que ce professeur
dise la même chose que nous m'apparaît symptomatique
les idées commencent à bouger et, en particulier, la
conception aristocratique des mathématiques
détachées de la vie (et de l'école
détachée de la vie) apparaît maintenant bonne
à mettre à la poubelle parce qu'elle ne produit
rien, ou trop peu.
-
- Ecoute ce passage que l'un de nous pourrait presque signer de
son nom :
- « Enfin, périodiquement, les
résultats abstraits doivent être confrontés
avec la situation concrète initiale et l'on constatera
souvent, non sans surprise peut-être, que l'étude
abstraite a enrichi le concret où l'on voit alors des
choses que l'on ne soupçonnait pas au départ. De ce
nouvel examen peut sorti r une nouvelle schématisation et
un nouveau cycle : mathématisation,
développement mathématique, retour à la
situation initiale... »
- N'est-ce pas là, exactement, la conclusion à
laquelle nous sommes parvenus, en examinant la conception du
tâtonnement expérimental de Freinet ?
- Avant de poursuivre, écoutons encore André
Revuz :
- « La mathématique ne peut devenir
l'affaire unique de spécialistes à la fois
admirés, redoutés et mis à l'écart. Il
ne faut pas se laisser constituer, ni une tour d'ivoire, ni un
ghetto mathématique ». « Reprocher aux
mathématiques d'être abstraites est une
sottise : elles le sont par nature. Mais reprocher à
un enseignement mathématique de ne pas montrer nettement
d'où et comment les mathématiques ont
été abstraites est légitime ».
(A. Revuz, Mathématique moderne, mathématique
vivante. OCDL).
- Jusqu'à présent, seuls, quelques
privilégiés avaient accès aux terres de
Géométrie. Et quand ils en revenaient, ils parlaient
un tel langage d'apothème, lemme et théorème
qu'on en était tout hypothéqué. Hé,
hé, c'est bien cela, canailles, vous vous la
réserviez pour votre plaisir personnel, cette Suisse de
l'esprit. Aristocrates ! Vils accapareurs de biens
publics ! Mais maintenant, fini, nous allons la
démocratiser ! Nous voulons que la grande masse puisse
y accéder : Joël y a droit aussi bien que les
fils de géomètres experts, de prof de maths, de
centraliens, d'ingénieurs ou d'instituteurs.
- C'est à propos de géométrie que la
conclusion de notre étude du tâtonnement
expérimental, nous apparaît la plus riche de
conséquences. On dit parfois : « Tout le
monde le sait que la théorie s'enrichit de la pratique et
la pratique de la théorie ».
- J'aimerais mieux dire : l'abstraction naît des
phénomènes et retourne aux phénomènes
qui s'en trouvent enrichis. Citons tout de même
Lénine :
- « De l'intuition vivante à la
pensée abstraite et de là, à la
pratique ».
- On pourrait poursuivre :
- « De la pratique à une intuition vivante
plus étendue, puis à une pensée abstraite
plus affinée, puis retour à une pratique plus
claire, plus juste, plus sûre et de
là... »
- C'est là qu'il apparaît ce fameux balancement
perpétuel : phénomène total pris dans la
vie -> abstraction -> vie -> abstraction.
- Si nous voulons démocratiser la
géométrie, il ne faut pas seulement l'offrir aux
seuls esprits verbo?conceptuels, mais également aux
intelligences actives pratiques-manuelles et aux intelligences
à-image-dominante.
- On le voit, cette fois-ci, on ne peut plus se contenter
d'offrir des mots car, pour beaucoup, les mots étouffent
les choses. Il va falloir être, résolument, et une
fois de plus, freinétiste, c'est-à-dire, imiter
Freinet qui ne s'est jamais satisfait d'avoir raison au niveau des
mots et qui a travaillé pour offrir, encore et toujours,
des outils.
- Il nous faut donc des outils riches, à grand pouvoir
d'action. Ce seront de bons outils s'ils provoquent une sorte de
vertige devant l'infini des possibilités de
tâtonnement. Regardez l'Ariel, adulte ou enfant, personne
n'y échappe. Parce qu'il permet une expérimentation
infinie qui correspond bien à la nature humaine. Si nous
offrons des outils semblables, nous aurons bien
mérité de la patrie enfantine et humaine.
- Heureusement, pour la géométrie, tout n'est pas
à créer, car notre parc de machines est
déjà bien pourvu.
- Il y a d'abord le dessin libre.
- A vrai dire, on n'a pas attendu Freinet pour inventer le
papier et les Égyptiens savaient déjà tracer
les « hiéroglyphes, hippocampes lisibles,
hydromel inextinguible des rêves ».
- Mais l'apport essentiel des Freinet, c'est d'avoir su forger
et inscrire dans la civilisation, l'idée du
tâtonnement expérimental en dessin.
- Aussi, de nombreux enfants disposent-ils maintenant d'une
grande quantité de papiers et de machines à
écrire. Oui, dans la nature 1965 - nature
transformée par l'homme : l'arbre et l'herbe, mais
aussi la télé et l'auto - le petit d'homme trouve
déjà de bons outils sur le marché. Mais la
CEL en a fabriqué d'autres, spécialement pour lui,
tels les Skrib et les merveilleuses peintures en poudre.
- Ecoutez, camarades qui avez une grande production artistique,
ouvrez l'Ļil et examinez la démarche créatrice de
vos élèves. Vous verrez que, pour certains enfants,
le dessin n'est ni un langage, ni une projection, mais simplement
une étude objective des surfaces. J'en puis parler
précisément cette année car Régine,
l'élève en flèche de Jeannette, s'est
lancée résolument à l'assaut des
symétries rayonnées avec la seule couleur en
connotation,
- C'est cela qui est merveilleux dans cette peinture
libre : le sec, l'abstrait, l'équilibré, celui
qui n'a pas à se défouler, celui qui n'a rien
à dire, celui-là peut faire objectivement la
conquête du monde. Il n'est pas moins considérable,
ni considéré que les autres. Et il se donne du
plaisir et il en donne aux autres parce que chacun porte en lui
l'amour de ce qui est ordonné et parfaitement
structuré.
- D'ailleurs, les enfants totalement objectifs sont rares :
là comme ailleurs, des contradictions se manifestent :
certains jours calmes, c'est la recherche objective qui domine,
certains autres jours, c'est la projection. Et lorsque les orages
non-désirés se lèveront, toute cette belle
science des formes acquise en temps de paix se mettra au service
de l'idée.
- Le Bohec
- L'éducateur, n°18-19 / 15 mai -1er juin 1965