Documents de l’EDUCATEUR 172-173-174
Supplément au n°10 du 15 mars 1983
AH ! VOUS ECRIVEZ ENSEMBLE !
Prat
ique d’une écriture collective
Théor
Paul LE BOHEC
et Béatrice et Michèle et Daniel et Alain et Martine, Martine, Martine et David et Alain et Janig et MarieJo, Mylène et Michel, Renée, Patrice, Patrick, Annick, Annie et Michel, MicheIine, Denis, Yvette, Marcelle, Thérèse, Maurice, Danièle, Maryvonne, Georges, Chantal et Claude et X et Z et Y et lui et sa sœur et elle et eux et elles ; Agnès, Guy et Guy, Gérard et Eugène, Yves, Claire, Françoise, Rosine, Jeannette, Yann, Paulette, Denise et Raymonde et tous les autres : Pascale et Pascal, Catherine et ses copines et Ghislaine et Pierrette et Paulette et Paula et Tyra et Armelle et Sétéra...
La meilleure façon de lire ceci, c'est le stylo à la main. Et en groupe. Autrement, on n'en retirera que peu de bénéfices. Certains n'en liront que les premières pages. Et cela leur suffira car ils auront trouvé, dès le début, le petit rien qui leur manquait pour aller plus avant. D'autres le liront en entier puis le jetteront au panier car ils auront compris que, l'essentiel, c'est de se mettre en marche. D'autres enfin pourront y revenir s'il leur arrivait de se trouver en panne. On pourrait peut-être, également, y réchauffer sa colère et son désir d'agir... Cet ouvrage est fait pour toutes ces approches différentes et pour d'autres, encore à inventer. Il est au service du déblocage de la parole et chacun est libre de s'en servir à son gré. Il rêve surtout de devenir inutile...
Illustrations : « Désécritures » de Renée LE HERISSÉ sauf ci-contre : Paul Le Bohec et p. 34 : Jérôme.
TABLE DES MATIÈRES
I. Introduction
II. La séance initiale-type
Le mot tournant. La phrase
L'histoire. L'injure. Le vers.
III. Quelques remarques
Nos tâtonnements
Attitude de l'animateur initial
IV. Et la seconde séance ?
Ce que vous voulez. Marché de poèmes
Poème construit. Définition.
V. Techniques diverses
Les départs. Cadavre exquis. Titres de livres
Substitution. Pastiche. Téléphone
Dialogues. Monsieur, Madame
VI. Techniques diverses (suite)
Écartèlement. Condenser. Décondenser
Mots-base. Mitrailleuse. Supports
Roman tournant. Phonèmes
VII. Et la poésie ?
Poème induit. L'inventaire
Énigme. Description. Demi-phrase
VIII. Et la troisième séance
Les pièges à inconscient
Acrostiches
Écriture automatique.
Réécriture
Désarticulation.
IX. Le deuxième palier. Les cinq collines
La folie. Le sexe. Les excrétas
La loi. La mort
X. Le groupe
Fonctions du groupe
Poète de groupe ?
XI. La troisième étape
Les chemins de grande communication
Écrire à tous. La co-interview
La couleur. Le mot qu'on aime
Textes
XII. Et le travail sérieux
Bilan tournant. Travail collectif
Notes pour les formateurs
XIII. Quelques témoignages
XIV. Documents annexes
INTRODUCTION
J'ai eu très tôt mon bâton de maréchal puisque, nommé instituteur-adjoint à vingt ans, je n'ai jamais voulu dépasser ce grade qui m'a toujours parfaitement convenu. Mais si le profil de ma carrière est resté rigoureusement horizontal, ma vie professionnelle n'en a pas moins été très agitée. En effet, mon indifférence à la progression hiérarchique m'a donné toute liberté de poursuivre des recherches. Et, il n'y a pas longtemps encore, quand on se situait pour cela dans les perspectives de la Pédagogie Freinet, ça ne manquait pas de produire des remous.
Mais j'assumais assez tranquillement les divers aléas de mon existence pédagogique, sans jamais penser à la possibilité d'un avenir différent quand, un certain jour d'août, je reçus la proposition d'un poste dans un I.U.T. - Carrières Sociales. Ma surprise fut totale : comment avait-on pu me dénicher dans ma petite école de campagne ?
C'était vraiment une aventure folle à courir. Mais j'étais suffisamment fou pour accepter de la tenter. Et c'est sans trop d'hésitation que je répondis positivement à la demande qui m'était faite.
Dans toute autre structure de ce type, j'aurais échoué lamentablement : mes forces trop misérables ne m'auraient pas permis d'assumer cette brusque mutation. Mais, là, ce n'était pas comme ailleurs. En effet, il s'agissait d'un établissement animé par une équipe d'enseignants qui s'étaient cooptés dans la foulée de mai 68. Ils étaient enchantés de toutes les possibilités d'expérimentation pédagogique que semblait leur offrir cette nouvelle institution. La formation d'animateurs socio-culturels (M.J.C. - Centres Sociaux - Foyers de Jeunes travailleurs... ) était presque entièrement à débroussailler : le champ se trouvait donc largement ouvert.
Cependant, il fallait vraiment être inconscient pour s'embarquer sur ce bateau et accepter de croire qu'on pouvait s'intégrer à cette équipe et à sa façon de travailler. Heureusement, je n'ai jamais manqué d'inconscience. Et de plus, je possédais, sans le savoir, un atout original qui allait faciliter un peu mon adaptation. En effet, dans cette structure de formation, il ne s'agissait pas de préserver, à tout prix, la sécurité des enseignants en leur permettant de se placer, en toute liberté, sur les terres de leur savoir pour qu'ils puissent impunément y perpétrer leur pouvoir. Non, le mot d'ordre : « Les étudiants d'abord ! » Et lorsqu'ils avaient décidé de se choisir tel sujet de réflexion, tel secteur de recherche, tel terrain d'approfondissement, on n'avait pas à les manipuler pour les contraindre à déménager leur objectif sur le terrain de sécurité ou de domination de tel ou tel enseignant Combien cette idée est encore neuve ! Et pas qu'en Europe ! Ni dans les centres de formation de tout poil (E.N. - C.A.E.I. - E.S. - E.P.S. ... enfin ! tous).
Mon atout, c'était précisément d'être neuf et disponible. Jusque-là, je m'étais contenté de me bricoler quelques petites réponses provisoires aux questions innombrables que soulève la polyvalence obligée d'un enseignement du primaire. Et, de ce fait, surtout à ce niveau, je n'avais aucune possibilité d'utiliser un savoir quelconque comme outil de sécurisation personnelle. Pendant trente années, j'avais travaillé uniquement avec des enfants de six à neuf ans. Que pouvais-je donc apporter à des étudiants de dix-huit à trente-cinq ans ?
Heureusement pour moi, certains de mes collègues se soucièrent de mon adaptation. L'équipe enseignante était composée d'un docteur ès Lettres, d'un philosophe-poète-psychologue-politique-musicien... d'un responsable national des M.J.C., d'un ancien responsable national de Peuple et Culture et d'un spécialiste de l'animation, de l'audiovisuel et du théâtre.
A eux cinq, ils « couvraient » un vaste domaine qui allait de la psychanalyse à l'économie politique en passant par la psychosociologie, la peinture, le théâtre, l'administration, les lettres, etc. Et je me demandais bien en quoi je pouvais leur être utile puisque leur voiture disposait déjà de cinq excellentes roues.
Pour m'occuper un peu, je participai à quelques groupes d'études, moins comme enseignant que comme membre à égalité du groupe. Il faut dire que je me posais souvent des questions parallèles à celles des étudiants. Comme je n'avais jamais pu effectuer qu'un petit pas dans tous les domaines, je me trouvais partout et toujours en merveilleuse situation de progresser. Et de cette façon, dans ma nouvelle position, je pouvais continuer à mordiller dans tous les gâteaux du Savoir. Cependant, mon activité de militant pédagogique m'avait tout de même apporté une certaine expérience de la recherche en groupe ; et je n'étais pas totalement inutile.
Mais mes coéquipiers n'oubliaient pas de m'aider. D'une curieuse façon. Souvent, au cours de la réunion hebdomadaire de concertation où nous faisions le point des projets de travail des étudiants, il s'en trouvait un pour lequel, vraiment, personne ne semblait pouvoir se rendre disponible. A chaque fois, je me tenais soigneusement coi dans mon coin en souhaitant ardemment que des épaules plus solides que les miennes acceptent de s'en charger. Mais non, c'était clair, il ne restait vraiment plus que moi. Je m'esclaffais régulièrement :
- Mais vous n'y pensez pas : je n'y connais absolument rien.
- Eh bien, c'est précisément pour cela qu'il faut que ce soit toi qui le prennes en charge !
Que répondre à ces types qui mettaient en pratique leurs principes et qui se plaçaient de préférence, sur le terrain de l'insécurité. Il fallait bien que je me mobilise...
Mais, secrètement, celui qui faisait fonction de directeur des études et qui était l'âme centrale de l'expérience, avait des idées très précises sur le rôle que je pouvais jouer. Il voulait que je sois le cheval de Troie de ses idées dans l'équipe et que j'impulse la créativité des étudiants. Je mis longtemps à m'en apercevoir car c'était un stratège d'une habileté extrême. Et moi, j'étais extrêmement naïf et entièrement manipulable : je n'ai jamais été qu'un pantin à peu de ficelles et il suffit d'en tirer une pour que je me mette aussitôt totalement en mouvement.
Si j'avais été informé de ses intentions, jamais je ne serais venu à l'I.U.T. sur un tel contrat. mon expérience en « animation-école » n'impliquait pas automatiquement une compétence à un niveau plus élevé. Et, de plus, je me serais senti très prétentieux de vouloir me substituer aux autres enseignants qui avaient, eux, une double expérience de la création et du travail avec des adultes.
Mais ce camarade se garda bien de me faire part de ses projets. Il m'avait amené dans cette structure d'animation et il n'avait plus qu'à attendre tranquillement que la réaction s'enclenche. il savait que la dynamique d'une équipe se nourrit essentiellement de ses contradictions. Et, en misant sur moi, il avait joué sur du velours car j'étais fondamentalement, viscéralement contre.
Cela, je le perçus dès la première réunion de concertation. Un des enseignants s'était exclamé :
- Quel boulot ! Et mon éditeur qui me presse d'achever ma série de poèmes
J'avais généreusement rigolé de sa blague. mais il ne blaguait pas : il avait réellement un éditeur ! Ainsi, c'était chez ce genre de mecs que j'étais tombé. Ils appartenaient à la caste intellectuelle, à la confrérie, comme disait Freinet. Et pourtant, ils étaient tous d'origine populaire !
Un certain temps, ma colère resta intérieure. Mais très vite, au cours d'une plénière, elle se donna libre cours. Et ce fut le premier affrontement entre ce poète et moi. Cependant, je ne pouvais me contenter de contestations verbales. Il me fallait agir car je ne pouvais accepter passivement cet accaparement de tout le domaine de l'expression par quelques-uns. Comme Roger Gentis, et bien avant de l'avoir lu, j'étais persuadé que :
« Des philosophes professionnels ? Des artistes professionnels ? Qu'est-ce que c'est cette connerie ? Comme si chacun ne pouvait être son propre artiste, son propre philosophe. Je réclame le droit pour le dernier des peigne-culs de chanter le monde à sa façon » (Guérir La Vie Maspéro)
Je connaissais bien la souffrance de parole. Et j'étais persuadé que c'était ceux qui avaient été le plus percutés par la vie qui avaient le moins de possibilités de se faire entendre. Pourquoi ? Parce qu'une maffia de dominants s'était ingéniée, par tactiques et subterfuges divers, à instaurer à leur profit un monopole d'expression. Et je me trouvais soudain en face de quelques-uns de ces affidés.
Ma colère ne me paraissait pas du tout caractérielle ; au contraire même, il me semblait bien qu'elle reposait sur une solide réalité. Mais, en ce temps-là surtout, je n'étais pas de nature à me contenter de bouillir intérieurement : il me fallait nécessairement passer à l'acte. Car j'ai toujours considéré qu'une colère qui ne se solidifie pas dans le moule en sable dur d'une action est une sorte de luxe gratuit et inutile.
Oui mais agir, c'est facile à dire. Mais quelle action entreprendre ? Qu'est-ce que je pouvais tenter ? Comment fallait-il que je m'y prenne ? Evidemment je n'avais nul secours à attendre de personne. J'étais même dans l'obligation de tout inventer puisque je ne pouvais m’appuyer sur rien que je connusse déjà. Face à cette coterie d'intellectuels - qui avaient tout de même l'élégance d'introduire des loups hirsutes dans leur bergerie peignée - je me trouvais totalement désarmé. Ce n'était pas la peur qui me retenait car ma colère m'aidait à faire fi de mes petites susceptibilités et même de mes grosses inquiétudes, c'était mon dénuement extrême d'expérience.
Alors, dans la grande incertitude où je me trouvais, je me résolus à tenter plusieurs choses. J'écrivis d'abord, à tout hasard, une série d'espèces de poèmes de tous genres. Et je les affichai sur le plus grand panneau qui fût et qui se trouvait « évidemment par pur hasard » à la porte du poète que je contestais.
Pour un non-poète, ces textes étaient des plus rassurants : il n'y avait pas de quoi tomber roide d'admiration. Ils ne planaient pas ; ils marchaient en sabots dans la boue. Ils visaient surtout à sécuriser, à introduire au désir d'écrire, à susciter la pensée suivante : « Eh bien, si ce mec ose afficher des trucs pareils alors, pas de doute, moi je peux y aller aussi de mes petites créations ! »
Voici trois exemples :
« Ce n'est pas difficile d'écrire
Il faut laisser aller sa main
au départ, il n'est pas besoin
D'avoir même quelque chose à dire.
« Quand les Bretonnes se choisissent une peau pour leur visage, elles prennent toujours la taille en-dessous. Et les fronts lisses se bombent ; et les pommettes saillent ; et les bouches petites se ferment. »
« Le doux, le discret, le secret, l'indicible
A basse et intelligible petite voix
Voilà ce que je voudrais que vos doigts
Transmutent en beaucoup d'audible ».
Mais il n'y eut aucune réaction ; pas même de moquerie. Non, l'indifférence la plus absolue. Cela ne faisait pas mon affaire. Alors, j'imaginai de recopier des poèmes d'auteurs modernes. Mais ce n'était pas encore cela. Puis, j'essayai d'entraîner certains étudiants dans cette aventure. J'avais repéré ceux qui avaient réagi positivement à mon agression plénière. Et je réussis à les persuader d'afficher anonymement certains de leurs poèmes anciens à côté des miens. Peine perdue : la pompe refusait obstinément de s'amorcer. Aucun poème nouveau ne venait s'ajouter aux nôtres.
Il y eut cependant une réaction. Un jour, en consultant notre panneau, nous découvrîmes une plaquette de vers avec la mention suivante : « La poésie, ça s'édite et ça se vend. S'adresser à la porte 165. »
Cela ne manqua pas d'ajouter quelques brindilles supplémentaires au feu de ma colère. Mais rien ne se nouait pour autant : mes poèmes-à-terminer restaient en attente, mes commencements d'acrostiches séchaient sur pied, mes vers-à-trous ne se remplissaient pas.
Alors, je décidai de tenter un grand coup : moi, le nouveau, l'effarouchable, la sixième roue du carrosse, j'annonçai en plénière devant une cinquantaine d'adultes intimidants, l'ouverture d'un atelier pour non-poètes, à tel jour, telle heure, tel endroit.
Au jour prévu, dans une salle un peu retirée, j'attendais sans illusion le résultat de ma dernière proposition. Evidemment, personne à l'heure dite ! Une fois de plus, c'était râpé. Il allait encore falloir que j'invente autre chose. Malheureusement, mon imagination commençait à être au bout de son rouleau.
Mais, soudain, un pas se fit entendre à l'entrée du couloir. Encore quelqu'un qui s'était perdu ! Mais non, c'était bien pour moi. Un garçon se glissa dans la salle. Et nous restâmes là un moment, tous les deux, gênés par notre silence. Mais presque aussitôt, un couple arriva. Puis des isolés. Si bien qu'assez rapidement, on se trouva à dix autour d'une grande table. C'était plus qu'il n'en fallait pour commencer. Cependant, je continuais à me taire. Je n'y comprenais rien : j'étais comme paralysé. Mais qu'est-ce que j'attendais donc pour démarrer puisque l'initiative devait venir de moi ? C'est sans doute que je n'arrivais pas à y croire suffisamment. Ils étaient pourtant là, présents, vivants, sous mes yeux. Mais ce n'était pas possible ! Il y avait quelque chose de faussé dans le système. Il était évident que seule une curiosité malsaine pouvait être à l'origine de leur démarche. Oui, ils étaient simplement curieux de voir de plus près ce mec, cet opposant aux installés. Et, en outre, ils devaient avoir le secret espoir de le « voir se casser la gueule en beauté. »
Oui mais, si je me trompais ? S'ils ruisselaient intérieurement de bonne volonté et d'attente vraie ? Alors j'étais dans de beaux draps car tous mes ruisseaux de réponse étaient à sec. Je ne savais absolument pas par quel bout prendre la chose. Après tant d'échecs, je n'avais pas dû croire à la possibilité d'un succès de cette dernière tentative. Une fois de plus, plein d'insouciance infantile, j'avais dû me dire : « On verra bien sur place ». Et j'étais sur place ; et je ne voyais rien. Je me trouvais au pied du mur, le cerveau vide, démuni.
Heureusement, alors que mon esprit en panique commençait à chercher fébrilement une issue dans le labyrinthe obscur de mon cerveau une lueur apparut soudainement. Et l'on put enfin démarrer. Je venais en effet de me souvenir, juste à temps, d'une expérience que j'avais tentée en mai 68 avec une équipe sécurisante de camarades très fortement unis par des liens politiques, syndicaux, sportifs et pédagogiques, dans cette atmosphère d'explosion de tous les possibles.
Aussi, dans l'indigence extrême de toute solution où je me trouvais, je me précipitai sur mon idée de mai. Elle était d'ailleurs d'une très grande simplicité : puisqu'il fallait, à tout prix, empêcher les gens de retomber dans l'antique ornière de la peur des jugements, il était indispensable d'éviter les productions individuelles. Tout devait rester collectif pour que personne ne puisse se sentir repérable, donc responsable et donc, naturellement, coupable.
Je proposai :
« On prend une feuille et on y écrit un mot, n'importe lequel, le premier qui nous passe par la tête. Et on donne la feuillle au voisin de droite, qui écrit à son tour un mot et qui passe au voisin de droite, etc. On s'arrêtera quand les feuilles auront fait un tour... ».
Et chose curieuse, cela marcha. Le rapprochement inattendu de certains mots éveilla même quelques légers sourires. C'était gagné. Personne n'avait été traumatisé par cette première expérience. Et un soupçon de gaieté avait même flotté. Sans perdre une seconde, je proposai :
- Si vous voulez, on va essayer de recommencer. mais avec plusieurs mots cette fois-ci.
Ils voulurent bien. Et ce fut le départ définitif.
J'ai tenu à évoquer l'atmosphère d'incertitude du début de cette aventure d'écriture pour souligner la difficulté de la levée de la parole et comment il a fallu un certain concours de circonstances et un hasard heureux pour qu'on découvre une porte de sortie.
Si le lecteur était animé d'un souci identique de déblocage de la parole des autres et de la sienne propre - il pourrait s'intéresser aux tactiques et aux techniques que les étudiants de l'I.U.T.Carrières Sociales de Rennes et moi, nous avons mises au point au fil des années. Mais il faut qu'il sache également qu'on peut prendre avec bonheur d'autres chemins que les nôtres. Cependant il se peut - mais comment le savoir vraiment ? - que nos pratiques aient une valeur générale. Personnellement, j'ai pu tester la valabilité au cours de 800 séances de trois heures que j'ai animées dans les milieux les plus divers. En outre, beaucoup d'animateurs et d'enseignants ont pu vérifier sur le terrain, la justesse de certaines de nos solutions. Ce texte est également pour eux. Il pourrait leur donner le désir de reprendre le bâton de pèlerin de la parole libre. Car il n'est pas possible de s'arrêter à un seul type d'expérience : l'oppression de la parole est si généralisée qu'il faudrait que nous soyions une multitude à nous mettre en marche pour en soulever la chappe... Et pour transformer cette affreuse réalité de l'incommunication qui fait tant souffrir les êtres. Ce document n'est pas un condensé de tout ce qu'il faut savoir mais une provocation à poursuivre l'aventure et à en multiplier les effets de façon buissonnante. Il ne cherche pas à faire de littérature mais à en généraliser l'expérience. Il se veut pratique ou, plutôt, prat... théor..., prat... théor... ique.
LA SÉANCE INITIALE TYPE
(La séance initiatique ?)
L'une de nos principales découvertes, c'est que l'on avait presque tout découvert le premier jour. Et maintenant encore, plus de huit années après, nos « séances initiales » débutent par les mêmes formules.
Pour armer immédiatement le lecteur et lui permettre de passer rapidement à la pratique, je vais décrire en détail le déroulement de « notre »» première séance car elle pourrait être une excellente introduction à une aventure passionnante. Mais même si son destin était de rester unique, elle forme un tout suffisamment complet pour apaiser déjà certaines faims, à défaut d'en susciter d'autres...
Donc, on a déjà très bien saisi que le danger des dangers pour les participants, c'est qu'un enième échec ne les bloque définitivement et ne les fasse se retirer pour toujours des terres de l'écrit. Alors, le problème est très simple : comment se créer le plus de chances de réussir la première séance, quelles que soient les circonstances, la personnalité des participants, le style de l'animateur, etc. ?
Evidemment, il ne saurait y avoir de réponse infaillible. Cependant, en y réfléchissant longuement avec les étudiants et à partir de nos propres expériences, on peut déjà fournir quelques éléments intéressants.
On pourrait commencer par dire qu'un nombre de dix à quinze personnes est optimal ; que la pièce doit être petite, à l'écart, pas trop éclairée ; que les participants doivent être assis assez près les uns des autres pour faciliter la création d'une atmosphère de groupe. Mais, en réalité, il y a trop d'impondérables pour que l'on puisse décréter que tel ou tel élément est indispensable. A vrai dire, on n'en sait trop rien. C'est d'ailleurs accessoire ; l'essentiel n'étant pas là. En fait, il n'y a qu'une précaution à prendre : que personne ne puisse jamais se sentir en situation d'être jugé sur sa production. Il faut donc éviter toute création individuelle repérable et donc critiquable. C'est pour cette raison que nous restons, autant qu'il est nécessaire, au niveau collectif. Et souvent même, nous nous y enfermons définitivement car, la plupart du temps, on ne songe plus à s'en écarter quand on en a vraiment découvert les plaisirs.
Voici donc, d'une façon détaillée, comment l'animateur que je suis construit toutes ses premières séances :
Le mot tournant
Nous sommes assis autour d'une table devant une feuille blanche. Je donne la première consigne :
- On écrit un mot sur une feuille.
- Un mot ? mais quel genre de mot ?
- N'importe lequel, le premier qui vous vient à l'esprit. On est libre... Et on passe la feuille au voisin qui écrit un second mot et qui passe au voisin ; et ainsi de suite.
Quand les feuilles ont fait un tour - si on est moins de huit, il vaut mieux en faire deux pour que le texte soit suffisamment long - chacun lit le « poème » qu'il a devant lui.
- Mais celui qui lit le premier est désigné par le sort : on fait tourner un stylo à bille sur la table et la pointe indique quel sera le premier lecteur.
Nous avions commencé ce truc par fantaisie. Mais nous l'avons conservé parce qu'il introduit une rupture entre le temps de l'écriture et celui de la lecture. Il provoque un certain déclic, comme l'éclair qui précède la pluie.
Et de plus, et surtout, il établit une égalité entre les participants. Le premier lecteur n'est pas l'animateur ou quelqu'un qu'il désigne - un préféré ? Une bête noire ? - non, non, c'est vraiment le hasard qui en décide.
Ça a l'air d'un détail. Mais il ne faut jamais perdre de vue que les gens sont prompts à s'effrayer d'un rien. Ils sont naturellement enclins à percevoir une hiérarchie dans le groupe. Et comme le pessimisme de soi est presque automatique, c'est toujours au bas de l'échelle qu'ils ont toujours tendance à se situer. Alors, il faut supprimer l'échelle dès le départ pour dissiper les nuages de méfiance qui sont prêts à s'amonceler.
Voici, au hasard, un exemple de ce que ça peut donner :
« - Soleil - ciel - mer - oiseaux - la tristesse – souci - je passe - zizi encombrant – cache-toi - j'ai peur - mon désir est fou - rutabaga. »
- Oh ! mais, à « la tristesse », il y a deux mots. Et on avait pourtant dit qu'on ne devait en mettre qu'un.
- Ça n'a pas d'importance, on est toujours libre de dépasser la consigne. On est même libre de faire des fautes d'orthographe. Ici, l'orthographe ne compte pas. »
Je ne me souviens plus très bien, mais c'est sans doute moi qui avait écrit : « zizi encombrant ». En effet, je sentais que c'était mal parti : on s'incrustait dans une banalité démobilisante. Et la mayonnaise de l'expression risquait de ne pas prendre. Il fallait absolument rompre le cercle maléfique. Et, pour cela, on ne fait jamais appel en vain à la sexualité ou au délire. Il se produit alors un ébranlement : les couches profondes de l'être commencent à se mouvoir. Le groupe renonce un peu plus, alors, aux mots prudents, aux mots neutres, aux mots inoffensifs. Et on fait un tout premier pas vers le desserrement.
Evidemment, en ce début, on peut constater que ça ne va pas très loin. Et pourtant la lecture des mots rapprochés par hasard n'en déclenche pas moins, très souvent, quelques petits rires provoqués par l'impression de déraison. Et ces premiers petits rires, c'est déjà un bon petit commencement. Je demande :
- Ca va ? Vous tenez le coup ? Vous n'êtes pas traumatisés ? On peut tenter un deuxième truc ?
Et sans attendre de réponse, je propose la deuxième consigne :
La phrase tournante
« On recommence comme précédemment à écrire et à donner sa feuille au suivant qui écrit à son tour et qui passe au suivant... Mais au lieu d'un mot, on en écrit trois ou quatre.
- Trois ou quatre ?
- Ou deux ou cinq. On est libre.
- Il faut lire ce qui précède.
- Pas nécessairement, on est libre.
- Ce sont des mots séparés ou ça doit faire des phrases ?
- Comme on veut. Ce qui vous passe par la tête. On est libre. N'essayez pas d'avoir l'air intelligent, vous n'y arriverez pas. D'ailleurs, plus c'est con, mieux c'est. On n'est surtout pas là pour s'emmerder. »
On le voit : je parle relâché pour favoriser le relâchement des paroles. Dès le départ, il faut que je brise mon image de prof-au-dessus, ou d'animateur sérieux. Pour cela, je parle moins tenu que les participants, je me laisse aller, je leur offre un contre-modèle. Tout ce qui peut contribuer à provoquer une détente est bon.
Cette fois encore, quand les feuilles ont fait un tour complet, c'est-à-dire quand on retrouve la feuille qu'on avait lancée, on lit les poèmes ainsi constitués, après un nouveau tirage au sort par stylo tournant. Et, déjà, née de la cocasserie des rapprochements, l'ambiance de rire s'installe fortement ou se prolonge. Et des choses commencent à se dire.
Exemple de phrase tournante :
« Le ciel est bleu - Les arbres sont verts - La porte est fermée - Je vois une hirondelle - Le petit chat est mort - Le gros chien est vivant - Moi, j'aime les nouilles- Un plaisir de citrouille - Une douleur de cinq trouilles - Un parfum de liberté - Une abeille de retard - Ils sont cinglés ces mecs - Ils sont mecqués ces singles – Oh ! mais je ne peux pas vous suivre - Pourtant, nous cinglons vers la Mecque - Alors, attendez-moi. »
Comme on peut le constater, il y a une certaine résistance à se laisser aller au délire. La règle morale qui veut qu'on ne doive parler que pour signifier est encore très présente à l'esprit de certains. Mais, déjà, quelques-uns s'en libèrent. Et ils vont entraîner les autres. C'est ainsi qu'après une série de notations extérieures et banales, il est brusquement question de la mort du petit chat. Cette référence culturelle insolite semble déclencher une sorte de réaction en chaîne qui libère une énergie de fantaisie. Et cela se produit tout naturellement car il est tout naturel et normal à homo - sapiens - démens de délirer par moments, de se laisser aller, de se détendre un peu, de ne plus surveiller avec une si fatigante tension d'esprit tout ce que son être exprime.
- Et puisque, ça semble être la règle du jeu dans ce groupe il faut bien que je me mette au diapason, sinon je ne vais pas être comme les autres. Il faut bien obéir, non ? »
L'histoire tournante
Puisqu'on est si bien parti, on peut essayer un troisième truc :
CONSIGNE
On écrit la première ligne d'une histoire qu'on invente et on donne la feuille au suivant qui écrit une ligne à son tour. Et l'on continue à faire tourner les feuilles.
- Est-ce que l'histoire doit se tenir ? Doit-on suivre l'histoire du précédent ?
- On est libre. On lit ce qui précède, si l'on veut ou bien on ne lit que la dernière ligne.
L'animateur veille à ce que ça ne traîne pas trop. Il propose en cours de route :
- Vous pouvez naturellement tout lire. mais si les feuilles s'accumulent près de vous en attendant votre participation, il vaudrait mieux ne lire que la dernière ligne.
Il faut veiller à ce qu'il n'y ait pas de blocage. Si quelqu'un bute et semble avoir besoin d'un peu plus de temps, on fait signe à son suivant de le court-circuiter en prenant une des feuilles en attente. Et on conseille :
- Surtout, ne vous fatiguez pas. Prenez la première idée qui vous passe par la tête. Parlez de votre bagnole, de votre boulot, de Vercingétorix, du purgatoire...
Jusqu'ici, l'histoire tournante n'a jamais manqué son but. En effet, avec le mot et la phrase chacun a déjà pu vérifier qu'il y a réellement dissolution de tout jugement dans la création collective. Alors, il n'hésite plus à desserrer sa censure et à déboutonner sa fantaisie. Et le rire atteint aussitôt presque toute sa dimension.
Je ne donne qu'un exemple choisi entre mille :
« La balançoire était accrochée aux dents du grand-père. Alors, l'enfant mit dans son panier son petit ragoût de chat et trois oeufs crus dont il se promettait de faire un usage magique quand il franchirait les portes de l'église. il se dit :
- Je vais le faire rire.
C'est alors que le chat se tordit les boyaux dans un virage et on ne vit plus que les ailes diaphanes des beaux de nuit. Revenons au départ - Où est le chat ? - il se tord les boyaux dans le ragoût suspendu aux dents du grand-père. Mais le ragoût qui aime la liberté aime aussi l'évanescente monelle aux corneilles amusées. Voilà, vous avez toutes les données en mains. Cherchez la suite de l'histoire. Bonne chance ! Il suffisait de casser les trois oeufs et d'ajouter un peu de E241 émulsifiant.
- Merde, les dents du grand-père tremblent, Attention n'ajoutez plus rien sur la balançoire !
Alors pour plus de sûreté la balançoire s'accrocha aux dents de l'enfant. Et le grand-père se suspendit par les dents aux dents de la balançoire. »
Je ne sais si un tel texte peut amuser le lecteur trop extérieur à l'événement. Mais j'ai encore trop présentes aux oreilles les clameurs hennissantes qui accompagnaient les lectures successives pour ne pas continuer de me réjouir de cette intense production de joie. Le rire ayant essentiellement pour origine l'inattendu et le flirt avec les interdits, il suffit de proposer ces feuilles tournantes qui font se juxtaposer des choses hétéroclites pour que le rire se déclenche rapidement. Ici, l'interdit qui est grignoté c'est celui du non-sens, de la folie. Cela fait régulièrement se déployer les gorges au plus large de leur spi. A cela, s'ajoute parfois le voisinage de personnalités opposées. par exemple, on devine bien que « l'évanescente monelle aux corneilles amusées » et « les ailes diaphanes des beaux de nuit » appartiennent au même type de personne. Et les suivants sont bien obligés de faire face à ce dévoiement surprenant. Ils s'en sortent en revenant à la réalité : « Revenons au départ » ou « Voilà, vous avez toutes les données en mains. »
Cette disparité des tonalités personnelles ajoute à l'incohérence, ce qui est excellent. Pour ma part, moi, l'animateur, je participe au dérèglement en introduisant des jeux de mots - les pires sont les meilleurs et moi, je suis le meilleur pour les pires - des idées farfelues, des contre-pieds, des faux-sens, des contresens, des retournements... qui contaminent plusieurs personnes qui peuvent, alors, déchaîner leur génie de l'absurde si longuement retenu.
Mais il faut consolider la position ; il faut se hâter de transformer l'essai. Aussi, je m'empresse de proposer, à la suite, une technique qui est d'invention récente mais qui donne invariablement de si bons résultats que je l'ai installée définitivement dans le canevas de démarrage. Il s'agît essentiellement de faire craquer le corset de la politesse.
- Précisons qu'il ne s'agit pas d'amener les gens à franchir, à tout prix, leurs limites. Il ne faut pas les forcer ; ils y parviendront d'eux-mêmes, s'ils en ont suffisamment envie. Et qui n'a pas considérablement envie, ne serait-ce qu'une seule fois de briser les cordes qui enserrent si étroitement et depuis si longtemps la parole ? il n'y a aucune contrainte à exercer, il suffit d'avoir confiance. Dans tout groupe, il existe au moins une personne prête à faire un pas de plus. Et son audace, involontaire ou non, se révélera certainement très contagieuse car la pulsion de dire des insanités est forte en chacun. Et la censure qui la jugule ne résiste généralement pas au premier coup de canif que l'on donne dans le contrat de la bienséance obligée.
L'injure tournante
CONSIGNE
On écrit une injure sur une feuille et on la donne au voisin qui fait de même - c'est toujours le même procédé - On écrit des injures classiques, ou bien on en invente. Si vous n'êtes pas très inspiré : pensez à quelqu'un. Profitez-en !
Généralement, ça démarre assez faiblement. Mais cela peut déjà fournir l'occasion à ceux qui n'ont jamais pu dire « merde » de leur vie - ils existent, je les ai rencontrés - de le faire une bonne fois pour toutes. Mais ça s'emballe assez rapidement car les audaces font boule de neige. Ceux qui vous précèdent vous donnent également des idées. Et, soudain, vous vous découvrez beaucoup plus riche que vous ne le croyez dans ce domaine.
Voici un exemplaire de ce que ça peut donner.
- Fesse de religieuse croupie dans l'eau bénite.
- Mon pauvre vieux, tu es bien obligé maintenant de te contenter de tes vieux souvenirs.
- Tu vois loin, mais tu voles bas...
- Mets ta main devant ta bouche quand tu bailles, on voit ton slip.
- Ah ! Si ta mère avait pu connaître la contraception.
- Dix centimètres et encore, en tirant fort.
- Poitrine de vélo. Député.
- Si tes lèvres n'avaient pas l'odeur de la saucisse de Strasbourg.
-Enfant d'homosexuelles.
- Mais non, tu es assez belle pour essuyer le gaz.
- Tu souris comme la fermeture-éclair d'une braguette de cardinal coincée...
- Je vais secouer la terrine de riz au lait qui te sert de tronche et ça va faire des grumeaux.
Ceux qui ont la pratique de cette technique s'étonneront de la faiblesse des insultes que je m'autorise à reproduire. Chaque groupe peut aller aussi loin - ou aussi peu loin - qu'il le veut. Cela dépend du consensus qui s'établit implicitement entre les membres du groupe.
Je dois signaler, sans aucune honte que je réutilise souvent certaines de ces phrases dans les groupes nouveaux. Car ce qui compte, ce n'est pas que je témoigne d'une créativité exceptionnelle dans ce domaine, mais que le but soit atteint. Et presque toujours, grâce à cet ensemencement, on parvient au rire homérique qui fait disparaître les dernières contractures.
Cependant, il y a parfois des résistances. Il faut avouer que, pour certains, le pas est parfois difficile à franchir. Je me souviens que, dans un stage d'instituteurs, deux dames lisaient du bout des lèvres, avec une répugnance visible, un certain nombre d'horreurs qui leur passaient sous les yeux. Et puis, soudain, elles ont éclaté : elles se sont mises à rire, inextinguiblement, plus fort que tous les autres qui s'étonnaient de les voir redémarrer inlassablement sur des mots insignifiants. Mais aussitôt après, je les ai senties beaucoup plus intégrées au groupe qu'elles avaient rejoint en se mettant à égalité de culpabilité - merveilleusement impunie -du crime de malséance.
Mais, en cette occurrence, ce qui pousse vraiment au rire, c'est le système de lecture que je propose. Au lieu de débiter le chapelet d'injures qui figure sur sa feuille, chacun dialogue avec la personne qui lui fait face. On choisit, si possible, quelqu'un de l'autre sexe et on modifie les accords, si nécessaire. Ce qui est réjouissant, en la circonstance, c'est que l'on profère des injures que personne ne peut nous imputer. On a le plaisir de dire des obscénités et on n'en est pas responsable : 'est uniquement de la faute des autres. Quel plaisir !
Autre élément important : orsqu'on dialogue ainsi, on a toute liberté de prendre les voix que l'on veut : gressive, argotique, écœurée, dramatique, puérile, prétentieuse, sinistre, pleurarde, tendre... Tout un jeu peut alors s'installer, qui ajoute au comique et qui élargit en même temps la liberté de chacun. On ose jouer ;on ose se détacher du cadre normalisé de la communication. Et c'est en outre un premier pas vers la création orale. -Car, est-l besoin de le souligner, l'écrit ne sera qu'un moment à l'intérieur de tout un ensemble -On conçoit qu'avec tant d'éléments positifs, on puisse difficilement renoncer à utiliser cette technique des injures tournantes.
Mais pour en tirer le profit maximal, il faut se hâter d'introduire dans la foulée :
Le vers tournant
CONSIGNE
On écrit un vers.
Quoi, un vers, un alexandrin ?
-On écrit un vers, un vers de poésie et on donne au suivant qui en écrit un à son tour. Il ne faut surtout pas se soucier de la rime. La poésie, ce n'est plus automatiquement la rime. Qu'est-ce qu'un vers ? Disons que c'est simplement une ligne. On écrit une ligne. Mais, attention, on n'a pas le droit d'utiliser cette phrase « On écrit une ligne », ce serait trop facile.
Voici deux exemples pour que l'on voie ce que ça peut donner dans divers registres :
« Dans l'univers moléculaire
un mec est surpris
de découvrir les jouissances de l'amour
C'est un chinois, il s'est noyé.
Les libellules à tête chercheuse
ont suivi le chemin parcouru
par un spermatozoïde égaré
Vous chantiez eh bien dansez maintenant
C'est facile à dire
quand on n'a qu'une queue pour nager
et pas de bras pour saisir les rives. »
« Si je me réveille dans le songe de la nuit
Je me perds dans une immense peur.
J'arrive à percevoir au fond de cet espace
Un tragique espoir renaissant de la mort
Dans ces flammes morbides je me débats
Comme le loup pris au piège
Mes efforts seront-ils vains
Je peux dire ce que je sens
On ne me prend pas au sérieux
Je n'inquiète plus personne
Personne pour moi perd la boussole
Si je me réveille dans le rêve
Je me perds dans la peur
De l'ennui qui me perce
La vie ressemble à un rêve de glace
Où je me fonds silencieusement. »
Ca alors, c'est la surprise générale ! Comment, après les éclats de rire provoqués par les injures, peut-on aussi brusquement passer à l'opposé et s'engager résolument dans une expression aussi sérieuse ? Alors, qu'on était simplement venu là pour jouer.
C'est que la progression a été soigneusement mise au point. On se trouve insensiblement introduit au plaisir d'écrire. Chacun s'y trouve plongé sans avoir eu à éprouver l'angoisse du basculement irrémédiable pour le plongeon. Tout se fait en continuité heureuse, sans qu'il y ait eu, à aucun moment, à franchir un fossé qui aurait pu faire effet de gouffre aux effarouchables. Tout se passe dans la douceur du liquide amniotique, dans la complicité fusionnelle du groupe.
C'est comme une naissance sans violence.
QUELQUES REMARQUES
Maintenant, on peut dire que cette première séance atteint régulièrement son but. En effet à cette occasion, chacun goûte vraiment à l'expression écrite malgré les humilités acceptées, les résistances incrustées, les complexes enracinés et les conditionnements sociaux séculaires. Il faut dire que, jusque-là, la plupart des gens n'avaient guère eu la possibilité de goûter à l'écriture pour soi. Ils n'avaient jamais écrit que pour l'autre, en rédigeant des textes imposés, dans des cadres définis par autrui, sur des sujets qui leur étaient extérieurs, pour recevoir en retour une copie annotée de rouge et ornée d'une note chiffrée rarement enthousiasmante. Et, évidemment, cela les étonne au plus haut point de découvrir que l'écriture, ça pourrait être vraiment autre chose.
Mais avant de parvenir à mettre cette première séance définitivement au point, il nous a fallu longtemps chercher. Je pense que le récit de nos tâtonnements pourrait permettre au lecteur de cerner les difficultés qui ne manquent jamais de surgir et de voir comment on peut y pallier.
En ce qui concerne les deux premières techniques « le mot » et « la phrase », nous n'avons pas eu à chercher puisque c'est cela que nous avons trouvé du premier coup. Par contre, il nous a fallu beaucoup de temps pour mettre à sa juste place, la troisième : « l'histoire tournante ». Il a fallu d'abord la détacher de sa sœur siamoise : l'histoire à thème initial. Et ça a été une opération difficile.
C'est parce que je craignais - trop pessimistement - que les gens n'aient pas assez d'imagination que j'avais songé à cette technique. Aussi, je leur fournissais de la matière première pour démarrer. Par exemple, chacun écrivait une première ligne : « le policier regarda la chaussette rouge de la concierge » ou bien « Ce jour-là, tout allait de travers » ou encore « C’était un être né sans os ». Et, à partir de là, on pouvait délirer librement.
Mais c'était trop enfermer l'imagination dans le misérabilisme. Et puis, je ne faisais pas assez confiance ; je sous-stimais les possibilités des gens. Et, en outre, je leur faisais effectuer un pas en arrière puisque je les remettais à nouveau en situation d'obéir à une consigne impérative et limitante alors qu'ils venaient à peine d'entreprendre quelques petits pas vers leur liberté. Mais, comme on en était au tout commencement, mon audace était très réduite ; je craignais terriblement l'échec. Je me disais :
- Jusqu'ici, tel qu'il est, ce canevas de séance a bien rempli sa mission de lancement. Si je retire cette pierre de la construction, est-ce que tout ne va pas dégringoler.
Mais je m'aperçus assez rapidement que cette pierre était défectueuse et qu'on pouvait améliorer l'assise de l'ensemble en recourant directement à l'histoire tournante qui introduit plus rapidement au plaisir d'écrire.
- Cependant cette histoire à thème initial pourra ressurgir utilement, plus tard, quand il n'y aura plus rien à craindre.
Donc, nous avons disposé très tôt de trois solides techniques. Mais pour atteindre la vitesse de satellisation nécessaire à la mise définitive sur orbite, il fallait, au moins, une fusée à cinq étages. J'avais longtemps pensé, à la suite d'expériences assez réussies, que l'écriture automatique pouvait constituer un quatrième étage efficace. Et je l'utilisais avec succès jusqu'au jour où l'une des participantes éclata en sanglots en lisant le texte qu'elle venait de rédiger. Et par sympathie, les vingt-cinq personnes présentes se mirent également à pleurer. Mais qu'est-ce qui se passait ? Quelle était cette nouveauté ?
C'était facile à comprendre : avec ce procédé, nous débouchions beaucoup trot tôt sur une création individuelle qui pouvait être l'objet d'un jugement. Le changement était trop brutal. Mais pour que j'en prenne conscience, il avait fallu que s'ajoute à cela une circonstance particulière : en effet, j'étais tombé sur une personne qui n'avait jamais été écoutée pendant son enfance. Et voilà que, brusquement, une vingtaine de personnes se trouvaient prêtes à lui accorder toute leur attention. Ce silence d'attente positive l'avait saisie : il m'avait fallu ce gros événement pour que je prenne conscience de la délicatesse d'emploi de l'écriture automatique. - Evidemment, on pourra toujours me dire que ce n'est pas du tout négatif de pleurer. Peut-être. Mais pour commencer, moi, je préfère qu'on s'en tienne au rire. C'est plus sûr. Ajoutons que l'E.A. provoque souvent un affleurement du subconscient. Et cela peut surprendre ceux qui n'y sont pas préparés. Aussi, est-il préférable de reculer dans le temps l'apparition de cette précieuse technique d'écriture.
Par chance, pour ce quatrième étage j'ai pu, assez rapidement, m'appuyer sur le vers tournant. Ça, c'était du solide. Et, en outre, je le faisais immédiatement suivre du marché de poèmes ; c'est-à-dire qu'on faisait tourner une seconde fois, les poèmes collectifs qui venaient d'être rédigés. Et chacun relevait sur une feuille blanche ce qu'il avait plus particulièrement apprécié. C'était facile comme tout. Et absolument sans danger.
Eh bien, un jour, une institutrice refusa tout net de jouer à ce jeu :
- Ca alors, vous m'étonnez ! Pourquoi refusez-vous ?
- …………………………….
- Mais qu'est-ce que vous craignez ?
- ......................……………..
- C'est pourtant simple, vous choisissez ce qui vous plaît sur les feuilles qui repassent devant vous...
- …………………………….
Mais qu'est-ce qui lui prenait donc à celle-là, de se buter ainsi comme un âne mort ? Sur le coup, je ne trouvais aucune explication à son attitude. Ce n'est que beaucoup plus tard, que je compris où gîtait le lièvre. Évidemment, c'était facile : on choisissait librement les mots. Oui mais, voilà, le choix était individuel, Et, par conséquent, on pouvait être jugé sur le choix que l'on avait fait !! J'en tombais des nues. Jamais je n'aurais pu penser que la peur puisse aller jusque-là ! Il suffisait donc d'une infime possibilité de jugement pour que certains s'en trouvent paralysés !! Il a donc fallu que je diffère également l'introduction du marché de poèmes.
Heureusement, j'ai pu intercaler en numéro quatre, cette histoire des injures tournantes qui est parfaitement à sa place. En effet, elle donne un tel coup sur le trapèze qu'emporté par son élan, on crève la toile limitatrice du cirque pour « aller rouler dans les étoiles. » Alors les antennes en parapluie du vers tournant peuvent se déplier. Et le satellite de parole rentre enfin en service.
Mais je sens qu'il faut que j'ouvre ici une parenthèse. En effet, certains lecteurs seront peut-être choqués par la place faite à ces injures. Alors j'explique ma position : cet ouvrage se veut polyvalent. Aussi, je suis obligé d'y inclure des techniques dont l’usage ne sera pas nécessairement généralisé. Il est évident que certains groupes peuvent passer directement au vers tournant car ils sont prêts, sans autre préambule, à s'inscrire dans une expression très engagée. Cependant, on peut être sûr que ce qui va d'abord apparaître dans l'expression libérée, c'est la parole réprimée au cours de l'enfance et de l'adolescence. Et les besoins de rattrapage, de réparation, de rééquilibration ne sont pas les mêmes pour tous. Aussi faut-il s'efforcer d'offrir le maximum de pistes de libération à ceux qui en ont besoin. Donc, que le lecteur se rassure : s'il trouve un peu longuet le temps des allusions à la sexualité, il faut qu'il sache que si on donne parfois beaucoup d'importance à cette expression, cela ne dure qu'un certain moment. On débouche assez rapidement sur d'autres perspectives.
Revenons maintenant au canevas de la séance initiale. je dois signaler que pour qu'il fonctionne à plein rendement, il faut rester vigilant. C'est ainsi que, récemment, je me trouvais dans un stage de formation à l'enseignement des enfants inadaptés. Malheureusement, le directeur avait demandé à participer à la séance d'écriture avec les stagiaires. Je n'avais pas osé lui dire non. Aussi, tout en animant la séance, je me posais des questions : Quelle attitude va-t-il prendre lors des injures ? Faut-il tout de même les proposer ? Il vaudrait peut-être mieux les remplacer par les compliments tournants. Et pourtant, ces enseignants vont vivre dans des milieux difficiles. Il faudrait les préparer...
Tant pis, après quelques précautions oratoires, je présentais l'exercice. Cet enseignant me précédait dans la ronde et je guettais sa première production : « C'est pas parce que t'es moche que tu doives pisser sur tes godasses. » Je respirais. C'était sauvé ; nous étions entre partenaires.
Cette question du vêtement social des personnes s'est d'ailleurs souvent posée à moi. Une certaine fois, je m'étais trouvé en face d'un groupe de professeurs d'expression et de communication dans les écoles d'ingénieurs, les I.N.S.A., les I.U.T... Il y avait là des agrégés, des docteurs, un directeur de Supélec... J'avais pareillement hésité. A tort, car le rire avait été extraordinaire.
Même situation embarrassante devant des chrétiens de S.O.S.Amitiés que je croyais prudes, pudiques et pudibonds. Non, là aussi ça avait bien marché. Et c'était une bonne préparation à recevoir ce qu'ils allaient être amenés à entendre.
Et, récemment, dans un stage, où il y avait des religieux...
A vrai dire, je n'ai essuyé qu'un seul refus catégorique de dire des « gros mots. » C'était dans une formation de travailleurs d'un établissement hospitalier. J'en avais profité pour faire traiter, par écrit tournant, du problème de la politesse. Le groupe était composé de personnes âgées de 25 à 50 ans. Les plus fortes résistances se situaient au niveau des 35 ans. Les autres avaient une expérience ou personnelle ou familiale du langage vert. Cela avait conduit à une plus grande compréhension, à un élargissement des acceptations, à une interrogation sur ses propres attitudes et convictions. Et, là-dessus, s'était greffé un riche débat oral. Et comme il s'agissait d'un stage d'expression écrite et orale, nous étions restés dans le projet initial.
On pourrait s'étonner de la difficulté de la libération de la parole au niveau de la classe ouvrière. Mais on peut en comprendre les raisons. Les travailleurs vivent dans un milieu dur, au sein d'une violence constamment sous-jacente. Dans notre société économique où il y a peu de boucs émissaires définis, où chacun peut devenir, arbitrairement, une victime sacrifiable, il faut se garder de donner prise sur sa parole. Aussi, faut-il éviter, par-dessus tout, de se distinguer par une parole personnelle. Et on se contente de véhiculer des paroles toutes faites : « le travail, c'est la santé ! » « Omo lave plus blanc » « Ouf merci Aspro » « Quel sale temps » « Tas vu Saint-Etienne » « A la télé, ils ont dit »... Il existe ainsi une grande quantité de meubles-silences de ce genre. Faire déboucher les travailleurs sur une parole libre, ce n’est pas une petite affaire. Nous reviendrons probablement sur cette aliénation, sur cette frustration d'imaginaire.
Complètement à l'opposé, il faut veiller au danger d'une parole trop libre des adolescents. Évidemment, ça leur fait du bien. Mais l'environnement scolaire ou social n'est pas toujours prêt à l'accepter. Aussi faut-il établir préalablement des conventions et s'entendre sur des limites. Cela n'empêchera d'ailleurs pas que les choses se disent. Mais elles resteront plus longtemps au niveau du camouflage symbolique, en prenant parfois le masque de la parole poétique.
Un instant, j'avais cru trouver une bonne solution en proposant, en lieu et place des injures des compliments tournants. En voici des exemples :
- Tes chants de grenouille me remplissent l'âme de joie.
- 0 mon doux bébé, dis : a-re, a-re, à la société.
- Ce que j'aime en toi, c'est ta voiture, ta maison de campagne et les bijoux de ta mère.
- Quand nos regards se croisent, je voudrais loucher comme toi pour te voir double.
- 0 mon gnan-gnan-gnan, mon petit guili-guili.
- Mon petit poulet mignon.
- Ma petite crotte.
- Adorable chérie, je te prendrai dans mes bras, je glisserai mes mains le long de ton corps, je les remonterai le long de ton cou et, crac ! Je le casserai.
Donc, on le voit, on peut proposer aussi les compliments qu'on lit également en dialogue. mais le rire est d'une autre sorte puisqu'il a pour base une régression à l'enfance et la parfaite inadéquation des mots gentillets et frêles que l'on applique à des personnes solidement assises, sérieuses, épaisses, adultes...
Sous ce couvert des compliments, on peut dire des choses agressives : tant pis, c'est que l'on aura dévié. Mais l'animateur ne pourra être tenu pour responsable de ce débordement de la consigne. Cela peut le protéger de l'institution et lui éviter des « affaires ».
Ce récit de la lente mise au point de la première séance nous a fait toucher du doigt certaines difficultés de l'entreprise. Mais il en est une qui réside dans l'animateur lui-même...
Dans ce début, son principal souci doit être une attention continue aux fragiles, aux effarouchables qu'il faut aider à se dépouiller de leur peau de chrysalide hérissée, trop étroite pour leur rêve de papillon libre. Il faut les soutenir dans leurs premiers pas parce qu'ils n'ont pas encore découvert qu'ils n'ont rien à craindre. Il faut parfois leur souffler un mot pour qu'ils ne butent pas, sinon ils se butent.
- Je n'ai pas d'inspiration.
- Tu écris ça : « Je n'ai pas d'inspiration »
- Vous êtes trop forts pour moi.
- Tu écris ça. Ou bien : « temps pourri », « vipère silencieuse » ou « colonne penchée » n'importe quoi, tout ce qui te passe par la tête. D'ailleurs, plus c'est con et mieux c'est.
En réalité, on a rarement à se faire du souci : le rire, la confirmation grandissante de la sécurité et la confiance montante dans le groupe opèrent d'eux-mêmes la métamorphose. Généralement, rassurés par la promesse de sécurité donnée, ils ont vraiment choisi de participer à ces « jeux écrits ». Et ils peuvent se donner à croire qu'ils pourront se retirer du jeu quand ils le voudront - ce qui est d'ailleurs exact - mais ils ignorent qu'ils portent en eux un grand désir secret d'aller plus loin. Ils ne savent pas qu'ils ont un moteur intérieur très puissant. Mais ils ne sauront qu'ils avaient des ailes dans leur dos que lorsqu'elles auront commencé à se déplier.
Il faut veiller au grain car l'échec de l'un pourrait être l'échec de tous. La première précaution à prendre, c'est de démolir l'image du pouvoir scolaire. L'animateur ne doit jamais être un manipulateur extérieur et, encore moins un observateur-interprétateur. Non, il participe au groupe ; il se fond dans le groupe ; on ne doit pas pouvoir distinguer sa participation.
Dans ces conditions, ça marche à chaque fois. Seulement, voilà, il faut prendre au départ le parti d'être directif. Et, dans l'idéologie non-dialectique du tout ou rien actuelle, cela peut poser des problèmes à certains. La solution est d'ailleurs très vite trouvée : les groupes qui refusent toute animation initiale s'effondrent dès le départ. Pour moi, les choses sont claires : je dois prendre mes responsabilités. Je suis là pour le « forçage de la liberté » ; pour aider de premiers petits pas dans un possible nouveau palais. Puis, peu à peu, je m'effacerai. D'autres proposeront des techniques ; on acceptera les incidents, on réinvestira les incompréhensions. Mon souci principal sera alors de protéger toute expression, toute invention formelle sans que jamais celui qui propose puisse être mal accueilli.
- Essayons ! On ne sait jamais par avance ce que cela peut donner.
Et c'est vraiment vrai qu'on ne peut savoir par avance. Mais, cela, il faut le savoir d'avance ; il faut déjà avoir osé y croire.
Personnellement, mon véritable désir, c'est d'abandonner le plus tôt possible mon animation pour me dissoudre dans le groupe et vivre son aventure dans toute son imprévisibilité. Seulement, la vie est contrariante : « Quand on veut une chose, on ne l'a pas. Et quand on ne la veut plus, on l'a ! ».
Moi, dans la suite de 68, j'avais des rêves d'autogestion. Et je voulais très vite abandonner, ou tout au moins partager, mon pouvoir de proposition. Mais il n'intéressait pas les étudiants. Parce que je le leur octroyais. Et il n'est de véritable plaisir que de le conquérir.
Alors, j'en ai pris mon parti : maintenant, je continue de proposer sans plus me poser de questions, jusqu'au moment où quelqu'un s'exclame :
- Je ne comprends pas comment vous pouvez ainsi obéir à Paul et faire toujours tout ce qu'il dit !
Je m'empresse de sauter sur l'occasion.
- C'est vrai ! Qu'est-ce que tu proposes
- Eh bien, on pourrait...
Alors, là, il faut marcher à fond. Il faut tout faire pour que ça réussisse. Et, peu à peu, le groupe devient également créateur de formes nouvelles.
Mais il est long le chemin qui conduit de la consommation reposante à la co-animation responsable. Rien dans la vie ne prépare à cela. Alors, au départ, il faut prendre les gens comme ils sont. Dans leurs comportements habituels. Sans vouloir forcer les choses. Mais il ne faut pas moins garder constamment à l'esprit, son « projet »» « politique » afin de se précipiter pour favoriser la moindre contestation du pouvoir. Ou la moindre proposition spontanée.
On devine bien que tous ces « jeux » de départ sont sous-tendus par un projet non dit. Mais il n'y aura pas à imposer quoi que ce soit pour le réaliser : les personnes seront seules maîtresses de ce qu'elles désireront développer.
Je voudrais insister sur un autre point : l'acceptation de ce qui se passe. Par exemple, le rendement du vers tournant est variable avec les groupes. La plupart du temps, on passe sans transition des injures à une expression engagée de soi. Mais il reste parfois, chez l'un ou chez l'autre, un parfum du rire précédent. On pourrait s'en agacer. Il vaut mieux pas : c'est que tout le monde n'est pas dans la même disposition d'esprit en même temps. Certains ont encore besoin de se maintenir dans la dérision, en tournant tout à la blague. Il suffît alors, parfois, que quelques-uns se maintiennent fermement dans leur nouvel engagement pour qu'on bascule tous dans une plus grande implication. Mais, quelquefois, on reste entre les deux. Ce n'est pas plus mal. Là encore, il faut accepter ce qui se présente, car beaucoup de choses peuvent s'exprimer sous le manteau de la plaisanterie. Et le cocktail de l'engagé et du distancié est souvent riche de répercussions profondes. Et il ouvre plus largement le champ des possibles.
Enfin, il me semble qu'il faut signaler une erreur à éviter à tout prix. Dans le vers tournant, on sent que les choses commencent à se dire. Et qui ne sont pas repérables parce qu'elles sont diffuses et inconscientes. Au début de mon expérience, je proposais de les repérer. Après le vers tournant, on faisait à nouveau circuler les feuilles. Et chacun relevait tout ce qu'il avait écrit. C'était : « faire son marché de poèmes. » Mais je me suis très vite interdit cette pratique parce qu'elle pourrait placer certaines personnes devant des constantes de leur expression. Ce qui risquait de leur faire se poser des questions inopportunes.
Les gens ne doivent pas avoir à se méfier. Ils sont là sur un contrat de plaisir à éprouver et pas pour autre chose. Il faut qu'ils se sentent en totale sécurité.
Certains étudiants, désireux de jouir tout de même de leur récent « supposé savoir » ont voulu parfois transgresser cette règle dans leurs propres structures d'animation. Mais ils ont vite compris qu'elle était intangible. Si on veut sincèrement aider à la libération de la parole, il ne faut pas l'effrayer. D'ailleurs, si on ne joue pas sincèrement le jeu, le jeu ne se joue pas. Aussi, il faut se garder de faire des commentaires sous quelque forme que ce soit. Il faut même éviter les compliments individuels : les autres les prendraient pour un désaveu de leur personne. Il faut même parfois déchirer les feuilles en fin de séance ou les laisser emporter par les participants. Sinon, quelqu'un pourrait se mettre à penser : - « Ouais, il ramasse les feuilles. Il va étudier notre production chez lui. Et il va y découvrir des trucs. Faut se méfier de lui. C'est peut-être un psycho-schtroumpf. »
Mais de toute façon, il faut veiller à ce que les feuilles ne traînent pas trop. Car l'institution pourrait s'y intéresser.
Pour résumer tout ce qui a été dit de l'attitude de l'animateur on peut songer aux mots : responsabilité, acceptation, facilitation et neutralité. C'est évidemment,. à la portée de tout le monde. Donc, tout le monde peut réussir une première séance.
ET LA SECONDE SEANCE ?
Cette question m'a souvent été posée : est-il également possible de programmer aussi positivement une seconde séance ? Cela paraît très difficile. Et il semble bien que, seul, le canevas de la première séance puisse avoir valeur générale. En effet, à cette occasion, on a toujours affaire à des groupes qui se trouvent dans une même situation de départ, dans un identique état d'indifférenciation. Mais, à l'arrivée, les choses sont toujours différentes. Car il est évident que chaque groupe constitue une communauté distincte avec des personnes singulières, à des moments particuliers de leur vie, sur des trajectoires spécifiques et dans la circonstance spéciale qui les a réunies. On conçoit aisément qu'un même canevas initial posé sur des substrats différents donne nécessairement des résultats variables. Si bien qu'avant d'entamer une seconde séance, il faut bien réfléchir à la situation et l'analyser pour essayer de déterminer la technique qui convient le mieux en cette nouvelle occurrence.
C'est du moins ce que je pensais, il y a encore peu de temps. Mais j'ai été récemment amené à revenir sur cette opinion. En effet, la vie a voulu que j'ai eu à animer, successivement, trois stages de trois, cinq et quatre jours avec des responsables éclaireurs, des éducateurs judiciaires et des enseignants Freinet. Et, en faisant un retour sur cette triple pratique, je me suis aperçu que j'avais utilisé, pour chacune des secondes séances, la même formule, à savoir : « Ce que vous voulez » « Le vers tournant » « Le marché de poèmes » et « La définition ».
Et j'ai eu la surprise de constater que contrairement à ce que je m'imaginais, ça marchait aussi bien que lorsque je m'efforçais de me construire toute une attitude de colossale finesse et subtilité pour essayer de manœuvrer au plus serré. Alors, il est peut-être possible d'envisager également une seconde séance type. Cette perspective serait d'ailleurs très intéressante car elle dispenserait les animateurs de l'acquisition d'une longue expérience.
Mais puisque j'ai parlé de ces techniques, il faut que je les décrive :
Ce que vous voulez
Au cours de ces trois stages, je me suis aperçu qu'au début de chaque seconde séance, le risque d'échec était très réduit. A la limite, je pouvais proposer n'importe quoi. Car c'était déjà gagné : les participants étaient suffisamment entrés dans l'expérience pour ne plus être tentés de fuir à la première ombre. Cependant, il fallait que j'essaie de consolider cet acquis. Mais j'étais dans l'incertitude : que fallait-il proposer ? Dans la foulée de la première séance, j'aurais facilement trouvé parce que j'aurais senti le groupe. Mais nous étions le lendemain et « ils » étaient changés. Depuis, ils avaient participé à diverses activités orales, corporelles, musicales, culinaires, communautaires.... ils avaient également dormi et rêvé peut-être. A quoi chacun était-il prêt, secrètement, inconsciemment ? A quoi le groupe - qui est plus que la somme de ses parties – était-il prêt ? Je n'avais aucun moyen de le savoir. Alors je me suis lancé :
- On écrit n'importe quoi, l'idée que vous avez en tête en ce moment ou les mots qui veulent bien rouler sous votre bille. On va bien voir ce qui va émerger de cet ensemble. Mais défense d'utiliser les mots « n'importe et « quoi » car c'est trop facile. Et, surtout, Ça nourrit mal le groupe.
Parfois de cette façon on peut découvrir les intentions dominantes du groupe : continuer à rire ; communiquer profondément ; exprimer ses réactions face à une réalité prégnante ; régler un problème d'ordre institutionnel... mais souvent, la plupart des personnes ont simplement à se débarrasser, dans ce premier temps, d'un petit événement post-sommeil qui les encombre. Après, elles se sentent plus disponibles, plus présentes aux autres. Et le groupe devient également plus apte à voir se dessiner une tendance précise et solidement fondée.
Je voudrais insister un peu sur ce surprenant travail en ouverture. Chacun se trouve au centre de son propre départ. L'espace est ouvert à 360°. Tout est envisageable. mais il est tellement inhabituel de ne pas avoir de point obligé dans l'avenir qu'on ne se saisit pas immédiatement de la possibilité qui s'offre. Quelquefois, sans le savoir, on est tous habités par une seule et même idée. C'est ainsi qu'un certain matin, nous n'étions que trois. - Qu'est-ce qu'on fait ?
- Eh bien, on écrit une ou deux lignes, on verra bien.
Voici les trois textes initiaux.
1. Merveille - Mer morte - mercure - immersion - mercenaire - Marcel - morceau - Murcie.
2. Moi, je n'ai pas envie d'écrire. Et, pourtant, c'est curieux, j'ai écrit ça.
3. Un panel à trois, ça s'est jamais fait. Vingt-deux, on en invente un. Devinez le thème que j'ai en tête ?
Etait-il possible d'avoir trois textes de départ aussi dissemblables ? Comme à l'habitude, on a fait tourner les feuilles. Moi, j'étais vraiment curieux de ce qui allait se passer. Quelle tendance allait l'emporter ce matin-là, avec ces trois garçons-là ? Quelque chose allait peut-être se construire sur l'un des textes, Ou résulter de la combinaison de deux textes. Ou naître de l'amalgame des trois. En l'occurrence, le groupe a hésité. L'idée du panel à trois s'est effacée devant le jeu de mots. Et le plus réticent à écrire l'a utilisé en le détournant pour exprimer la réalité forte du jour qui était l'arrivée catastrophique d'une nouvelle autorité institutionnelle. C'est cela qui pesait sur lui et sur nous ; et qui s'est dégagé immédiatement des productions qui ont suivi. Alors qu'au départ, nul ne se savait y penser.
Mais dans les trois derniers stages dont je viens de parler, il ne s'était pas vraiment dégagé de tendance particulière. Alors, j'en avais profité pour repartir sur mon projet dominant en proposant, à nouveau, le vers tournant. Car j'ai un projet dominant : j'essaie de placer le plus tôt possible les gens sur le terrain de la poésie. Du moins, de la poésie à mon sens qui est celui de la parole libre.
Mais il faut bien se dire que le vers tournant du second jour est toujours différent de celui de la veille. En effet, l'atmosphère n'est plus la même. Les paroles, les lectures, les écoutes du jour précédent ont éveillé mille petites envies de s'exprimer dans les noyaux des inconscients. D'innombrables petites lumières se sont mises à clignoter en chacun. Ceux qui avaient déjà fait un premier pas dans l'audace de soi en effectuent immédiatement un beaucoup plus grand. Et ceux qui étaient restés sur la réserve ont connu l'audace des autres. Cela les a rassurés. Et ils peuvent alors oser s'engager un peu plus.
Voici un exemple de vers tournant :
Le midi au clair de lune sous une buvette en durex
Les libellules des carex durent comme des sagittaires
Belles demoiselles vous êtes légères
Emmenez-moi sur vos ailes
Découvrir ce que l'homme ne sait pas voir
Dans le crépuscule marin de mes yeux
Je cherche, je cherche tes désirs profonds
Je saurai en tirer ce qui nous unira
J'y verrai se lever une aube lumineuse
Comme la source fragile de ton enfance
Je veux y mordre à pleines dents
Et jouir du temps et de l'heure.
Est-ce que je peux retrouver mon enfance
Elle est en toi et ne se cherche pas.
La lecture des vers tournants du second jour surprend généralement ; on est saisi par le souffle nouveau et puissant qui passe. Mais, sans laisser aux gens le temps de se ressaisir, je propose :
Le marché de poèmes
Au début, nous posions devant nous les poèmes qui venaient d'être réalisés. Nous nous levions et nous tournions autour de la table pour relever sur un carnet ce qui nous plaisait. C'était faire son marché en passant d'un étal à l'autre pour y prendre les nourritures dont on avait besoin.
Maintenant, on reste assis et ce sont les feuilles écrites que l'on fait tourner une seconde fois comme autant de boîtes de perles où chacun prendrait de quoi se confectionner son collier personnel. - Le fil du collier étant la feuille blanche sur laquelle on recueille les éléments de son choix et qu'on garde toujours devant soi. –
Mais nous avons fait un progrès considérable le jour où nous avons convenu qu'on pourrait en outre y ajouter des idées personnelles. L'éventail de la liberté se trouve alors ouvert au maximum. On peut ainsi se contenter de recopier des fragments de textes. Mais on peut aussi, complètement à l'opposé, se contenter de ne recueillir qu'un mot pour s'en servir comme point de départ d'un poème personnel. Entre ces deux extrêmes du tout ou rien recueillir, on peut se maintenir au degré de liberté que l'on veut.
Le plus curieux, en cette affaire, c'est que lorsqu'on se contente, par paresse ou réserve, de recopier des fragments de textes, on constate avec bonheur que cette juxtaposition aléatoire de mots, d'expressions, de phrases... produit à chaque fois une impression de poème ! Sans doute parce que le choc des images, la rupture du déroulement linéaire des idées et les échos éveillés dans l'inconscient induisent automatiquement à la rêverie.
Le poème construit
Un moment, je permettais le poème construit. C'est-à-dire qu'au lieu de laisser les mots dans l'ordre arbitraire de la cueillette, on pouvait procéder à des arrangements.
Evidemment, on ne saurait l'interdire vraiment. Et certains cénacles pourront utiliser avec beaucoup de bonheur cette liberté qu'ils s'accorderont. Mais moi, en ce tout début, je me méfie beaucoup car cela détermine inévitablement des hiérarchies de talents. Certains se montrent très brillants dans cet exercice. Et cela rallume aussitôt chez les autres un sentiment d'infériorité qui n'était pas encore tout à fait éteint. On ne prend jamais assez de précautions pour maintenir en sommeil ce serpent dangereux si prompt à dérouler ses anneaux à la première odeur de jugement. C'est pourquoi je me garde d'évoquer cette possibilité d'arrangements et je veille à ne pas laisser trop de temps disponible.
Généralement, ceux qui choisissent d'ajouter des idées personnelles dans leur marché de poèmes ne se soucient guère de beauté poétique. Ils profitent de l'occasion offerte pour s'épancher un peu. Et cela élève la température du groupe. Ajoutons en passant que la lecture des poèmes-florilèges donne à chacun l'occasion de constater que des éléments de sa production ont été retenus. Et, évidemment cela le met en de bonnes dispositions vis-à-vis des autres.
Voici un exemple de marché de poèmes :
Je voudrais artisaner ton corps
Pour l'éclatement de nos bêtes
Pour l'enfance revécue à puissance de jouissance
Le printemps en avance s'installe sous mes paupières
Des sources inespérées de plaisir vont naître prochainement
Pour l'éternité des demains rosissants
Elles sont indéfiniment renouvelables
Il suffit de briser leur glace bleue d'opale
Et la barque de ton désir sur une mer que je déchaîne
Se maintient à jamais sur la crête de la vague qui vient doucement s'étendre sur la plage de ma vie
Alors le désir s'enfonce subtilement dans mes entrailles et se faufile au plus caché de mes labyrinthes
Il veut m'emprisonner de sa sangle
Mais je le transforme en tendresse
Je passe derrière la barrière de tes yeux offerts
J'y pénètre ouvert et passionné
J'y peux naître
Je fais lever dans ta tête une aube de plaisir
Qui tue les germes de ta peur
Je les brûle et de leurs cendres
Ressuscitent les cellules de ta confiance
Alors tu m'inscris dans ton encyclopédie et tu la feuillettes
Pour un bonheur si longtemps oublié dans ta ville de lumière.
Dès que la lecture des marchés de poèmes est terminée, je m'empresse de proposer la définition tournante. Pourquoi ? Parce que je sens qu'il faut créer une rupture. Cette séance va bientôt se terminer et il va falloir revenir à la vie quotidienne. Et Pégase nous a entraîné si haut qu'on risque de se faire mal en retombant sur terre. Il vaudrait mieux adoucir la chute. Et le meilleur parachute, n'est-ce pas encore le rire qui permet de prendre la distance que l'on veut par rapport à son engagement récent. Et puis, après une certaine saturation de sérieux et même d'émotion, le temps est sans doute venu de laisser se combler la frustration de gaieté qui a certainement dû, souterrainement, commencer à s'établir.
La définition tournante
CONSIGNE
On écrit un mot sur une feuille et on le donne à définir au voisin qui écrit à la suite un autre mot à définir par le voisin qui...
Souvent, pour que ce soit plus explicite, et pour créer un climat de liberté extavagante, je donne quelques exemples sélectionnés à la suite de nombreuses séances
Civil : C.R.S, déguisé.
Ascenseur : As qui n'a que des frères Carnage : Avant carcoule.
Esotérique : Mot qui reste à définir
Tombola : C'est un mec qui a un peu trop bu et qui n'a pas vu qu'il était au milieu du cimetière. Et il tombe après le sol.
Puritain Putain qui rit au milieu.
Butiner Manquer de peu le but.
Savoir : On a beau savoir qu'on ne saura jamais on veut savoir qu'on ne saura jamais et on ne saura jamais ce que l'on veut savoir. Celui qui veut savoir n'a qu'à savoir ce qu'il veut.
Militant Personne qui ne dort que dans la moitié du lit.
Phallus Flûte à bec qui ne peut monter que la gamme de femme
Navet : Paradis
Cucurbitacée : Fatiguée par les services rendus.
Mari : Marin sans haine qui ne se marre pas sans elle.
Marabout : Mare asséchée
Crachat : Petit mollusque qui se plaît sur les trottoirs.
Vocabulaire : Veau qui a de l'aérophagie
Ampoule : Coq transformé
Cruauté : Opération sadique qui consiste à ne garder que le cuit.
Surenchère : Se dit d'un prêtre sûr de lui et dominateur.
Oxygéner : Gêner un mort.
Lucidité :Lucien dit café.
Hausse : Sur le marché, les squelettes sont en.. .
Poignée : Appesanteur.
Couillon :Impératif 1re personne du pluriel du verbe couillir.
Chalumeau : Dromaludaire à deux lubosses.
Vérolé : Lombric espagnol.
Descendre : Un escalier interminable avec deux rampes très basses indique qu'on marche sur une voie de chemin de fer.
Pilule : Lule multiplié par 3,14
Hystérique : C'est Eric en allemand : Das ist Eric.
Tombouctou : Ta bique rien.
Est-ce que c'est parce qu'il arrive à point nommé que ce truc des définitions marche à tous les coups ! A chaque fois, c'est un feu d'artifice de rires, sinon de traits d'esprit. Et on doit être dans d'excellentes dispositions puisqu'on rit souvent de choses qui n'en valent guère la peine. Si on ne comprend rien, on rit. Si quelqu'un s'embrouille dans les explications de son jeu de mots, on rit. Si quelqu'un comprend à retardement, on rit. Si c'est vraiment en-dessous de tout, on rit. Cette régularité de l'apparition du rire est merveilleuse. Elle permet la redescente en douceur vers les démarches habituelles de la vie ordinaire. Et chacun peut alors choisir de maintenir à distance - ou de garder à proximité - l'émotion forte de la phase précédente.
TECHNIQUES DIVERSES
Nous venons d'examiner successivement les quatre techniques d'une possible seconde séance. Nous allons les reprendre une par une pour nous intéresser aux familles auxquelles elles appartiennent.
Les départs
A propos du « Ce que vous voulez » on peut poser, dès maintenant, et de façon très élargie, le problème des départs. Je n'hésite pas à traiter la question dans son ensemble pour ne plus avoir à y revenir. En fait, elle pourrait se résumer en une seule formule : « l'essentiel, c'est de partir ». A condition, évidemment qu'on ne l'applique qu'à partir de la seconde séance, c'est-à-dire quand on a réussi à franchir le premier pas qui est le plus difficile. A ce moment, on n'a plus à s'inquiéter : les participants sont prêts à tout accepter, même une animation directive qu'ils ne savent pas provisoire. Que dis-je: accepter ! Oh ! non, la plupart du temps, ils demandent intensément qu'on continue à les diriger. Sans cela, ils sont malheureux comme des enfants perdus.
Bon, puisqu'il en est ainsi, acceptons provisoirement la situation. Elle présente d'ailleurs quelques avantages. L'animateur va pouvoir librement conduire sa troupe à la découverte de sa propre liberté qui de ce fait sera plus vite atteinte.
Donc, pour démarrer, on peut tout se permettre et même le « Ce que vous voulez ». Je reviens à cette technique parce qu'elle témoigne vraiment de la confiance qu'on peut faire au développement spontané du groupe. Voici, par exemple, ce que j'ai pu trouver « en première ligne » de certaines feuilles
« Les hirondelles verticales gravitent le matin »
« Maintenant, je suis prête à ne pas faire grand'chose durant un moment, de façon à me réveiller progressivement. Peu à peu ça ira mieux ».
« Quand j'étais chez mon père liberté, apprenti de moi-même. »
« J'ai pas d'essence et elle a encore augmenté cette nuit »
« Le malheur immense, qu'y faire ? Toutes ces familles accrochées aux êtres comme mille mains qui emprisonnent et enserrent ».
« Le jaune guette le bleu, mais désire l'orange »,
« On m'a piqué ma boîte à lettres ».
Peut-on imaginer plus grande diversité de départs :il y a des notations poétiques, des incitations à poursuivre, des références à l'actualité la plus apte ou des réflexions engagées.
A partir de ce premier pas, quelle direction va prendre le groupe ? On ne peut le prévoir ; tout est possible. Personne ne peut d'ailleurs maîtriser la chose. En effet, chacun a écrit sa première ligne dans un certain état d'esprit. Et voici qu'il reçoit de son voisin de gauche une ligne d'une tonalité différente. Va-t-il en tenir compte ou bien va-t-il continuer sur sa lancée ? Guère le temps de réfléchir car une troisième, une quatrième, toutes les feuilles arrivent. Et il faut vraiment que l'idée initiale soit fortement accrochée pour résister à une telle avalanche. Il faut même qu'elle soit quasi-obsessionnelle. En général, on se trouve déconcerté par ce chaos en cours de constitution. Toutes les tendances individuelles se diluent, s'amalgament, s'entrechoquent... Soudain, un ordre commence à se faire jour dans ce désordre. Trois ou quatre tendances plus fortes semblent pouvoir émerger. Mais, bousculées par les autres, elles retombent dans le magma confusionnel. Et puis, victorieuse, voilà qu'une tendance établit provisoirement son pouvoir. Et c'est à cette île-là que le groupe va d'abord aborder. Va-t-il y rester définitivement ? Rien n'est moins sûr. Il se peut qu'il choisisse de visiter tout l'archipel... ou de reprendre son errance.
Il convient de bien saisir l'état de liberté dans lequel chacun va se trouver placé. Tout lui est possible : au début il peut émettre ce qu'il veut, comme il le veut, dans une nonchalance, une indifférence extrême. Et sans se soucier aucunement de la forme ou du fond. Il peut se satisfaire de cette première expulsion et se trouver ainsi disponible pour emboîter d'autres pas. Ou bien il s'accroche à sa première idée. Il peut y renoncer puis y revenir et voir une partie du groupe se ranger derrière sa bannière... Qu'il lâche parce que la bannière d'un autre lui semble plus attirante... Personne ne peut imposer sa volonté dans une direction d'expression. Mais personne n'en a, non plus, la responsabilité. On peut dire absolument n'importe quoi sans courir aucun risque de s'en trouver culpabilisé. Et on a à découvrir que cette situation est merveilleuse à vivre. Car dans notre société qui nous tend toujours vers un point de l'avenir, c'est un plaisir sans prix de découvrir qu'on peut se laisser aller ainsi à vivre son moment, tel qu'il se présente, sans nul compte à rendre, en extrême irresponsabilité. Et sans jamais avoir à payer ce plaisir !
Je me suis permis d'insister sur ce travail en totale ouverture parce que c'est la dimension essentielle de toute notre aventure d'écriture ; c'est le parfum majeur de notre gerbe de bonheurs.
On peut même prendre des libertés avec la consigne de ne pas écrire les mots « n'importe » et « quoi ».
« Pas n'importe et quoi mais quelque chose de si petit que même les enfants ne pourraient s'apercevoir de son approche, un soupçon de présence au creux de la nature, une vibration à peine perceptible de l'air, quelque chose de si musical qu'on dirait la mer venant caresser les rochers orgueilleux et imperturbables, mais faibles au fond d'eux-mêmes. Mais les cellules viscérales de ma tête éclatent de vie. Je ne veux pas être étouffé par les morsures de ces rochers. Alors, deviens voyage et dispersion, mutation à peine sensible de l'air. Pas n'importe quoi mais quelque chose de si infini qu'il est plus fort que tous vos discours, vos défilés et le 14 juillet. C'est ça la lente montée des troupes » ?
Ainsi, on s'acheminait vers une unité poétique du texte. Mais, dans ce groupe, il y avait un rupteur. Et sa dernière phrase a provoqué un éclat de rire. C'est donc qu'on était prêt à cela. On voit comment ça évolue : par tentacules rampants et tâtonnants. Et soudain, l'un d'eux s'agrippe à un caillou quelconque. Et tout le corps du poulpe se déplace alors dans une même direction. En attendant qu'un autre bras reparte en exploration.
Avec même départ, une autre fois, dans ce groupe ou dans un autre, on aurait pu avoir :
« Pas n'importe quoi ? Et quoi ? Mais alors quoi ? Quand ? Peu m'importe. N’importe quoi. Porte et narquois. Cupidon portait un carquois. Il m'a blessé dimanche. Ah ! oui, il faut que je vous raconte cela...
Ou bien
« Pas n'importe quoi. N’importe quand. Quelqu'un passait devant ma porte à Caen. Pas n'importe qui. C'était lui. Je ne l'avais pas encore rencontré. Y s'est approché de moi et il m'a dit:.. »
Mais le « ce que vous voulez » peut servir à autre chose. Je l'ai vérifié assez récemment. En effet, depuis un certain temps, j'anime de plus en plus de groupes de travailleurs qui se trouvent parachutés dans des stages d'expression orale et écrite, on ne sait par quel miracle.
Cette semaine, j'étais avec des employés de commerce. J'ai souffert pendant huit heures pour essayer de les décoller de leur camouflage de parole. Et au début de la quatrième séance, un peu désemparé et au bord du renoncement, j'ai proposé à tout hasard, cette technique du « vous écrivez ce que vous voulez » qui devait enfin me permettre de savoir ce que désirait profondément le groupe. Mais avant la lecture des feuilles, j'ai su que c'était gagné car ils écrivaient avec le sourire. Et un velours de liberté s'était enfin posé sur leur visage. Ils ne se creusaient plus la cervelle pour essayer de deviner ce qu'il fallait écrire pour plaire au professeur. Ils avaient enfin compris qu'il ne fallait pas chercher à être de bons élèves bien obéissants. Ils avaient découvert que c'était leur propre parole qui pouvait le plus plaire au professeur. Alors ils ont osé écrire ce qui leur venait vraiment à l'esprit. Et le stage a enfin basculé. Voici trois extraits de leur production.
« J'ai bien mangé, j'ai bien bu, je vais pouvoir attendre cinq heures. »
« Mon mari a commencé son travail depuis une demi-heure. J'espère qu'il a tout mangé ce que je lui avais préparé ce matin. »
« Les ouvriers qui travaillent à côté vont avoir du boulot avec cette vieille baraque ».
Ca pourrait paraître banal, mais ça s'appuyait enfin sur du réel, du personnel. C'était un grand changement par rapport à ce que l'on avait jusqu'ici cru pouvoir ou devoir dire :
- Il va peut-être faire beau aujourd'hui.
- L'hiver est une saison triste.
- La rivière serpente dans la prairie.
Moi, de mon côté j'écrivais :
« Ce qui me plait, c'est que vous puissiez maintenant écrire tout ce qui vous passe vraiment par la tête.
- Oui, maintenant, ça nous vient tout seul. On va bientôt faire un livre. Seulement, il sera bien farfelu avec les idées de nous tous réunies. Le sommet n'est pas encore atteint; nous sommes loin d'être des écrivains.
Mais, à partir de là, des drames oppressants ont pu être exprimés : la mort difficile d'un mari annoncée par un rêve prémonitoire - l'angoisse d'une mère qui avait trouvé la plage déserte alors que sa fille et son canot pneumatique auraient dû s'y trouver... Et des espoirs, des attentes, des difficultés, des agacements, des rêves, des philosophies, tout ce qui chargeait si fortement leur être et qui les empêchait de respirer plus large. Comme les autres - et même plus que les autres parce que la vie les avait davantage chargés - ils avaient à répercuter ce qui les avait percutés si durement. Et, plus que les autres, c'était précisément eux qui avaient été fortement contraints de ravaler leur parole. C'est pour cela qu'elle était nouée. Et son dénouement, au cours de ce stage, fut un moment de clarté heureuse dans leur vie.
Mais j'eus également la surprise de constater que l'un des participants qui avait pourtant des difficultés avec l'orthographe, était doté d'un style remarquable de concision, d'élégance, de poésie... La forme même de l’expresion de ces travailleurs était aussi à prendre en considération !!!
Autres techniques de départ
On a bien compris qu'à partir d'un certain état du groupe, tout peut faire départ. Il suffit de s'embarquer, par exemple, sur la dernière phrase qui vient d'être énoncée : « Je croyais être en retard » ou « Bon, d'accord » ou « Je te donnerai la réponse ce soir ». On peut aller écouter une phrase dans la salle voisine ; saisir au vol une réplique de téléphone ; écouter le silence; utiliser un message communiqué à un membre du groupe, bref tout peut servir de catalyseur.
Cette aptitude à coller à l'instant ce refus des recettes, cette ouverture à l'aléatoire constitue l'un des aspects les plus riches de cette façon de concevoir le « travail ». Elle sort les gens des habitudes et des processus consacrés. Elle les parachute en de nouvelles situations, ce qui les désarçonne parfois momentanément. Mais c'est seulement en secouant les routines que ce qui nous emplit si fortement peut trouver ses voies d'écoulement. Il le faut, si on veut sortir des chemins que l'on a été contraint de suivre et qui nous conviennent rarement. La totale possibilité de penser par soi-même, d'inventer ses formes d'expression et de traiter n'importe quel thème doit être utilisée à fond.
On ne sait vraiment pas ce qui peut arriver. Un certain matin d'avril, dans le prolongement de ce qui avait été réalisé la semaine précédente, j'avais apporté, à tout hasard, deux reproductions de peinture. Mais en attendant. l'arrivée de quelques attardés, un étudiant qui n'avait pas déjeuné se mit à grignoter des petits gâteaux sablés. Puis il fit touner le paquet pour la distribution. Cela donna une idée :
- « On écrit une ligne ou deux sur le biscuit et on passe au suivant ». On s'embarqua immédiatement sur cette idée folle, sans nullement se soucier de savoir ce qu'elle pourrait permettre. « Allez, on part, on verra bien ». Et à chaque fois, on voit beaucoup plus que ce que des prudents auraient pu imaginer. Le premier tour apportera divers développements : la composition du gâteau, sa nationalité nantaise, sa forme, sa couleur, le texte imprimé, mais surtout des allusions à sa dégustation. On proposa alors un second tour sur la saveur. Et ce fut suffisamment savoureux pour que l'on s'attaque, dans la foulée, à la dégustation « des bruits de bouche broyant un bon biscuit sablé ».
- Et les reproductions de peinture ?
- Il n'en était évidemment plus question. On s'était mis en marche sur un chemin, on n'allait pas se dérouter. »
Mais ce gâteau n'avait pas encore donné tout son jus. Alors, on termina par une description à la Ponge. Qui l'eût cru, ce biscuit de rien du tout avait réussi à alimenter toute une matinée. Et, à midi, une étudiante qui n'avait pas participé à la distribution initiale sortit de la salle, la bave à la bouche, pour se précipiter dans la première épicerie venue et y dévorer, séance tenante, un paquet entier de ces terribles biscuits sucrés.
Et moi, évidemment, j'avais remporté mes reproductions inutiles. Il faudrait insister sur ce point important: quand on n'a pas encore assez confiance, on peut préparer des techniques de recours. Mais il faut apprendre à renoncer très vite à ses projets. Et il est même préférable de ne pas en avoir. En effet, si on se prémunit ainsi, on sera tenté de recourir trop vite à ce que l'on a préparé. En fait, on ne pourra pas oublier qu'on l'a là, sous la main, prêt à servir à la moindre opportunité. Et tout sera trop facilement jugé opportunité. Non, il vaut mieux avoir confiance et s'offrir le cerveau nu à l'avenir immédiat. Si l'idée qui se présente n'est pas fameuse, celle qui suivra le sera car elle se nourrira de la faiblesse de la première. Et puis, on peut avoir une certitude, celle de l'existence permanente d'une pression d'expression. On peut se fonder sur sa puissance.
Pour détendre un peu le lecteur, je lui fournis l'un des textes produit ce matin-là. Non pas pour qu'il le consomme mais pour susciter en lui le désir de se précipiter, la bave à la bouche, sur toute faille de liberté.
LE PETIT SABLÉ
« Tu es prétexte à grignotement. Tu agaces. Tu n'es pas là pour la faim mais pour le passe-temps. On tue le temps quand on te tue. Tu occupes l'esprit. Comme la cigarette que l'on doit renouveler, tu peux devenir une drogue. Tu n'es pas /à pour la fin, mais pour la continuation. Tu emplis trop lentement le sac vide de l'estomac pour qu'on ne soit pas contraint de s'adresser à la chaîne de tes frères. C'est là ta revanche. Que tu savoures lentement.
Oh ! cet air emprisonné entre les molécules du gâteau. C'est ça le piège : il faut s'occuper de l'air et l'éliminer avant d'avoir accès à la matière vraie. C'est une destruction, une désagrégation, une désintégration vaine. On détruit, on brise, mais ça s'évanouit en poussière. Ça manque vraiment de tenue: une infime pression et ça y est, déjà ça cède.
Ce gâteau a de la longueur. Il ne sert qu'au bruit et qu'au sentiment d'émiettement infini. Les papilles croient enfin le saisir, mais ce n'est qu'une abstraction de gâteau.
A la fin de la séance, la langue passe son balai mouillé et ramasse toutes ces poussières maigres et stériles pour les jeter au trou béant du vide-ordures. Alors, dans une suprême habileté, l'amas de poussière se libère d'un suffisant souvenir de saveur sucrée pour que l'être dépossédé des jouissances attendues soit contraint de se remettre à travailler à la chaîne en attaquant un deuxième gâteau, un troisième... Et cela dure jusqu'à l'écoeurement...
Techniques de rattrapage
A propos de la possibilité d'une seconde séance-type, j'ai élargi la première technique du « ce que vous voulez » à l'ensemble de la question des départs. Logiquement, je devrais appliquer le même processus au marché de poèmes qui suivait immédiatement. Mais quelque chose me retient car je sens qu'on atteindrait alors un niveau qu'il est actuellement prématuré d'envisager. Je préfère aborder directement la question des techniques de rattrapage à laquelle appartient la définition tournante.
Car si on a l'intention d'entamer une série de séances, il vaut mieux apprendre à les réussir.
Oui mais, qu'est-ce qu'une séance réussie ?
Eh bien, pour moi, c'est une séance où l'on a pu essayer les techniques les plus folles, une séance où l'on a pu s'engager et une séance qui se termine bien. Et le mieux pour cela, c'est de la faire se terminer dans le rire. Car je pense qu'il faut rester longtemps à son niveau. C'est peut-être ce qui distingue ma conception de celle de plusieurs autres techniciens ou responsables d'ateliers. Ils me disent :
- Ton truc nous paraît superficiel. Il faudrait aller plus loin ».
Comme si nous n'allions pas plus loin ! Mais en prenant tout notre temps, sans précipiter les choses. Et cela fait toute la différence ! Et si on ne doit pas aller plus loin, eh ! bien tant pis ! On n'est obsédé ni de futur, ni de psychothérapie. On se contente de ce qui arrive. On se préoccupe essentiellement de bien vivre ce présent-là.
Donc nous avons des tactiques de rire pour rattraper et terminer les séances qui auraient commencé à mal tourner. Elles sont d'ailleurs beaucoup plus nombreuses qu'on ne saurait le croire. Je vais en présenter quelques-unes pour parer au plus pressé. Et dans un certain ordre de préférence. Une des plus efficaces c'est, évidemment, la définition tournante. Celle qui semble suivre immédiatement, c'est :
Le proverbe tournant
Chacun commence comme un proverbe. Puis il donne la feuille au suivant qui continue le proverbe démarré. Par exemple : « Pierre-qui roule-n'amasse pas... » Et cela se poursuit jusqu'à ce que quelqu'un de plus inspiré le termine. Tout le monde en a d'ailleurs le droit à tout moment, à condition qu'il en relance un autre. Types de débuts de proverbes :
« Tout... bien... Il faut Celui qui... Partir... Quand.. Qui... On a »
Voici quelques exemples entre mille :
- Pierre-qui roule-n'amasse pas-d'allocations familiales.
- Quand on écorne un escargot, l'éléphant démarre en trompe. Si on avait trois mains, on ferait beaucoup mieux l'amour. Les apparences et les appâts rances sont les deux images successives de l'homme.
- Un rat qui rit s'ouvre le ventre.
- Un trou plus un trou, égal : un commencement de gruyère.
- Qui veut reprendre haleine tond son mouton.
- Indien vaut mieux que deux Iroquois.
- Avoir Nappe sur table et mourir.
- La soeur Sicilienne qui Stromboli se retrouve dans celui du curé.
- Qui veut refaire l'amour ? Vasarely.
- Il sentait bon le chat bleu chauve.
-Quand les saucissons sont à Lyon, les saucisses aussi y sont.
- Il n'est jamais trop tard, To to.
- Un sexe à pile ne s'use que si l'on s'en sert.
- Erreur. Un sexe à pile ne s'use que si l'on s'en sert pas.
- Mourir, c'est pourrir beaucoup.
- Peindre sur soie n'est pas peindre sur autrui.
- Un homme avisé sera peut-être loupé.
- Un bon tiers vaut mieux que deux qui lâchent.
- Quand on veut on pneu sans réchapper.
- Qui remonte ses chaussettes se masque la cheville.
- Le pêcheur qui se repend se loupera pas la deuxième fois.
- Malheureux en labour, heureux en hersage.
- Chalouper vaut mieux que pas de chat du tout.
- Mieux vaut crier zut à tout le monde que de se dire merde à soi tout seul.
- Celui qui peut plus que celui qui ne peut plus peut encore.
- Père sévère dure longtemps.
- Le père missionnaire précède le soldat.
- Au soleil, la nuit est plus chaude.
- Rien Nasser de Syrien qu'Israël.
- Compromis n'est pas contenu.
On peut difficilement imaginer, à froid, ce que la lecture de tels textes peut produire dans un groupe car il faut être progressivement chauffé pour se trouver dans les meilleures conditions d'appréciation. Ce qui contribue à l'extension du rire, c'est le fait que chacun participe beaucoup à la production. Et il se trouve toujours quelqu'un pour rire à un moment ou à un autre de l'une de ses plaisanteries. Et, progressivement, cela met chaque personne en état de reconnaissance et de sympathie : comme elle a compté pour les autres, comme elle a été appréciée, elle se désangoisse, elle se détend. Et elle devient disponible aux autres et prête à leur accorder ce qu'elle a elle-même reçu.
Un conseil : on se trouvera souvent bien, en présentant cette technique, de lire quelques-uns des proverbes ci-dessus, pour bien amorcer la pompe.
Venant immédiatement après ce proverbe tournant et peut-être même avant, il y a l'inventaire tournant. Mais nous aurons certainement l'occasion d'y revenir. Par contre, je puis vous faire part dès maintenant de ce que nous avons inventé hier soir et qui nous a si bien réussi.
La phrase infinitive
On donne un verbe à l'infinitif au suivant. Il complète la ligne puis écrit un autre verbe à l'infinitif qu'il donne au suivant.
Tuer Pierrre et ça fera une église.
Vivre d'amour et l'dos rêche.
Changer un conjoint de baignoire.
Arracher un menteur dedans.
Engendrer des brus et des débris de brebis.
Maigrir de la prostate à vue d'oeil.
Dormir sur l'amie de ma soeur.
Dérouiller les vieux pour les assouplir.
Se tripoter un pull-over.
Griller comme un cochon qu'on égorge.
Crier comme tu pues, toi.
Bouse culer la vache.
Faire laver celle qui doit la laver.
Descendre un escalier d'une seule balle dans la rampe.
Pousser mémère dans les hosties.
Il faut maintenant que nous parlions du :
Cadavre exquis
Il est très connu. C'est à lui qu'on pense presque immédiatement. Et on serait même tenté de s'en servir comme nom générique de tout ce que nous faisons parce que, chez nous aussi, ça tourne. Mais ce n'est, en fait, qu'une petite chose parmi d'autres. Je ne l'utilise jamais comme une recette mais seulement quand il arrive; à son moment. Profitons-en pour souligner un point important. Si nous voulions des recettes, nous en trouverions à foison, ne serait-ce que dans « l'Oulipo » (Ouvroir de Littérature Potentielle) de Raymond Queneau. Et chez les surréalistes. Mais, avec le temps, je me suis aperçu que lorsqu'on voulait appliquer de but en blanc quelque chose d'extérieur au groupe ça marchait rarement. Ça n'a d'ailleurs pas été le moindre de nos étonnements. Souvent, on croit tenir en main quelque chose qui a vraiment fait ses preuves ailleurs ; mais ici, ça ne fonctionne pas ! On se demande bien pourquoi. Il semble que seul ce qui peut s'intégrer à la démarche du groupe soit vraiment efficace. Evidemment, il n'est pas interdit d'essayer de nouvelles techniques, bien au contraire. Mais elles ne fonctionnent vraiment que lorsqu'elles sont reprises, adaptées, remises en situation ; quelquefois au prix d'une légère transformation. C'est comme si le groupe résistait à l'oppression d'un savoir extérieur; comme s'il lui fallait d'abord se l'approprier. Quand on plaque trop artificiellement sur le groupe une nouvelle technique, on tente de s'allumer à une flamme extérieure. Mais le feu ne prend pas vraiment car ça manque d'aspiration. Il est préférable de nourrir d'éléments divers un tourbillon pré-existant. Sans ce tourbillon préalable, rien ne se construit durablement malgré la présence des matériaux parce qu'il manque le principal : l'élan. Et on reste au niveau très limité du jeu de société.
Revenons au cadavre exquis. Selon les moments il peut prendre les formes les plus variées. Voici celle qui revenait souvent chez nous:
Consigne
On écrit une ligne entière plus un mot à la ligne. On cache la ligne entière en pliant la feuille en arrière. Le suivant ne voit donc que le mot au début de la ligne. Alors, il complète de la même façon pour qu'il y ait, à nouveau, une ligne entière plus un mot à la ligne.
Exemple :
Dans les steppes de l’Asie Centrale
il marchait sous son parapluie
percé au coude, cela le gênait
beaucoup d'enfants qui se marièrent
tous, à la queue-leu-leu, en file
indienne sur le sentier de la
guerre du Tonkin qui mit la République à
mal aux pieds et au derrière
A bon chat bon rat. Et à
malin celui qui peut s'y retrouver
sans penser à quoi que ce soit.
C'est curieux, cette technique qui nous réussissait si bien au début de notre expérience a été peu à peu abandonnée. Elle nous faisait rire parce qu'elle s'attaquait au tabou du langage délirant. Mais nous avons sans doute trouvé plus efficace. A moins que nous ne soyons allés plus loin dans l'attaque des interdits.
Pour en terminer provisoirement avec ces techniques de rire, voici quelques pistes où nous avons fait quelques pas avec un rendement inégal. Cela dépend de l'atmosphère. Quelquefois, ça peut marcher excellemment. Je les livre parce qu'elles pourraient s'inscrire dans la démarche de certains groupes qui sauront les ajuster à leur usage.
Voici, par exemple :
Titres de livres et critiques :
On invente un titre de livre et on le donne au suivant qui en fait la critique et qui fournit à son tour un nouveau titre à son suivant.
EXEMPLE
Des abbayes aux édredons :
« Austère étude de la literie dans le clergé à travers les âges, bien documentée sur les couvertures mais les plumes sont traitées un peu légèrement. C'est néanmoins un ouvrage de référence indispensable pour tous ceux qui s'intéressent à la question et Dieu sait s'ils sont peu nombreux ».
Titres de livres ou de films
Une douairière voyeuse et pure (Guy des Cars). Une veuve voyeuse d'hier et dure (Guy des Cars). Ne me lâchez pas dans le désert (Car des Guides). Glissement de terrain dans mon organe. Le petit a disparu dans le bidet. Comment réparer vous-même votre pancréas ?
Films et livres pornos
Poil, tu me perdras
Retiens-toi, ça peut toujours servir
Le lustre dans la culotte de ma soeur
Si t'es pas cap t'as qu'à pas.
Ossements lubriques
Relève ta feuille, chérie
Fais bande à part et présente-toi mou
Comment éviter de b… ou la vie d'un prêtre
Alibi ou la vie du zizi chez Ali-Baba
Ce même plaisir de se gratter, les anges l'eurent,
Substitution de lettres
L'humanité toute enbière a rabé la bie de la bande à Bonnot. Vrabo dit le victateur qui vriait sur le volcan de la glace St Borges. Voilà ti pas que son bemme vint souvain très de lui. Et la vaisselle, dit-elle, avec sureur au victateur. Il sentra seureux et bon fus et bura nom d'un pétard qu'il ne serait plus slu.
Pastiche
Salopards qui êtes odieux, que votre fond soit liquéfié. Que votre ruine arrive, que votre saleté soit faite au water comme au lit. Donnez-vous aujourd'hui votre bain de chaque jour. Et savourez-vous votre panse comme nous dégueulassons ceux qui sont bien lavés. Ne vous laissez pas emmerder par la putréfaction. Mais délivrez-nous du sale, Sali soit-il.
Le téléphone tournant.
On écrit une réplique de téléphone, on la cache en pliant la feuille à l'extérieur. Le suivant écrit une autre réplique de téléphone qu'il cache à son tour. Et les rapprochements sont parfois surprenants
Allo, c'est toi, ma petite crotte Oui, ici c'est le capitaine de gendarmerie A midi, tu mettras les nouilles à cuire Pouvez-vous passer me prendre après le souper, etc.
Le dialogue tournant
C'est dérivé du précédent. On emploie le même procédé. Seulement, il n'y a plus l'atmosphère un peu tendue du téléphone, on est encore plus libre parce que là, on peut vraiment tout dire. Alors qu'au téléphone on pourrait se croire branché sur table d'écoute. Ce pourrait être un excellent procédé pour construire des dialogues pour le théâtre de l'absurde.
- Tiens, hier soir, j'ai vu « La Guerre du Feu »
- Il va falloir que j'achète du fromage
- Moi, joublie souvent mon starter
- La bisexualité est une idée fausse
- Le 1er tu vas être augmenté de 2 %
Il nous est arrivé également d'écouter les couversations et d'en saisir au vol des lambeaux
- Hier, je suis allé à la manif
- On trouve du sucre en poudre partout.
- C'est un petit peu tard pour aller à l'école.
- Il faut attendre qu'elle refroidisse un peu.
- Pour tenter d'y définir la dynamique des contraires.
On peut étendre cela. Par exemple, on peut jouer à la télé en changeant de chaîne à chaque réplique. Aujourd'hui voilà ce que ça donne :
- Le premier point: il cherche solide.
- Pour être bien dans sa peau.
- Qui correspond mieux à un vécu familial.
- Une citroën, plus qu'une citroën...
- Attachée, elle ne bouge pas.
- Juste deux minutes, je recharge.
- Tu t'assois, je vais te dire.
- Comment faire autrement quand on voit sa propre femme évoluer au septième ciel ?
On pourrait jouer ainsi avec la radio, aller écouter différents cours, etc. Ce n'est que du hasard organisé.
- Mais alors, où est le mérite ?
- Parce qu'il faut du mérite pour que ce soit bien ? »
Alors, s'il n'y a pas de travail, il n'y a pas de plaisir ? Mais on peut se rassurer : du travail, il y en aura certainement. Car le groupe va s'emparer de cette matière première et il va la transformer au niveau de la forme ou du fond. Par exemple, quelqu'un lira un dialogue en sautant une ou deux répliques. Et les autres combleront les vides, chacun à sa manière. Ou bien on fabriquera des hasards particulièrement concoctés qui déboucheront sur des délires qui nourriront des marchés de poèmes, etc.
Monsieur, Madame tournant
On pense à deux objets, l'un du genre masculin, l'autre du genre féminin. Et on raconte une histoire pas très claire au sujet des relations qui existent entre ces deux choses. Exemple :
« Monsieur est toujours au-dessus de Madame ; Madame est souple ».
Quand on reçoit de son voisin une phrase de ce type on doit deviner les objets qu'elle dissimule. Et on les définit à nouveau pour le voisin de façon aussi sybilline. Par exemple, alors qu'il s'agit ici du palais et de la langue, le suivant peut croire qu'il s'agit du papillon et de la fleur. Alors, il écrit :
« Monsieur se pose délicatement sur Madame. Et Madame se balance un peu ».
Evidemment, le suivant doit, à son tour, écrire une troisième définition d'après ce qu'il a cru pouvoir déduire des deux premières. Et les feuilles font le tour complet.
Le rire naît, évidemment de l'idée graveleuse qui est constamment sous-jacente. Mais il y a plus. En effet, on fait retourner chacune des feuilles et chacun y lit tout haut la définition qu'il avait proposée puis il nomme les objets qu'il avait cru reconnaître. Mais ce n'est que lorsque ce second tour est terminé que l'auteur de la phrase initiale donne sa solution. Le rire naît alors de l'écart considérable qui existe entre la vraie solution de l'énigme et celles qui ont été proposées.
L'inventaire tournant
C'est l'une de nos meilleures techniques, sinon la meilleure. On en trouvera la description dans le chapitre consacré à la poésie. On s'apercevra d'ailleurs par la suite que nos « tactiques de poésie » voisinent souvent avec des tactiques de rire.
Au bout d'un certain temps d'existence, chaque groupe s'apercevra également que c'est facile à mettre en place, les techniques de rire. Et on s'en constitue assez rapidement un petit folklore.
TECHNIQUES DIVERSES (suite)
Extension du marché de poèmes
Revenons maintenant à la présentation de la famille du marché de poèmes. Nous avons déjà fait allusion au :
Marché construit
On pourra le reprendre dans des groupes assurés, avec des gens en marche, déjà bien consolidés et au-delà même de l'inquiétude. Il s'agit d'un marché de poèmes que l'on travaille. Au lieu de constituer le bouquet en plaçant dans l'ordre les fleurs que l'on cueille on peut s'amuser à les arranger, à les disposer, à les organiser. Mais ça prend du temps et ça brise le rythme. Et, de plus, c'est délicat à manier parce qu'à cette occasion chacun peut être confronté au talent des autres. Cependant, à partir d'un certain stade, on peut sereinement l'utiliser.
J'ai déjà également signalé les dangers de :
Faire son propre marché
La plupart du temps, nous évitons soigneusement cette technique imprégnée de relents d'interprétation et de miasmes de psychologie introspective car nous voulons vivre essentiellement dans la santé.
Cependant, il peut se trouver que certaines personnes bien assises soient curieuses de ce qu'elles livrent ainsi d'elles-mêmes par morceaux successifs. Ma foi, si ca les amuse... Voici par exemple, ce qu'un camarade de 75 ans avait retrouvé de lui dans les quinze feuilles de « phrases tournantes » auxquelles il avait collaboré.
« Plafond trop bas - horizon borné – oh ! liberté - un parfum de gazon vert - pour trouver un coin de ciel bleu - un bol d'air - résignés - partir pour une belle aventure - où brille une étoile – qui restent sans vie -je lui pardonne - me fait rire - je le vois avec deux n- si on doit toujours espérer l'amour - roi - une bouée, ce sera le salut - ».
Ce camarade avait été suffoqué de constater que ce qui resurgirait ainsi, c'était les impressions fortes qu'il avait éprouvées à l'âge de trois ou quatre ans au moment de la mort de sa mère.
Bien que les feuilles qui se présentaient successivement devant lui aient été toutes différentes, il s'exprimait essentiellement, sans s'en rendre compte, autour d'une seule et unique idée. Et pourtant, il croyait réagir à des textes successifs. Et puis est venu un texte plus fort qui l'a détaché de son idée en le faisant rire. Et la fin est moins sûrement révélatrice de la permanence de l'idée originale.
Ce qui est stupéfiant, c'est que notre camarade ait eu encore cela à dire après plus de soixante-dix années. Il n'avait peut-être encore jamais eu l'occasion d'exprimer ce qui avait fortement marqué sa vie. Ou, plus exactement, il n'avait jamais été en situation de concentrer son regard sur cette expression qui avait dû rester constamment diffuse. Il se peut que, nous aussi, au long des décades, nous exprimions toujours les mêmes choses. Mais elles n'accèdent pas à la conscience claire parce qu'elles ne disposent pas de noyaux de condensation.
En « faisant son marché », on peut créer un événement qui rassemble des éléments épars et leur permet de fortement s'agglutiner. Et cet essaim de petites pensées franchit alors le seuil de la visibilité. Ce qui est parfois regrettable pour certains.
Mais l'atmosphère de gaieté dans laquelle nous baignons si souvent doit tout de même permettre une usure, un ponçage, une abrasion même du négatif qui nous charge, puisque la création écrite collective nous procure tant de bien-être. Et puisqu'on ne se lasse jamais de revenir à cette source de joie.
Renforcement de la tendance
Disons tout de suite que ce renforcement ne saurait intervenir qu'assez tard dans le groupe. Quand il veut aller encore plus de l'avant. Quand il n'a plus rien d'autre à craindre que de tourner en rond sans aucune nouvelle piste à découvrir. On peut alors repartir du marché des poèmes qui, rappelons-le en passant, avait introduit pour la première fois à la création individuelle. Cette personnalisation a cessé d'être dangereuse parce que la confiance s'est définitivement installée. On peut donc se permettre d'ouvrir une nouvelle voie. La lecture des différents poèmes bâtis à partir des quelques 225 vers composés a révélé un peu les goûts de chacun. On a pu ainsi discerner des ressemblances, des affinités, des tendances. L'animateur - ou le groupe - peut alors proposer un rapprochement de ceux qui suivent à peu près les mêmes voies et traquent un gibier similaire dans les territoires de l'écrit. On décide « Allez, qui se ressemble s'assemble ! ».
La première fois que nous avons eu cette idée, nous étions treize. Et nous avons constitué trois sous-groupes en mettant ensemble quatre verbo-sexuels, cinq fleurs petits oiseaux et quatre cosmiques du genre « des girations galaxiques vibrillent l'ozone des espaces inter-sidéraux ». Et les feuilles ont tourné à l'intérieur de chacun de ces sous-groupes. Cela a permis à chacun, grâce à l'apport de ses « frères » d'agrandir son champ d'expression préférentiel par un élargissement de son vocabulaire. Et par une prise de conscience des possibilités d'extension de son domaine favori auxquelles il n'aurait pas pu, seul, songer.
Evidemment, la composition des sous-groupes n'a pas besoin d'être très rigoureuse. Il suffit, pour que cela soit intéressant, d'une certaine parenté d'expression. Elle apparaît d'ailleurs très nettement à la lecture des trois séries de textes. On ne saurait imaginer plus ardent contraste. Et cela impressionne généralement les participants qui perçoivent alors clairement à quel point, on peut parfois se trouver éloigné des autres.
Mais aussitôt après vient :
Ecartèlement de la tendance
(Se glisser dans le style et l'inspiration de l'autre.)
Eh bien, nous avions fait du bon travail dans ce groupe de treize ! En effet, nous avions permis à trois sous-groupes de personnes de vivre différemment. Et, déjà, elles commençaient à se sentir membre d'une seule patrie d'expression. Et elles commençaient à regarder les membres des deux autres « patries » comme des étrangers, sinon comme des ennemis. Quand on a vécu les mêmes choses ensemble, on est plus près ; mais les autres sont plus loin. Il fallait absolument lutter contre ce clivage. Et non seulement à cause du danger de dissociation que cela pouvait présenter pour le groupe, mais parce que ce n'était plus qu'une partie du travail. Se trouver des frères d'expression, c'est recevoir une eau tiède sur ses épaules au milieu de l'hiver. Mais cela amollit. Pour se construire solidement, il faut des extrêmes.
Or, nous pouvions, avec un certain sadisme, rigoriser l'hiver. Pour cela, nous avons reconstitué le groupe initial des treize en placant successivement en ronde un verbo-sexuel, un fleurs petits-oiseaux, un cosmique, un verbo-sexuel, un fleurs, etc.
La consigne était la suivante :
« Chacun écrit sur une feuille un début de texte dans son inspiration et son style dominant et il la donne au voisin. Celui-ci doit se couler, non seulement dans la forme, mais également dans le fond utilisé ».
Bref, il s'agissait d'être successivement soi (ou son frère) puis un autre et encore un autre aussi différent, pour ne pas dire aussi opposé, puis, de nouveau, soi, etc.
C'est un exercice très difficile qu'on ne saurait évidemment proposer au début de l'atelier. Mais seulement, quand le groupe est prêt à flirter avec une mutation, avec une rupture. Car c'est très difficile de sortir de ses petits ronronnements habituels. Mais c'est une hygiène tellement salubre. Et combien efficace !
C'est que chacun a peut-être à découvrir son registre d'expression spécifique. Qui lui colle à l'être comme un signe de personnalité.
C'est ainsi qu'un verbo-sexuel pur (huit années de séminaire) était parvenu à son domaine poétique de nature qu'il refusait avec tant de moqueries un mois auparavant. Et qui lui convenait pourtant si parfaitement.
Et moi, j'avais souffert lorsque j'avais été contraint de pénétrer sur le terrain de la sexualité. J'avais dû vaincre mes répugnances. Mais c'était vraiment de fausses répugnances puisqu'après, j'étais si bien. Et que je suis encore si bien.
Le plaisir des plaisirs, c'est que je ne me sentais pas du tout coupable de me laisser aller à de tels débordements. Non, non, je vous assure, je n'avais rien fait d'autre que d'obéir à une consigne autoritaire et contraignante.
Mais puisque nous travaillions en groupe sur des feuilles circulantes, mes insanités propres n'étaient pas repérables. Et je m'apercevais, en fait, qu'elles étaient bien pâlottes et bien faibles dans le concert général.
D'ailleurs, il y avait eu escalade. Car, au fur et à mesure que les feuilles me parvenaient, j'avais l'occasion, certes, de lire des textes de nature et des textes cosmiques mais, également, des textes sexuels de plus en plus forts qui achevaient de desserrer l'étranglement de mes censures.
Et je me mettais au diapason.
Au début de la lecture collective, je m'étais préparé une formule d'excuse du genre :
- « J'ai souffert. Je n'ai écrit ça que parce que le groupe le demandait »
Mais, j'ai senti très vite que le groupe était au comble du ravissement d'avoir pu aller jusque-là. Et, pour un peu, le coupable, s'il avait été repérable, aurait été celui qui se serait maintenu, en deçà de son expression. On respirait.
- C'est formidable : on peut dire ça aussi !!!
Et sans que les montagnes d'interdiction et de sanctions qui avaient été si étroitement amassées autour de nous depuis notre enfance n'en vinssent à crouler sur nos têtes et à nous écraser pour la vengeance terrible d'un dieu punisseur.
J'ai un peu insisté sur cet événement parce qu'il me permet de souligner un élément essentiel de ce travail de création en groupe. C'est, si l'on veut, l'escalade de l'audace. Et cela est vrai non seulement pour le sexuel mais pour bien autre chose. Il suffit que l'un fasse un petit pas, pour qu'un autre fasse un petit pas de plus. Voyant cela, un troisième se sent autorisé à faire un grand saut. Et voilà le groupe transporté à un palier supérieur d'expression.
C'est vrai aussi pour l'expression poétique. Par exemple, l'expression fleurs-petits oiseaux fait ricaner. Parce qu'on aurait honte si on pouvait croire que... Eh ! bien, par surenchères inconscientes successives, le groupe accède aussi très rapidement à l'acceptation de l'expression des émotions provoquées par la nature. Et l'on atteint aussi le droit à l'expression de ses sentiments personnels, de l'amitié, de l'amour, de la tendresse, de la hargne, de la colère, de la réaction à la société, à l'emprîse de l'institution...
Bref, grâce à cette magie de la protection du groupe, à cette couverture de l'anonymat, chacun découvre peu à peu qu'il peut s'exprimer au plus large de ce qu'il a à dire. Si bien que plus ou moins rapidement, il peut aller jusqu'à accepter de renoncer à l'anonymat.
Donc, on voit combien cet exercice - difficile - de « l'écartèlement de la tendance » est fructueux. Naturellement, il ne faut pas en abuser : ce n'est pas la panacée. Mais il est très efficace et très révélateur des personnalités.
Quelle était mon intention quand j'ai proposé cela la première fois ? Quelle était mon hypothèse ? Je pensais et je pense encore - à tort, il se peut - que chacun de nous pourrait avoir un langage qui lui convienne plus particulièrement. Mais malheureusement, il nous est rarement donné d'emblée. Nous avons à le découvrir. Et à l'intérieur même de ce langage, il se peut qu'il existe une forme qui nous convienne spécifiquement. En écrit, par exemple, nous avons à tomber dans le lit de notre forme littéraire. Et pour cela, nous devons nous faire rouler par monts et par vaux pour trouver enfin la bonne pente qui nous amènera à choir enfin dans notre courant propre, c'est-à-dire dans notre compulsion de répétition. Mais pour découvrir ce qui nous convient spécialement, il faut partir de l'endroit où l'on est, de notre « parole » du moment. On peut la gonfler tout d'abord, par renforcement de la tendance. En effet, il se pourrait que ce soit l'une des composantes, l'une des harmoniques de notre voix qui soit à isoler et à développer. Puis on étale le champ de notre expression, par écartèlement, en essayant de se découvrir sur le terrain des autres. Car c'était peut-être leur voie qu'il fallait suivre pour se trouver, soi.
On peut alors, à nouveau, gonfler la première tendance. Que l'on découvre alors avec un regard rafraîchi par ce voyage hors de notre territoire. Et l'on peut alors mieux discerner le petit élément qu'il nous faudrait cultiver. Ou bien on retourne chez les autres. Et grâce à celui-ci, ou à celle-là, qui dit des choses si bien accordées à notre sensibilité, on se trouve soudain transporté au plus près de son propre centre.
C'est beaucoup théoriser et parler dans le vide. Alors, je donne un exemple : le tout-sexuel dont j'ai parlé découvre soudain grâce à Ecartèlement de la tendance le domaine fleurs-petits oiseaux qu'il refusait en ricanant. Il s'y enfonce un certain temps puis voit apparaître, après plusieurs détours, des histoires de nature où sa grand-mère est souvent présente. Il évolue alors vers une dominante de textes de grand-mère. Et pourtant, il ne l'a pas connue. Mais elle est très autoritaire. Et c'est peut-être autour du symbole d'autorité qu'il a besoin de tourner. Il fouille un certain temps de ce côté puis débouche enfin sur l'écriture automatique. Il la transforme à son usage en plaçant en tête de feuille quelques mots auxquels il se réfère quand il bute dans son écriture. Et là, il a vraiment découvert sa formule personnelle. La preuve, c'est qu'il ne peut s'en lasser et qu'il la reprend sans cesse pour tenter, en vain, d'en épuiser tous les plaisirs. C'est un peu comme un peintre qui cherche longuement sa voie principale avant de la découvrir. Et quand il l'a trouvée, il réalise des centaines de dessins ou de tableaux sur ce thème. Comme pour tenter de s'en exorciser. Ce procédé de décollement des adhérences par resserrements et écartèlements successifs donne toujours de bons résultats. Et il pourrait être étendu à d'autres domaines. Ce n'est d'ailleurs qu'un aspect particulier d'une hypothèse plus générale de développement par disjonction et conjonction.
Mais, une fois de plus, revenons à notre pratique. Et, par exemple, parlons d'une forme qui nous permet de travailler dans cette optique de renforcement - écartèlement.
Condenser Décondenser
CONSIGNE
On écrit un texte de trois lignes. On le donne au voisin qui le condense en une seule ligne et cache les trois lignes qui précèdent en pliant la feuille à l'extérieur.
Le suivant développe cette seule ligne en trois lignes et la cache à son tour. Le suivant condense ces trois lignes en une seule ligne, etc.
C'est souvent une technique de rire de plus. Mais elle a l'avantage de solliciter l'imagination et de permettre l'acquisition d'une certaine souplesse d'esprit.
EXEMPLE :
« Le topinambour avarié exhalait une telle odeur que les paysans des environs songèrent à quitter les lieux sans tambour, ni trompette »
Condensé
« Un légume avarié allait faire fuir les paysans ».
Développé
« Un légume de la plus haute importance et très avancé se préparait à chasser les paysans de leur terre pour en faire un camping moderne.
Condensé
« Un notable pourri allait commettre une injustice... ».
Là pourraient se révéler très vite des maîtres dans l'art de condenser en une seule phrase à triple sens des textes très simples et sans aucune ambiguïté. Mais qui se soucie de maîtrise ? C'est le groupe qui crée. Et il a bien d'autres choses intéressantes à faire que de pousser en avant des individualités (aux dépens des autres, évidemment).
Par exemple, le groupe pourrait miniaturiser cette technique à partir de mot-explication-mot etc.
Babiole = petite chose sans importance = Michèle = des yeux noirs pénétrants = Carmen = sorte de gitane allumeuse =
mégot = se pique à terre = javelot =
Mais reprenons l'exposition de nouvelles techniques d'expression.
Les mots-bases
Ce procédé est connu aussi. Il oblige les individus d'un groupe à se donner certaines règles et à essayer de s'en sortir, le plus adroitement possible.
CONSIGNE
Chacun fournit un mot. Tous les mots sont écrits en haut de chaque feuille. Et l'on essaie de les insérer dans un texte qui les englobe tous.
Quelquefois, ça marche bien. Mais c'est assez rare, et souvent fastidieux, à la lecture surtout. C'est curieux : c'est une technique à laquelle on pense assez spontanément. Mais elle rend peu dans l'ensemble. Il ne faut pas y renoncer obligatoirement : avec tel groupe, elle pourrait fonctionner admirablement. Par exemple, pour une élucidation de points litigieux.
Ce qui est bien c'est qu'elle fait faire un pas de plus dans le domaine de l'assouplissement de l'esprit. Ce n'est plus exactement la liberté totale : il faut un effort d'imagination supplémentaire pour utiliser les repères obligatoires. Dans cet ordre d'idées, il y a tout un champ de contraintes à explorer pour développer la souplesse de réaction.
Par exemple : verbe-nom
Chercher-Corbeau
« Un corbeau qui cherchait à se piquer de soleil appelait la foule à regarder la chaleur. Celle-là, honteuse d’être prise sur le vif, essaya de s'envoler en foulards de soie. La foule qui n'avait jamais compris la chaleur sauta sur l'aubaine des foulards, espérant les mettre en cage. Aussitôt, affolés, ils chantèrent l'hymne à l'amour qui avait le pouvoir magique de paralyser la foule. Alors, la chaleur s'abandonna »
Mais, il nous est arrivé de pousser à des extrêmes
La mitrailleuse
C'est une technique très exigeante de renoncement. On ne peut l'introduire que quand le groupe a vraiment besoin d'aller encore plus loin.
CONSIGNE
Chacun a sa feuille devant lui. L'animateur dit : écrivez-stoppez-écrivez-stoppez...
Cela oblige à s'adapter, à avoir des idées très rapidement. Mais souvent, quelques participants abandonnent dès le début parce qu'ils ne peuvent se soumettre aussi totalement à une autorité aussi forte. Et cela leur permet de mieux percevoir leur constante de réaction dans la vie et d'en chercher la source. Mais ce n'est que s'ils le veulent, si ça les intéresse. Car cette technique n'est évidemment pas faite pour ça. Je le souligne cependant pour qu'on n'oublie pas de penser que les choses ne sont pas linéaires et squelettiques.
Il y a l'écrit mais, autour et dedans, le vécu complexe des individualités. Quelquefois, on dit même, momentanément, adieu à l'écrit. Qu'importe. On ne va tout de même pas emprisonner les foulards !!!
Mais une seconde composante de la mitrailleuse ne laisse pas d'être intéressante. Car il y a une contrainte de rapidité. Et cela empêche les censures de jouer pleinement. Elles n'en ont pas le temps. Et dans cette bousculade, des choses importantes en profitent pour remonter des profondeurs. Mais c'est une autre histoire que nous entreprendrons de raconter plus loin.
Au lieu de dire : écrivez-stoppez-écrivez... il vaut mieux dire écrivez... passez la feuille... écrivez... car, une fois de plus, il vaut mieux rester au niveau de la création collective (c'est une véritable obsession de protection, préservation, exorcisme, vigilance, libération…).
A partir d'un support
On peut continuer à travailler dans le sens des contraintes nécessaires. Au lieu de se donner la liberté totale de créer à partir de rien, on introduit un élément qu'il faut prendre en compte. Et là, c'est vraiment dommage de rassembler en si peu de lignes, toute une étendue de techniques qui prennent souvent beaucoup d'importance dans le déroulement d'une année.
Il nous est arrivé de créer, à partir de photos, de musiques, de gravures, de poèmes - mais toujours dans la foulée - Cela ne donne pas des productions extraordinaires mais des moments étonnants où l'on pénètre à la fois l'auteur, l'autre et les autres : l'autre soi-même que l'on portait en soi, et l'autre soi-même que sont parfois les autres. Alter ego et ego alter.
Quelquefois le support est un tremplin qui lance très haut dans l'imaginaire. Quelquefois, la création se concentre sur le support lui-même et on arrive à une extrême finesse de l'observation. Et en même temps que le groupe s'unit dans une contemplation aussi profonde, il se produit parfois des phénomènes de communication surprenants.
Il nous est arrivé, dans un groupe d'éducation populaire de
Travailler sur commande
La section gymnastique voulait réaliser une exposition de photos. Elle demanda à notre section de fournir les textes d'accompagnement. Nous acceptâmes la commande, uniquement pour l'occasion de vivre une situation insolite. Mais certainement pas avec l'intention de nous laisser piéger par une nécessité de production. Au lieu de jeter dans un coin les textes produits, nous les donnerions à la section gym, à elle de s'en débrouiller. C'est tout ce à quoi nous pouvions consentir.
Voici le commentaire d'un exercice au sol
« Avant de réaliser son mouvement, le gymnaste l'a préconstruit à la perfection dans son esprit. Il s'agit maintenant que son corps parvienne à se glisser exactement dans ces couloirs d'abstraction sans qu'aucune partie - si possible - ne vienne à heurter violemment quelque élément de cette construction imaginaire si rigoureuse et si parfaite ».
Travail sur photos
On place quelques photos variées, la face contre la table. On relève la première : on écrit à son propos quelques lignes. On relève la seconde, on écrit à nouveau quelques lignes qui doivent se placer dans la suite des précédentes. Et on continue jusqu'à la dernière. Ce n'est pas facile : il faut trouver des biais subtils. En cette circonstance, il faut vraiment que l'imagination galope partout pour découvrir un chemin dans la suite des précédents. On peut d'ailleurs faire tourner les feuilles à chaque fois en plaçant le suivant devant une photo nouvelle et une idée nouvelle à compléter.
Dans le domaine de la création sur support, c'est vraiment infini la musique chinoise, le cinquième mouvement de la fantastique de Berlioz, des oeuvres de Brueghel, de Georges Latour et même n'importe quoi : un caillou, une miette, un chiffon de tableau, un rai de lumière...
Précisons que cela ne vient que plus tard, pour agrandir le champ d'inspiration. Mais pour en constituer la parcelle initiale, nous préférons travailler sans support extérieur, sans filet, sans recette parachutée à côté de ce terrain.
Il faut peut-être cependant que je signale combien la lecture d'un poème... Mais non, je vais d'abord présenter le roman.
Le roman tournant
Dans un certain groupe, peu à peu, semaine après semaine, le souffle nous était venu. Et nous pouvions passer facilement de la phrase tournante au paragraphe tournant. Un beau jour, nous avons été suffisamment mûrs pour aborder la page tournante. Et, à cette occasion, nous avons pu constater combien notre ligne de création s'était assouplie. C'est qu'il en faut de l'inspiration pour remplir une page entière. Et il faut également beaucoup de souplesse pour se mobiliser, aussitôt après, dans un tout autre registre et dans une atmosphère parfois totalement opposée.
Comme nous ne disposions que de trois heures, nous nous sommes regroupés au hasard, par groupes de quatre. C'est qu'il fallait prévoir les temps d'écriture et de lecture. Nous ne pouvions écrire plus de quatre pages chacun. C'est ainsi que nous avons écrit douze « romans » de quatre pages. Et au moins sept d'entre eux se tenaient bien sur leur pied. Il y avait de tout : de la sciencefiction cosmique et comique - du Ponson du Terrail - du roman historique - du roman populiste et même, deux scénarios de film... Je ne veux donner ici qu'un extrait qui témoignera de la liberté d'esprit que nous avions conquise.
LE CHEVAL SE DIT
Le cheval se dit : « Si je marche à pattes, je me fatiguerai rapidement et j’userai mes fers tout neufs. Aussitôt, en un tour de reins, le cheval enfourcha l'homme et d'un petit coup sec il fouetta l'homme de sa queue et se présenta au péage de l'autoroute.
- Combien d'hommes-vapeur, ce véhicule, demanda le préposé au péage ?
- Ma foi, répondit le cheval, il en vaut bien deux.
Le cheval régla le préposé de deux splendides hennissements puis, sans attendre la monnaie, il fit cabrer l'homme et se jeta à corps perdu dans le flot des véhicules qui roulaient vers le rêve des pays du Sud,
Il y avait toutes sortes de véhicule :: un bidonville assis dans un fauteuil Louis XVI, un wagon de bestiaux où un président balayait sa misère, une femme avortant sa chienne de vie dans les bras de son enfant et bien d'autres choses semblables.
Il fallait contrôler la vitesse : l'homme faisait du 120 et le cheval essayait de ralentir parce que c'était limité.
Mais il avait beau faire, il ne pouvait y arriver. Il avait beau mordre l'oreille habituelle, rien n'y faisait. Au contraire, l'homme se mit à zigzaguer dangereusement.
Une vache volante qui patrouillait par là s'en aperçut. Aussitôt elle fit des huit avec le bout de sa queue, des huit inclinés d'une certaine façon par rapport à la direction du soleil.
Immédiatement, quatre veaux à pétrole sortirent en courant du dispatching et détachèrent rapidement leurs femmes rutilantes qui dormaient à l'abri des arbres et rattrapèrent en un clin d'œil le perturbateur de la circulation.
Ils ne lui donnèrent qu'une faible amende, pour la forme, car il était parent avec la vache, par le regard.
Ils cherchèrent longtemps la panne et s'aperçurent que, avec la vitesse, le boulet de la patte droite du cheval appuyait trop sur l'oreille gauche de l'homme ce qui déséquilibrait l'ensemble.
Mais les véhicules dépassés avaient pris du retard. Le bidonchamp n'était déjà plus que dans un fauteuil Louis XV, le président n'était plus que vice et la femme n'avortait plus que sa chatte de vie dans les bras de son nouveau-né.... »
Avant hier, dans un groupe de six, j'ai repris cette formule de la page du roman. En fait, c'était une demi-page. Mais elle a suffi à nous enthousiasmer. Dépêchez-vous de l'essayer.
En complément, et pour introduire le chapitre suivant, voici maintenant ce qui peut se construire à partir des
Phonèmes en liberté
Le principe, c'est de se décaler par rapport à l'exigence habituelle de signification. Quelqu'un peut, par exemple, bredouiller de façon presque inintelligible un texte inconnu. Et chacun écrit des mots à partir des phonèmes qu'il a bien voulu percevoir.
Ou bien on réécrit en assonances, dans le style - Qu'est-ce qu'un lapide ? - C'est un tlain qui va tlès tlès vite - un texte que l'on s'est choisi. Voici cinq exemples de ce que ça peut donner :
1. Onassis sous le vent beuh ! ouin ! daim pulpeux tique en soie
2. L'appel haut de tous les tanks immondes
3. Tout ceux qui grillent ne sont pas décorés
4. En parlant, les lèvres jointes se désunissent
5. Tu étais déprimée aux fesses, ravale tes larmes.
Evidemment, les autres s'efforcent de deviner le texte de départ. Et la liberté qu'on s'est autorisée amuse beaucoup. Avez-vous compris qu'il s'agisssait de :
1. On a souvent besoin d'un plus petit que soi
2. Le plus beau de tous les tangos du monde
3. Tout ce qui brille n'est pas or
4. Les parents d'élèves se sont réunis
5. Il a été primé au festival de Cannes
Mais puisque nous avons ainsi obtenu des expressions et des images insolites, nous ne pouvons nous priver d'un marché de poèmes. En voici un :
« Le daim se glisse à l'appel de tous les temps
Le monde qui brille l'étonne
Sous le vent ses angoisses se dissipent
Et toi, comme lui tu peux ravaler tes larmes
Et t'extirper de tes tourments
Ecoute la forêt le soleil se devine ».
Et souvent, la densité des poèmes réalisés incitent même à réaliser un marché de marché (un marché au carré) qui nous engage encore davantage dans les chemins de la poésie. En voici un
« A l'ombre du noir, il n'y a que notre effigie linéaire où l'espoir soigne ses plaies
On arrive un instant passager de soi-même
On ânonne des particules dérisoires
On mâche du moribond souvenir enfoui sous son aile de mort et des choses écloses et en allées sur des rainures d'années qui se rident d'écailles
La tristesse n'a pas la nostalgie qui dure
Elle se cache au creux de mes mains.
Je plie le cercle de ma monotonie
Je tisse mes remords sur des chaînes de tristesse
Avec le soupir railleur
De celui qui n'a d'ennui que de lui-même
Mais je goûte aussi aux pointes assidues des étoiles filantes et aux planètes des temps épars
Et le soir s'étire comme une fourrure câline où se glissent doux mes poignets de cristal »
ET LA POÉSIE ?
« Et si je naviguais, cela serait pour sentir l'odeur de l'eau parce que si j'étais un poisson je me laisserais caresser par les algues et pourtant quand je serai un cri vivant, ce sera pour défoncer pour arracher, pour dévorer les plaies et quand je ne serai plus que calme et regard paisible, alors, ce sera pour que nous soyons de plus en plus nombreux et si un jour ma voix se brise, ce sera à force d'avoir lutté dans ma tête et si un jour ma voix se cristallise et devient note sur un verre à liqueur alors elle sera perdue.
Mais si demain, je vais m'allonger sans savoir pourquoi ce sera pour que le soleil, non je ne sais pas, pour cela.
Et si aujourd'hui, je sens des groseilles ou des choses colorées c'est parce qu'elles sont dans nos têtes ».
- La poésie ! La poésie ? Pourquoi la poésie ?
- Et pourquoi pas ?
Je ne vais pas me préoccuper de définir la poésie ; quand que c'est qu'elle commence ; ous qu'elle finit, ce qui la constitue... Je préfère parler de ce que nous avons fait, de ce qui nous est arrivé et qui est peut-être uniquement cet accès à la parole libre de chacun, cet usage du droit pour chacun d'avoir une parole libre.
Nous n'avons pas eu souci de Poésie. Mais la poésie était sans doute présente dans nos intentions de départ puisqu'on rêvait d'un élargissement de la parole. Ce qui suffit peut-être à Pégase pour qu'il puisse poser un premier sabot.
Mais il n'a pu songer à nous rejoindre que lorsque le groupe a terminé son abrasion de tous les jugements, lorsqu'on n'a plus eu à se protéger des ricanements, des regards ou des opinions.
Mais revenons à nos moutonnements. Commençons par faire référence à la poésie-poésie ; à ce qui est habituellement reconnu pour. On savait évidemment qu'on ne pouvait pas continuer à l'ignorer. Mais tant que nous avons eu du pain sur notre table nous n'avons pas songé à avoir faim d'autre chose.
Cependant, un jour, on ne sait pourquoi, Micheline apporta le poème de Prévert : « Triste matinée » celui qui commence par : « Il est terrible le petit bruit de l'oeuf sur le comptoir ».
Elle le lut et aussitôt, quelqu'un proposa
- Allez, on démarre par « Il est terrible ».
Et soudain, alors que personne ne s'y attendait, ce fut un engagement étonnant qui nous permit de comprendre que nous avions franchi une nouvelle étape à partir de ce
Poème induit
Induit par des mots qui nous obsèdent particulièrement ou par les premiers mots d'un poème d'auteur. Voici un exemple
« Il est terrible le moment où l'on s'aperçoit qu'on a sans doute raté sa vie,
Il marchait le cheval depuis toujours
En croyant à la beauté des arbres
Au bout du sillon.
Il peinait parce que c'était dur.
Mais sa souffrance en valait la peine.
Il suffit de marcher droit devant avec courage.
Pourquoi a-t-il fallu qu'il se retourne ?
La charrue qu'il traînait n'avait pas de soc
Et ne laissait sur la terre
Qu'une trace dérisoire.
Il est terrible le moment où l'on s'aperçoit qu'on s'est trompé en croyant à des horizons, à de possibles transformations du monde.
Mais le désespoir est aussi terrible.
Est-on jamais vraiment sûr qu'il pourrait être totalement justifié ?
Mais je sais qu'en insistant sur cet aspect de la poésie-poésie, on risque de retomber très vite dans le piège. Tous les aspects doivent pouvoir être pris en compte, à égalité. Car, si on insiste, même en croyant faire la juste part des choses, sur cette réaction à un poème connu d'un auteur reconnu on va aussitôt se retrouver emprisonné dans les antiques rets de la hiérarchie. On va reconnaître la Culture avec un grand C. Et on va s'exclure, on va se déporter de sa culture. Le piège est si prompt à se refermer. On est tellement enclin à renoncer à son expression. Alors qu'elle est la source même des jouissances que l'on peut trouver dans la fréquentation des « autres » auteurs. Car on ne jouit vraiment de toute chose que si l'on se trouve être, si peu que ce soit, de la partie. Pour investir les Grands Domaines, il faut commencer par la qulture avec un « p'tit q ».
Pourtant, il nous est parfois arrivé de faire référence à un autre poète, découvert par hasard : Francis Ponge. Car nos cheminements nous avaient conduits à l'énigme dont nous avions évidemment aussitôt lancé le disque tournant. Avant de la décrire et puisque je viens de parler de Prévert, je vais maintenant présenter le tournant inventaire dont nous lui avons emprunté l'idée Sans réussir heureusement à mettre la main sur son poème qui aurait pu nous influencer.
Inventaire tournant
C'est l'une de nos plus heureuses inventions, celle qui nous rend le plus heureux. Effectivement, il est rare que l'on puisse se sentir aussi libre que dans cette écriture. On y découvre avec ravissement le droit absolu de dire n'importe quoi. Ce laisser-aller, cette absence totale de censure est extrêmement jouissive.
CONSIGNE
On écrit, en tournant, une suite d'objets caractérisés.
PAR EXEMPLE :
« Dans cet endroit, il y a :
- Un trou qui en cherche un autre pour tomber dedans
- Une puce à l'oreille qui n'a rien remarqué
- Un lampadaire avec chasse d'eau
- Un con endimanché de spermes espérances.
- Un sexe tout neuf jamais servi
- Un zeste de bêtise dans une tasse de connerie
- Une folle vierge qu'a vingt berges
- Un curé trop actif
- Une Marie couche-toi-là qui se lève
- Un crachat de bonne soeur qui n'en pouvait plus de se contenir
- La main de ma soeur sur la gueule du kinésithérapeute
- Un électeur sans lunette dessus
- Madame la Directrice rentrant dans la classe à quatre pattes
- Un sexe aphone qui ne peut plus jouer »
Généralement, je lis toute cette sélection d'exemples pour induire à la liberté. Elle est communicative et ainsi, on n'a pas à faire trop d'efforts pour réussir à se laisser aller à dire n'importe quoi, Certains participants attendent de voir ce qui est écrit sur les feuilles qui leur arrivent. D'autres réagissent à un mot. D'autres enfin, continuent de déverser sur les feuilles successives leurs dégringolades de folies. Et on trouve de tout :
- Un Poséidon votre poing sur la gueule
- Une fusée à urine excrément percutante
- Une vieille 2 cv qu'a plus que cinq troènes
- Las des couilles vertes de la pénicilline
- Une vierge à vices platinés
- Une circonvolution qui remplace son cirque par un rêve.
Et cette dernière ligne nous permet de nous introduire dans un nouveau domaine. Car, si on a pu le constater, l'inventaire vaut bien, pour le défoulement, la définition et le proverbe, il peut devenir plus que cela en faisant lever la parole poétique.
Un jour ou l'autre, on peut sélectionner dans la production de l'inventaire ce qui sonne un peu différemment. A défaut, on peut lire ces quelques lignes d'introduction à un inventaire « poétique ». On part d'abord des plaisanteries un peu plus élaborées
« Dans cet endroit il y a :
- Une balance qui pèse dans la poche de tes yeux
- Un élan littéraire qui n'aurait pas dû cesser si tôt vu que l'abbaye n'y est pour rien
- Une soupe tiède sur la main d'un apôtre frileux
- Un sapeur qui, s'il ne s'assurait que son pain est si sec aurait sûrement pris sa peur pour sa soeur en voyant le boulanger si petit
- Une boulangère qui se promène la nuit et ramène des petits bâtards pour le petit matin
- Un je te berce sur mon nénuphar géant
- Ce qu'il n'y a pas ailleurs, bien que je ne sois pas d'ici d'ailleurs. »
Incontestablement, l'esprit s'est donné ici un peu plus de large Mais il reste dans des tonalités d'humour. Alors, on peut sélectionner encore plus haut ou lire en introduction ce qui suit
« Dans cette maison, il y avait :
- Le mystère de tes yeux sans désirs
- Une fleur qui ne sait pas pour qui elle s'entr'ouvre
- Toi qui voudrais me dire ton île
- La rage en voiles noirs qui attend derrière la porte
- Tous les pères que je n'ai pas crus
- Un courage qui ne sert à rien
- Un sourire de bébé sous des larmes qui glissent
Alors là, on aborde un registre que l'on n'abandonnera plus. On peut même dire « Ce qu'il n'y a pas dans cet endroit ».
- Des algues pour me caresser le corps
- Des rêves bleus qui sautent dans les flammes
- Des silences acceptants, de la douleur complice
- Des violons desséchés dans la pâleur des lanternes.
Mais aussi :
- Une acceptation totale des autres
- Un regard qui nous comprenne
- Une indifférence à ce qu'on pense de moi
- Une communication dans une société normée
- Des gifles pour la mère Lamotte, la garce
- Des yeux qui ne me verraient plus sous l'angle de la suspicion et de l'ignorance.
Je viens, volontairement, de reproduire ici des séries aux tonalités différentes. Mais ce n'est pas articifiel car nous les avons réellement obtenues. Une fois de plus, sans l'avoir cherché. Et si j'en parle c'est parce que ça pourrait rendre service à ceux qui ont affaire à des groupes trop nombreux. Par exemple : dans les classes de 16 ou de 24 on peut faire tourner les feuilles à l'intérieur de deux ou trois groupes. Et on s'aperçoit rapidement que chaque groupe a une personnalité. Qui évolue. Car si les groupes sont séparés pour l'écriture, ils lisent leur production à tout l'ensemble. Et on perçoit des décalages.
On s'aperçoit qu'ici il y a eu une dominante d'humour, là une dominante de tendresse, là-bas une sincérité, une audace qu'on n'aurait pas cru pouvoir se permettre. Et si on recommence une seconde fois, on va s'apercevoir qu'il y aura à l'intérieur de chaque groupe, des hésitations, des tiraillements dans un sens ou un autre, des basculements, des retours dans le camouflage, des avancées dans le dévoilement... Dans chaque groupe, chacun est tenté d'emboîter quelque autre pas, de suivre quelque autre piste. Et il se crée une dynamique d'expression qui ne s'épuisera plus.
Evidemment, on conçoit aisément que ces techniques d'inventaire sont à étaler dans le temps. Mais, ce qu'il convient de signaler par-dessus tout, c'est combien la technique du marché de poèmes appliquée aux inventaires peut être multiplicatrice. A chaque fois, on fait retourner les feuilles et chacun relève ce qui lui plait en ajoutant tout ce qu'il veut de son cru. La lecture de la production des autres établit en soi, par osmose, une liberté nouvelle - On sent de plus en plus que toute création collective peut déboucher maintenant sur une création personnelle. Et, pour certains, c'est là que la période d'introduction à l'écriture individuelle se termine. Mais il est rare que l'on ne continue pas, en même temps, à fréquenter des groupes.
J'ajoute un dernier mot à propos de cet inventaire tournant car je viens de vivre une expérience nouvelle. Nous étions dans un groupe d'éducateurs en formation. L'atmosphère était tendue. On avait même commencé à se dire ses vérités. J'ai proposé un inventaire : « Dans cet endroit, il n'y a pas... ».
Les choses se sont dites autrement et sans doute plus profondément. On a branché là-dessus l'infinitif tournant puis l'E.A. et enfin le marché de poèmes. Avec le rire, la détente est venue et on a pu ainsi s'expliquer plus posément et plus clairement.
Nous pouvons à présent revenir à l'énigme qui peut être également au départ une technique de rire (il y en a à foison car le rire c'est la moitié de l'homme).
Énigme tournante
(dérivée de Monsieur, Madame)
CONSIGNE
On décrit, de façon sybilline, un objet ou une action ou une abstraction. Plus le sens est caché - tout en respectant la vérité et plus c'est efficace. Chacun donne une première description ambiguë et il passe la feuille au suivant. Celui-ci prolonge la description à partir de ce qu'il a cru comprendre. Après un tour de table, chaque auteur initial lit d'abord son propre texte puis celui de chacun des autres en leur demandant de fournir leur explication. Et il ne fournit sa propre solution qu'à la fin. Cela déchaîne souvent des rires à cause de la distance prise par les suivants qui se sont de plus en plus éloignés de la première vérité. Une seconde lecture, après solution, peut d'ailleurs être également intéressante. Voici un exemple :
Texte initial de l'un des participants
« Cette mousse brune déborde à foison. Elle serait en danger si son possesseur n'était aussi conservateur de son originalité »
En lisant ce texte, le suivant a pensé à de la crème au chocolat, parfumée au citron et réalisée par un cuisinier expérimenté. Il écrit :
« Comme un lac qui se refléterait lui-même par en dessous de sa surface, ses brillances sont intérieures et cachées au regard de son fabricateur ».
Le troisième ne se laisse pas influencer par le second et cède à l'introduction de l'idée de la bière brune introduite par la mousse :
« C'est une bière qui n'est pas de bois. Elle se coule dans les complications d'un vase tourmenté et ne sera pas bue car son possesseur est trop heureux du contraste entre le brun mat et le cristal argenté ».
Le quatrième est perplexe. A tout hasard, il suit l'idée du précédent :
« Liqueur d'or anglaise appréciée d'un original Lord qui brille ».
Pour l'assouplissement de l'esprit, c'est excellent d'avoir à se glisser dans la pensée supposée de l'autre. Il faut de la pénétration. Parfois, cela permet aussi d'aborder à la poésie qui naît souvent de l'ambiguïté. Et on a vu que sur une base de départ triviale - puisqu'il s'agissait de la chevelure foisonnante de Patrick on peut être poussé à créer des images intéressantes comme ce « lac aux brillances intérieures » ou ce « Lord qui brille » qui pourraient une fois de plus servir de noyaux à un marché de poèmes.
Mais, de là, on est passé à Francis Ponge que l'on a pastiché un peu. Le pastiche est très rare chez nous. Mais il faut bien l'explorer également. Et pourquoi pas ? On ne va tout de même pas se laisser emprisonner par des principes rigides. Quand le pastiche arrive, on l'accepte. Il nous introduit à des pensées et à des formes originales dont il convient peut-être de se nourrir. Elles peuvent déclencher en nous des résonances heureuses qui pourraient nous conduire à notre territoire. Qui peut savoir avant d'avoir essayé ? Tous les chemins mènent peut-être à notre Rome. Alors, pourquoi ne pas tenter aussi
La description tournante
On décrit un objet - ou une abstraction - que l'on nomme. Et on passe au suivant. Ça peut être : « l'odeur du réséda », « la connivence », « le castor », ou, comme dans l'exemple suivant, une montre.
Indicatrice fidèle des flics intérieurs
Sa forme est ronde comme notre planète
Mais parfois carrée pour avoir plus d'espace
Et mieux y loger ses réserves de temps
Les aiguilles jouent de leurs angles
Et chatouillent des nombres
Pour nous précipiter dans les escaliers
Dans les rues ou sur les routes.
Tic-Tac, on tique, on attaque
Quelle tactique de nous déboussoler
Et de nous démontrer
Qu'au bout de la course
Elles continueront à tourner après notre mort.
Les envahisseurs d'argent
Ont inoculé dans le sang des hommes
La conscience définitive de la fuite du temps.
Cette approche de Ponge qui nous fit arrêter notre regard pour prendre « le parti des choses » fut un temps d'agrandissement de notre vision.
Mais vous ne connaissez peut-être pas Ponge. Voici le début de :
LA BOUGIE
« La nuit parfois ravive une plante singulière dont la lueur décompose les chambres meublées en massifs d'ombre.
Sa feuille d'or tient impassible au creux d'une colonnette d'albâtre par un pédoncule très noir.
Les papillons miteux l'assaillent de préférence à la lune trop haute qui vaporise les bois...
« Le Parti-Pris des Choses »
Dans cette tonalité précieuse, nous avons vécu des moments délicieux de rédactions et de lectures attentives et un peu enchantées. Voici une de nos créations :
« LA DERNIÈRE FEUILLE DU PÊCHER »
« Au bout ténu d'une rougeur émincée, elle palpite comme pour échapper au commun destin. Elle se raccroche et résiste en se crispant de toute sa force. Mais cet effort même la précipite car elle fait ce qu'il ne fallait pas faire comme toutes ses soeurs le firent. Et c'est leur commun destin de céder par excès de résistance.
Lentement, elle se décompose, pénétrant en terre par les caprices du ciel. Au printemps, sa matière remonte par l'intérieur de l'arbre et constitue à nouveau au même endroit, ou ailleurs, celle qu'elle était déjà devenue. »
On peut vivre longtemps dans ces territoires. Et nous y avons vécu longtemps. Mais il nous est arrivé d'approcher la poésie d'une autre façon ; en fabriquant des images. Nous avons tâtonné longtemps. Nous avons essayé en particulier la demi-phrase tournante. Elle démarre comme une technique de rire supplémentaire mais ne reste pas longtemps à ce stade.
Les demi-phrases
On peut partir d'une phrase banale que l'on désarticule. On pense à une phrase complète mais on n'en écrit que la première moitié sur la feuille que l'on a devant soi et on la passe à droite. Et on écrit la seconde moitié à partir du verbe, sur la feuille que l'on reçoit de son voisin de gauche. Et on écrit à la suite une seconde « première moitié de phrase ». Voici ce que ça donne avec des phrases banales de la vie quotidienne :
Les têtards du bocal
vont devenir des grenouilles
Les profs de lettres
ont l'embarras du choix
Les fraisiers
fleurissent au début mars
Les cinéastes associés
se sont opposés à la censure
Les vaches normandes
Voici quelques exemples de ce que ça peut donner :
« Si j'étais le percepteur, je serai transpercé jusqu'aux os »
« Pourquoi tu tousses dans une entreprise de transport ? »
« Les cahiers au feu et la maîtresse était pleine de moustiques »
« Je respecte surtout les hydroglisseurs »
« La semaine prochaine ma femme sera annoncée à midi »
« Je dois attendre ma copine, le chou-fleur »
« Je m'emmerde de moins en moins puissant »
« La queue de la vache a le beau rôle »
« On est plus sûr quand on meurt de rater le chemin de fer »
« La pluie dégouline le silence des autres »
« La tristesse de tes yeux demande beaucoup de travail».
On sent que l'on ne reste pas obligatoirement au niveau de la plaisanterie. Et on peut même s'inspirer des résultats obtenus pour écrire entièrement de nouvelles phrases de ce type sans recourir à la phrase coupée en deux. C'est une nouvelle technique :
« -S'en revient celui qui veut - Moi, le soir, c'est dimanche - Le plus sûr, c'est l'autre »
On pourrait déplacer des sujets, des compléments, des verbes...
Je ne puis maintenant m'empêcher de citer la production suivante, obtenue je ne sais plus par quel procédé :
« Le ciel, ce matin, tu resteras toujours enfant. Les arbres dans le lointain n'avancent pas longtemps. L’angoisse ce matin a grimpé sur mon arbre. Le ridicule de ma peur m'attend. Les oiseaux donnent des frissons. Le chien casse son temps. Les chariots de nos bosses font des ombres folles sur les herbes des magnétophones. Les soleils luisants ne se suivent pas pour rien. La chaîne hurlante qui nous enlace éblouira la nuit. Tiens, si une main noie les bêtes et les gens des montagnes géantes, elle prend à la gorge et serre. La hache du bourreau se bat en jouant. Une dame hurle tant il y a d'os ».
Alors, pourraient venir les temps des poètes, ces êtres aux sensibilités particulières qui contournent les mots et « absconsent » les phrases pour établir autour de leur pensée nue une muraille franchissable. Mais seuls pourront la passer ceux qui en auront assez le désir pour s'offrir aux ronces des ésotérismes, aux griffures des obscurités, aux broussailles enchevêtrées des sens. Seuls ceux qui auront su le mériter pourront être accueillis avec tous les égards fraternels que l'on doit à ses doubles.
Mais cela, c'est l'affaire des poètes. Laissons-les à leurs connivences et à leurs intelligences. Ils se débrouillent d'ailleurs très bien sans nous et n'ont nul besoin de nos maigres lueurs.
Et puis, nous, les « non-poètes », nous avons tellement d'autres choses à connaître, à explorer, à imaginer, à réaliser, à voir apparaître !...
ET LA TROISIEME SEANCE ?
Je viens donc de présenter à la suite du canevas d'une possible seconde séance une série de techniques dérivées. Et je me permets maintenant de proposer le canevas d'une possible troisième séance alors qu'elle n'est pas plus assurée. Mais je le fais en toute tranquillité car je sais que l'essentiel, ici, est de présenter un grand nombre de techniques diversifiées. Chacun pourra en faire son profit comme il l'entendra.
Ce qui est certain, c'est qu'au bout d'un moment plus ou moins long, le groupe est prêt à accomplir des pas supplémentaires. On peut alors lui proposer des « pièges à inconscient » tels que l'acrostiche, l'écriture automatique, la réécriture à trois mots, la réécriture d'un mot...
L'acrostiche
Si j'avais réalisé une relation chronologique des événements de notre atelier d'écriture, j'aurais été dans l'obligation de parler beaucoup plus tôt de l'acrostiche car il a occupé beaucoup de place dans nos débuts. J'en rappelle la définition:
L'acrostiche simple
On écrit un mot verticalement et on complète les lignes à partir des lettres initiales.
Exemple : PLUIE
Parallèles sinistres des soirs d'hiver
Luminosité encore assourdie
Unique bruit dans nos silences
Il te faudrait te réserver
Eté te redonnera la douceur
Il y a aussi :
L'acrostiche double
Avec un mot en début et un autre en fin de ligne.
Exemple sur JOUR et NUIT :
Jouons au mariN
Oublié ou inconnU
Une île dans l'infini
Retient l'homme en son fileT
Ce procédé de l'acrostiche est très intéressant car il empêche le déroulement linéaire de la pensée. Il la perturbe en la contraignant à utiliser des mots qui ne lui conviennent pas nécessairement. Le choix des mots que l'on peut constuire sur la lettre qui se présente est très limité. Et cela induit à prendre un chemin auquel on n'aurait pas pensé spontanément. Ou, pour parler autrement, il y a des paradigmes obligés et cela dévie les choses.
Ainsi pour PLUIE, le P m'induit à écrire: « Parallèles sinistres des jours d'hiver ».
A la suite de cette ligne, j'ai envie de compléter la phrase commencée par : « Vous me grillagez le regard » ou « Vous ensevelissez mon âme ». Mais non, ce n'est pas possible puisqu'il me faut un mot commençant par L. Alors, vite, j'essaie de pêcher dans mes souvenirs une image d'hiver. Par la pensée, je me replace dans cette saison. Et l'une des caractéristiques de l'hiver me revient à l'esprit : la faible luminosité qui commence heureusement par L. En fait, je n'ai pas dû déboucher directement sur ce mot. J'ai pu songer à solitude, à silence, à soliloque, à enveloppe, à enfermement, à grillage... Mais j'ai dû les éliminer parce qu'ils ne commençaient pas par L.
Bon, je tiens « luminosité », je respire. Me voici libre de toute contrainte. Je n'ai plus aucune obligation de lettre initiale pour qualifier cette luminosité. Elle peut être : profonde, assourdie, étouffante, tendre et même, si je veux, flasque, décomposée, ivre, etc.
Bien, je choisis d'écrire:
« Luminosité encore assourdie »
Mais aussitôt après, il me faut une ligne qui commence par U. Et là, c'est très réduit car ils ne sont pas nombreux les mots qui commencent par U. Il y a bien : Urubu, Uranus, Urètre, Une... Mais aucun de ces mots ne convient vraiment. Alors, je m'en sors en prenant un adjectif qui va m'offrir une grande liberté pour la suite. Je prends : unique. Je n'ai d'ailleurs pas beaucoup d'autres possibilités.
J'écris :
« Unique bruit dans nos silences ».
Tiens, à cette occasion, le silence refusé peut refaire surface, encore plus nettement qu'avec « assourdie ». Par contre, les deux dernières lettres du mot PLUIE ouvrent beaucoup plus de perspectives. En effet, I offre IL qui permet de rester totalement indifférent au contexte. Tandis que E fait penser à Eté qui convient bien, ne serait-ce que par opposition à Hiver:
« Il te faudrait te réserver »
« Eté te redonnera ta douceur »
Mais l'acrostiche double est encore plus contraignant. Reprenons celui de :
J N
O et U
U I
R T
J'ai d'abord un J. J'écris « Jouons » - Cela m'engage car, en choisissant ce mot, j'élimine non seulement les 1500 autres mots qui commencent par J, mais les milliers de pensées qu'ils pourraient induire.
Mais, maintenant, pour terminer la ligne, il me faut un mot qui finisse par M. C'est marin qui se présente le premier. Et là j'ai déjà opéré un choix et, peut-être, délaissé: vaccin, chien, abdomen, cocon, bon...
Mais aussitôt après « Jouons au mariN » il me faut, pour la deuxième ligne, un mot qui commence par 0. Là, c'est la panique. En effet, je viens de faire un effort de recherche pour trouver « marin ». Et il faudrait que j'en fasse immédiatement un second. Impossible, je suis trop fatigué. Alors, je prends vraiment le premier mot en 0 qui se présente. Et ce n'est, pas n'importe lequel puisque c'est : « Oublié ». C'est un qualificatif de « marin » que je n'ai pu éviter. Et c'est tout un secteur de pensée qui se trouve justement placé dans le faisceau lumineux de ma conscience. Ca tourne autour du marin d'Oceano Nox (Tiens ! O... N... ) « perdu dans les nuits noires ». Et cette idée apparaît en dehors de ma volonté. Mille autres idées pouraient être introduites par « Jouons ». Il n'aurait pas fallu que je dise « marin ». Mais pourquoi donc me suis-je embarqué sur ce mot, pourquoi me suis-je embarqué sur sa galère ? Alors que j'aurais pu penser à : matin pigeon - abdomen - caftan - capelan - ballon...
« Jouons dans le clair matin », « Jouons à regarder le pigeon » ou, plus facilement encore, puisque je suis footballeur: « Jouons au ballon ».
Eh ! bien non. C'est « marin » qui, dans cette précipitation pour trouver un mot en N, en a profité pour se glisser dans mon conscient.
Et ça, j'en suis persuadé, ce n'est pas par hasard. Si ce mot est apparu à cette seconde-là, c'est que mon inconscient en était préoccupé (entre mille autres préoccupations). Savoir pourquoi ? Je sais bien que je ne le saurai pas, ce serait trop facile. Mais je peux présenter quelques explications, à peu près certainement fausses, mais plausibles.
J'avais enregistré, un jour, un marin qui avait été le copain de bord de Serge Prokofiev, soutier sur son bateau. Et ça m'avait valu un prix au concours du C.I.M.E.S. Ce marin est mort. Il était si passionnant à écouter, il avait eu une vie si aventureuse et il la racontait dans une langue si savoureuse que j'aurais pu, en l'enregistrant, écrire pour lui un livre criant de vie. Je ne l'ai pas fait. C'est l'un de mes plus profonds regrets.
Mais je pourrais trouver tellement d'autres explications. J'ai enseigné 23 années dans un pays au bord de la mer. Je pourrais dire aussi que lorsqu'on m'avait arraché à mon petit frère, il avait un costume de marin.
Mais la suite de mon texte me montre bien que je pense à un oublié, à un disparu. Et c'est peut-être le souvenir de mon père, de mon neveu, de mon beaufrère, de ma marraine qui se trouvait occuper le fond de mon esprit à ce moment-là. Et si mon inconscient m'a proposé le mot marin pour boucher la faille béante, il avait peut-être son idée de derrière la tête. Et il savait bien ce qu'il faisait en me fournissant un mot qui appartenait à la fois aux ensembles suivants :
ensemble des mots qui ont trait à la mer
ensemble des personnages masculins
ensemble des communistes
ensemble des gens à casquette
ensemble des vendeurs de poisson
ensemble de ceux qui font du porte à porte
ensemble de ceux qui ont été en danger (et moi avec)
ensemble des grands-pères
ensemble des maris à tactiques
ensemble des bretonnants
ensemble de ceux qui ont eu une enfance malheureuse
Cela suffit, je pourrais ajouter une vingtaine de lignes à cette liste. Quel ensemble couvrait le mot marin ? Impossible à découvrir. Je ne m'en soucie d'ailleurs aucunement. Heureusement pour moi, je ne suis pas psychanalyste. C'était simplement pour souligner le fait que la légère contrainte de la lettre obligée permet à des mots très fortement chargés de connotations affectives d'en profiter pour remonter à la surface. Ce qui provoque chez le scripteur un plaisir de libération né de l'éclatement de cette bulle de tension qui n'avait pu jusque-là arriver à maturité. Et le lecteur pourrait immédiatement le vérifier par lui-même sur « PLUIE » écrit verticalement. Ou sur un autre mot de son choix.
Mais on pourrait imaginer des contraintes plus fortes. Par exemple :
L'acrostiche total
On prendrait par exemple des mots de quatre lettres. Et il faudrait que chaque mot utilise la lettre qui se présente. Par exemple avec : jour, nuit, tard, beau, cuir, écrits verticalement:
Jeanne Ne Te Blesse Comme
On Unit A Enée Une
Unique Isabelle Reste Avec Intelligence
Reine Timide Dans Un Royaume
Eh bien ! ce n'est pas facile. Il faut se creuser la tête. On bute sur les mots - Mais il se passe tout de même quelque chose. Ça serait peut-être à creuser - Cependant, cela fait travail sérieux. Et surtout travail individuel - oui, c'est d'ailleurs, pour cela que l'acrostiche était disparu de notre pratique initiale - Mais c'est vraiment ici, dans cet acrostiche total, un excès de contrainte. Cela ne détend pas. Et le plaisir est maigre. Non, il vaut mieux se situer entre la liberté totale et la contrainte totale, c'est-à-dire au niveau de la contrainte légère.
On peut même régler à volonté la pression de la contrainte :en jouant sur la longueur des lignes, on espace les impératifs. Par exemple, avec PLUIE, je puis écrire plus long.
Parapluies retournés pour des princesses pauvres
Liées par des serments ésotériques et vains
Unies dans le même sort ridicule et mesquin
Idiotes à force de réfléchir sur la lumière passée
Et nécessairement étouffées par l'oppression des hommes
Oh ! là, je sais bien d'où ça vient. J'étais hier dans un groupe d'étudiants qui travaillaient sur la condition féminine (mariage-révolte). Et ce midi avec des institutrices qui en parlaient aussi. Et c'est là que m'ont entraîné la pluie et les parapluies.
Mais ce que j'ai surtout ressenti, c'est la plus grande liberté d'écriture que donnent les lignes longues: les coups de pouce sur la balançoire de l'esprit que donnent les lettres obligées sont plus espacés. On a davantage le temps de se noyer dans son rêve.
Mais on peut utiliser l'acrostiche à d'autres fins. Voici par exemple:
L'acrostiche rapide
C'était au tout début de l'atelier. A ce moment nous n'avions pas encore appris la prudence: nous essayions de piéger l'inconscient.
On écrivait verticalement LUNDI. Et on complétait très rapidement les lignes avec n'importe quoi. On n'avait surtout pas à se soucier d'écrire des trucs qui se tenaient. Et de plus, je donnais un rythme rapide. Cela correspondait chez moi à la peur de mettre en valeur ceux qui avaient la maîtrise des mots, ce qui aurait pu bloquer les autres. Ici les différences possibles entre les habiletés pouvaient être imputées au hasard et à l'obligation d'écrire sans pouvoir contrôler ce qu'on écrivait. Ce qui excluait l'apparition des talents. Et c'était important dans le début de cet atelier où l'on avait si fortement à tâtonner pour la sécurisation de tous les participants.
Lorsqu'on avait lu tous les textes du LUNDI, on passait successivement à MARDI, puis à MERCREDI... Il nous arrivait souvent d'aller jusqu'à la fin de la semaine, sans même nous reposer le dimanche, tellement nous étions curieux de ce que nous pouvions encore écrire. Car la lecture de tous les textes du LUNDI éveillait des échos que le MARDI fixait en partie... Nouvelle lecture, nouveaux éveils, nouvelles envolées... Je me souviens qu'un certain VENDREDI, ce que j'avais été amené à écrire m'avait laissé pantois de surprise. Comment avais-je pu me laisser aller à écrire de pareilles insanités ?Je les portais donc en moi ?
Puis nous avions pensé à une autre série, celle des mois de l'année. Ce n'est que beaucoup plus tard que l'idée nous était venue d'employer simplement n'importe quel mot pour commencer !
Voici sur JANVIER, FEVRIER... une série de Patrice :
Je tombe des nues et la neige tombe
Arbres dépouillés de fruits
Noël est fini et les enfants pleurent
Vivre vite vite vite vite
Idole du vent
Et chant des idoles
Retourne d'où tu viens.
Ficelé comme jambon
Enragé comme Marcel
Vitesse et précipitation
Rougeur de la banane.
Irrésistible avec ses chants
Enfants anonymes
Retour à la chose.
Marsupiau fais la soupe au pot
Al Capone est revenu dans son jardin
Retourne cultiver les choux
Sous la tonnelle chargée de raisins
Agénor de l'A.G. du Nord
Vivre en vrac, j'ai le tract
Routes en lacets me lassent
Il ne doit pas rester de yaourt
Lulli en rut joue le matin
Malheur à ceux qui savent
Artifice de la douleur
Idiotie du malheur
Joues de l'Anjou me pèsent
Ubu m'a dit dans le creux du nez
Idiot celui qui meurt d'aimer
N'oublie jamais que tu es vivant.
J'accours au premier cri de ma grand-mère
Ursac dans le vin du soir
Innocence d'un enfant méchanceté de l'homme
Liberté retrouvée à la mort du loup
L'oiseau à nouveau a appelé ses petits
Entends-tu
Tout est doux
Quand Patrice avait lu son JUILLET, nous avions senti qu'il y avait sous nos écrits une trame profonde que nous ne décelions pas. Et c'était, en outre, tellement agréable de se purger de ses mots, même s'ils n'avaient pas de signification claire pour nous. Mais, en ce qui concerne Patrice, c'était clair. Il nous a dit simplement :
- J'ai été élevé par ma grand-mère. Mon grandpère se saoulait. Il nous battait tous les deux. Quand il est mort, ça nous a fait des vacances !
Et voyez comme cette réalité était inscrite déjà en filigrane dès les premiers mois : « Les enfants pleurent - Vivre vite - enragé enfants anonymes - Al Capone - Retourne d'où tu viens - Douleur - Malheur - Idiotie meurt - Tu es vivant - Cri - Vin - Méchanceté - Liberté à la mort du loup - Tout est doux.
Donc, vous le voyez, cet acrostiche rapide aurait pu être intéressant. Mais nous l'avons abandonné assez rapidement parce qu'il avait trop de défauts : j'y étais trop directif -il était trop personnel... il était automatique: janvier, février, etc. Et surtout il pouvait mettre à jour des éléments de notre personnalité que nous ne tenions pas à laisser connaître, même de nous-êmes. Alors, il y eut un certain temps des acrostiches centrés sur un mot vertical qui fournissait le thème à traiter obligatoirement. Mais là encore des talents pouvaient se révéler. Et de toute façon ça pouvait être dangereux. Nous étions prêts à laisser tomber cette forme pourtant, si intéressante, mais par trop percluse de défauts, quand l'un de nous a pensé à l'acrostiche tournant. Et tout s'est miraculeusement remis en place.
L'acrostiche tournant
CONSIGNE
Chacun écrit verticalement un mot et donne au voisin qui complète la première ligne. Le suivant complète la seconde ligne etc.
Voici un exemple qui combine l'acrostiche à l'unité du thème fourni par le mot vertical (pour le dictionnaire, c'est ça le véritable acrostiche).
Rangées de dents organisées en piège à loup
Etre dangereux sous une forme esthétique
Qui connaît pas les remords incongrus
Usine à débitage de charcuterie
Ignominieuse mort pour qui ne la mérite
Navigateurs, gardez-ous de ces sirènes rapides.
Mais l'acrostiche libre, sans souci de thème est souvent plus intéressant parce qu'il donne plus de possibilités de délirer hors de ses chemins habituels. Si quelque lecteur s'arrêtait à cette forme libre de l'acrostiche, je le comprendrais, car elle recèle des richesses insoupçonnables. Elle permet d'éprouver de passionnantes jouissances de libération et même de purgation. Et il y aurait même pour celui qui le voudrait, la possibil ité de faire son marché personnel, en relevant toutes les lignes qu'il aurait écrites. Mais pourquoi s'arrêter. Il y a encore tellement autres sentiers à suivre dans la forêt. Evidemment, chacun s'attend maintenant à ce que nous fassions référence à
L'écriture automatique
D'ailleurs, de même qu'on dit souvent d'un dessin d'enfant un peu biscornu :c'est du Picasso, on englobe souvent sous le vocable « criture automatique »tout ce que nous décrivons de notre pratique : vant de s'y exercer. Mais quand on s'y met, on s'aperçoit que c'est vraiment très diversifié.
Il est évident que j'aurais pu parier plus tôt de l'E.A. puisque primitivement, elle était presque toujours le bouquet final de notre séance initiale. Je ne sais pas trop pourquoi, elle a été remplacée par le vers tournant. Peut-être est-il plus facilement à la portée de ceux qui commencent ? Et puis c'est comme un retour au calme après la secousse des injures. Alors que l'écriture automatique sollicite un peu plus encore l'individu.
Rappelons-en les éléments, du moins telle que nous la comprenons, telle que nous la pratiquons. Ce n'est pas difficile : il suffit d'écrire très rapidement en mettant les mots qui nous viennent à l'esprit, sans prendre le temps de contrôler.
En voici des extraits que je lis souvent au préalable pour qu'on sente que tous les styles sont admis, que c'est la liberté totale.
« Aurores boréales des lumières intimes qui revient au soleil des vertus disparues ciel tinté en revanche oh ! abominable dimanche qui tout seuls nous surprit la lune au loin étincelle et c'est comme une ficelle qui lentement le suit crépuscule épouvantable où surnagent les orages abîmés par les déserts. »
« Poupée, j'ai mal mon coeur, enfant jamais, toujours rire, pleurer, aimer, sentir, danser, vivre quoi! matin, rosée, fleurs écloses, soleil, coquillages nacrés, mer multicolore, rochers gardiens, nuit brumeuse, froide angoisse, solitude, planète perdue, gens morts, nuit sombre, attente, pénible, sourires d'éclairs, présence, moteur, chaleur, essence, vie, présente, mener, jeter, aller, danser, aimer pleurer de bonheur »
« Des frites rougeoyantes et grimaçantes descendent lentement vers l'église violette. Devant eux, deux chiens aux sexes acérés triturent leurs tantes endormies. Un clairon dans la bouche d'un chat du quinzième utilise un couteau chou bleu pour tripoter le pull rose et rouge de la voisine du sixième qui, elle aussi est descendue sous le porche assombri pour voir passer les cinq heures du soir qui s'éloignent en chantant sur un chemin de ronde où s'ébattent les cailloux rouge tulipe. Dans cette saison de bagues sans matin où chantent les aurores du soir des pieds émoussés nettoient des sauvageons, belle-mères malingres perdues par le fascisme des lendemains passés.
« Soleil martyr au couchant de satin et les lueurs qui m'entourent où suis-je le feu couve en ce terrible endroit où tu m'as mise au pays merveilleux où tu partiras gonflé d'air et de brume et quand le vert jaloux du désespoir qui passe se nuance d'eau, je passe, je passe douce et brune à vomir ah ! que pourrais-je pour toi. Jamais je ne pourrais te dire, non jamais on ne pourra tout dire, l'aube tendre, pleure ses gouttes sur ta couche et le vent se détend et la mer blanchit, vient le sommeil qui rêve au creux du lit de plume. Mer, mère où es-tu loin d'ici, loin de moi tu vas mourir, tu meurs et moi je reste.
(Cette personne venait d'apprendre que sa mère était cardiaque)
Chacun lit son texte s'il le veut. Car il peut le surprendre. Au début, on donnait les feuilles à l'animateur qui les mélangeait et les lisait sans que l'auteur puisse être reconnu. Parce qu'il s'agissait là, pour la première fois, dans une séance initiale, d'une production-individuelle-qui-pouvait-être-jugée.
- Ah ! oui, je me souviens, c'est aussi précisément pour cela que l'écriture automatique avait été éliminée de la séance initiale Maintenant, elle apparaît beaucoup plus tard. Quand le groupe est bien constitué et qu'il est très acceptant. Mais elle est assez souvent redemandée parce que, indiscutablement, elle procure un plaisir profond. Et je connais plusieurs personnes qui se sont arrêtées à cette forme parce qu'elle leur convient magnifiquement.
D'autres pourraient se satisfaire d'une E.A. un peu transformée. On pourrait penser, par exemple à l'E.A. induite que l'on réaliserait en plaçant trois ou quatre mots dans la feuille pour s'en inspirer en cours de rédaction. Cela pourrait permettre de créer des associations intéressantes autour de points que l'on chercherait à mieux cerner. Il pourrait y avoir l'E.A. ultra-rapide, l'E.A. en parlant, l'E.A. tournante... que sais-je encore ?
Ouais ! Eh bien cette E.A. tournante que j'avais signalée à titre de simple possibilité, nous l'avons réalisée la semaine dernière. Soudain, l'un des membres de notre groupe en a eu l'idée. Et ce qu'elle nous a offert nous a vraiment étonnés. Nous écrivions des sortes de vers tournants ou, plus exactement, des lignes tournantes en prenant soin de faire circuler très rapidement les feuilles afin que notre pensée consciente n'ait pas le temps de contrôler ce qui s'écrivait. Et chacun de nous était étonné par l'imprévisibilité et l'incohérence des images verbales qui surgissaient en lui comme des fusées éclatant dans le plus aléatoire des feux d'artifice.
La transposition de l'E.A. au collectif doit sans doute provoquer la dissolution des dernières censures. Et l'inconscient en profite pour se manifester plus librement que jamais. Voici par exemple, la série qu'une même personne avait été amenée à produire ce jour-là :
« Les plus fous sont les autres
Les grimoires s'organisent
Plus éteint qu'un fromage
Regarde si Narcisse passe
Ris comme un désargenté
Moi dit l'autre emmitouflé
Jamais je n'aurais cru Cervier
Repose, hippopotame, sur ta patte blanche
C'est plus sûr de tenir le démon
Mais à l'envers, fourrure d'avril
Etincelante et rubiconde fromagère
Verticillité imbécile des mammifères boréens
Rien ne sert de viser juste à côté. »
Evidemment, devant un tel fourmillement d'images insolites, on ne pouvait rester sans réaction. Mais les marchés de poèmes que nous avons bâtis à partir de cela étaient si intenses et si beaux qu'une seconde idée géniale nous est venue dans la foulée : nous avons fait un marché de marché ; c'est-à-dire que nous avons fait tourner une seconde fois les feuilles du premier marché afin d'accrocher de nouveaux haillons de délire à ces neiges cristallisées. Cela produit de tels effets que nous reprendrons certainement cette E.A. tournante qui engendre si facilement de telles constellations.
La réécriture
Dans le domaine de la manifestation de l'inconscient nous pouvons maintenant parler de la réécriture.
CONSIGNE
On part de trois mots à soi. Ou bien chacun fournit une lettre et on fabrique trois mots. Par exemple avec les lettres b,v,i,l,a,o,x,u,r, on peut penser à : lavabo... taxi... vrille... On les écrit en colonne
1 lavabo
taxi
vrille
Et, à partir de là, chacun réécrit ces trois mots plusieurs fois en laissant monter tout ce qui se présente. Pour moi, voilà ce que ça a donné :
2 lavabo étincelant
taxi hypocrite
vrille inefficace
Je ne vois pas bien ce qui rend le taxi hypocrite. Mais mon inconscient, lui, sait ce qu'il veut. Obéissons-lui, sans nous poser de question et sans ralentir la réécriture.
3 Lavabo étincelant d'ordure
Taxi hypersulfite d'ordure
Vrille inefficace et rance
Pouah ! Ca sent mauvais. Vite, réécrivons :
4 Lavabo bavant des ordures vinaigrées
Taxi hyper suffisant d'ordonnance
Vrille inefficace et dormant sur la Rance.
Continuons.
5 Bavant, baveux des écarlates vinaigrées
Taxé d'importance et d'abrutissement
Vrille inefficace commerce peu rentable.
Tiens, c'est curieux cette fois, je n'ai pas ajouté de mot, mais j'en ai changé plusieurs. Dans quelle intention ? Ai-je une direction inconsciente ? Continuons pour voir.
6 Rêveur éblouissant des étranges lucarnes
Colonel ataraxique qui boit plus qu'il ne faut
Vieille fille nuancée par un souci opportun.
Ah ! ça y est, j'y suis. Ce que j'ai présentement en tête, c'est le programme de la télé (les étranges lucarnes) de ce soir sur « Le Secret des Dieux » (avant le débarquement de 1944) feuilleton où il y a, en effet, une vieille fille et un colonel. Cette idée n'était certainement pas présente dans les premières réécritures. Estce que c'est le mot militaire « ordonnance » du 4 qui a permis la fixation de cette idée ? Je ne sais. Je pense qu'il y avaît, à ce moment précis, égalité totale de chances entre les idées à expulser. Tout était possible pour chacune. Un rien pouvait la faîre basculer dans le vide-ordures. Cependant, le 5 n'apporte pas grand-chose en confirmation de l'hypothèse construite sur la présence du mot militaire « ordonnance » du 4. Mais il se peut qu'on « saute une génération ». Et que c'est dans l'idée paire qui suit (6) qu'une idée paire (4) précédente se poursuit. On ignore tellement le fonctionnement de l'inconscient. C'est peut-être comme dans les débats où l'on répond souvent à l'avantdernière personne.
Dans le numéro 5, il n'y a que « écarlates » qui, sans rien apporter de signification par lui-même, n'en prépare pas moins la levée de « étranges lucarnes » qui est un anagramme très grossiers de « écarlates ». Et ce sont ces mots, qui signifient télé pour le Canard Enchaîné, qui ont peut-être, à eux seuls, suscité le colonel et la vieille fille. D'ailleurs, à propos de télé, il y avait aussi le mot « abrutissement » dans le 5. Cela n'a d'ailleurs aucune espèce d'importance. Cependant cette histoire de mois qui montent des profondeurs me plaît. Et correspond certainement à une réalité. Arrêtons-nous y un instant car là réside peut-être une certaine explication du plaisir de l'écrit.
Il se peut que, dès la première écriture des trois mots initiaux, quelque chose en moi a senti qu'il allaît pouvoir se saisir de l'occasion pour développer ou plutôt, expulser quelque chose qui était à dire.
- Oui mais, qu'est-ce qui est à dire ? De petites préoccupations comme la télé du soir ou des choses beaucoup plus fondamentales ?
- Pour moi, 1944, c'était important. Cependant, je crois que, comme le vôtre, mon quelque-chose-en-moi est incapable de faire le tri. Il est lourd, empoté, maladroit. Il ne sait qu'une chose ; il a son boulot à accomplir ; débarrasser le magasin de tout ce qui l'encombre. Et il prend, par n'importe quel bout qui dépasse, la première chose qui se présente. Il la jette et elle se pulvérise en ondes sonores.
Freud seul sait à quel point mon magasin est encombré. Depuis le temps que, comme tout un chacun, j'accumule des mots refoulés en me retenant de parler au clair, ça s'entasse, ça gonfle, ça m'étouffe. Aussi, tous les moyens sont bons pour expulser les petites ou les grandes choses, pêle-mêle. En réalité, le mieux, le meilleur, l'idéal ce serait de pouvoir toujours parler simple, clair, vrai. Mais ce n'est pas toujours possible. Alors, on habille son langage, on voile ses mots, on utilise des symboles plus ou moins transparents. A défaut, et en attendant de pouvoir parler nu.
Je suis sûr de ne pas rêver en écrivant ceci. En effet, nous avons trop souvent constaté, dans nos groupes, qu'il suffisait de quatre ou cinq réécritures pour voir un souvenir d'enfance totalement oublié nous sauter à la figure. Il se faufile jusqu'à la surface en profitant des hésitations, des gauchissements du fil de la pensée que provoquent les rapprochements insolites de sonorités. Car il semble bien que cela se passe au niveau des sonorités - des phonèmes - et non au niveau des significations. Et, précisément, les petits bouts qui dépassent et que le grand maladroit saisît, ce sont les phonèmes. Par exemple, on pourrait s'imaginer que « La Rance » aurait dû introduire « lard rance » qui allait mieux dans le sens de l'idée de mauvaise odeur qui avait commencé à s'exhaler. Eh bien, pas du tout, ça s'est transformé en « commerce rentable ». Le ran ce est devenu ce ren.
C'est dire le tâtonnement inconscient qui s'opère ou, pour mieux dire, la gymnastique acrobatique qui s'effectue constamment en nous. Et que nous ne percevons généralement pas dans la vie courante. Mais des techniques comme la réécriture, qui nous délivrent de l'obligation sociale de signification, nous permettent d'entrevoir ce qui doit se passer quand nous laissons à nos phonèmes emmagasinés la liberté de jouer et de s'associer comme ils l'entendent. Ou, plus exactement, dans la direction que l'inconscient tente obstinément de leur faire prendre.
Mais, déjà, si on donne à celuici l'occasion de faire ce travail-là, même sans qu'on n'y prenne garde, il nous procure un plaisir étonnant. Sans trop qu'on sache pourquoi, ni d'où nous vient cette impression si jouissive de dégagement, de soulagement, de libération qu'est la source profonde de notre joie de communiquer.
Je suis tenté de poursuivre ma réflexion sur ce thème. Il y a derrière tout cela quelque chose qui m'intrigue et que je cerne mal. J'ai d'abord refait l'expérience. J'ai réécrit vingt-quatre tercets à partir des trois mots - lavabo, taxi, vrille qui se sont d'ailleurs perdus en route. Cette rédaction ne m'a pas coûté puisque c'est cela ma technique de prédilection ; puisque j'ai un plaisir immense à guetter ce qui va pouvoir surgir, à discerner dans la neige qui se dissipe sur l'écran le problème de l'heure ou le souvenir qui se constitue.
Eh bien, à la fin de la série des 24 réécritures j'étais en train de m'engueuler copieusement. Et je crois assez bien savoir pourquoi. Je devrais avoir le courage de faire un pas audacieux dans un certain sens et je ne m'y résous pas. C'est bien mon problème prinicipal du moment. Et tout naturellement, les réécritures ont débouché là-dessus. C'est bien loin de la télé, cette fois. Et plus près de ma réalité profonde. Mais pour y parvenir, j'ai dû creuser plus loin que le premier sable humide ; on ne trouve pas la nappe d'eau immédiatement, au ras de la surface.
Cette réécriture a été reprise par d'autres personnes. Elle leur réussit également. Et peut-être que le lecteur lui-même s'y est essayé à partir de lavabo... taxi... vrille... ou de trois mots à lui.
Une dernière remarque : il s'agit bien de trois mots. Nous avons essayé avec deux mots, puis avec quatre, mais ça ne fonctionne pas. Je crois bien savoir pourquoi. Quand on arrive à la troisième ligne, on a suffisamment perdu de vue la première ligne pour pouvoir réaliser des associations vraiment libres sur le troisième mot. Et quand on retourne à la première ligne, on retrouve un domaine tellement différent de la troisième qu'on se sent à nouveau disponible. Mais on n'est pas tout neuf car les associations qu'avait déclenchées la réécriture de la première ligne se sont mises à fructifier souterrainement pendant qu'on se préoccupait consciemment de la deuxième, puis de la troisième ligne. Et elles tombent directement et spontanément sous la bille quand on revient à la première ligne. Et c'est vrai, évidemment, pour chaque réécriture de chaque ligne. Le rythme ternaire convient vraiment à la facilitation du travail de l'inconscient que l'on cherche ici. Et ce n'est pas du tout étonnant qu'on obtienne ces résultats-là.
Maintenant, je vais sortir du cadre de la présentation de techniques collectives. En effet, j'ai voulu approfondir la question du rôle des phonèmes en utilisant une technique qui pourrait être reprise et développée. Ceux qui sont intéressés comme moi par cette histoire des phonèmes enfouis ne négligeront peut-être pas les quelques pages qui vont suivre. J'ai pensé un moment qu'elles étaient trop rebutantes pour être insérées dans cet ouvrage. Mais l'intérêt manifesté par plusieurs personnes de mon entourage m'a décidé à les conserver. De toute façon, on pourra passer directement au chapitre suivant.
La réécriture d'un mot
Au lieu de prendre trois mots, je n'en prends qu'un. Et je n'en réécris qu'un. Je prends le premier qui se présente. Ou bien je le crée artificiellement en pointant quelques lettres, au hasard du stylo, sur un texte imprimé. Je vous livre mes séries qui m'étonnent encore. Voici la première:
- graille - grille - grenouille - gribiche - cibiche – gribiche - grichette - bichette - bidouille - bigoudi – cagibi – biribi - gribouille.
Quand je suis arrivé au dernier mot: gribouille, il m'a semblé que mon petit cinéma intérieur s'est aussitôt arrêté. J'ai senti très nettement que c'était comme si j'avais obtenu un résultat et même, le résultat. J'avais l'impression que, depuis le début, je tournais autour. C'est comme lorsqu'on s'amuse à lancer des cailloux sur une ampoule grillée, placée à dix mètres. On encadre l'objectif, tantôt plus près, tantôt plus loin, non trop à gauche, non trop loin, cette fois-ci trop à droite. Et puis, soudain, on tape dans le mille : ploof !!
C'est exactement ce que j'ai éprouvé. Il y avait en moi comme une tension. Je sentais que je m'approchais tout près ; par moments, je l'avais « sur le bout de la langue ». Puis je m'éloignais pour revenir encore, brûlant et refroidissant comme dans le jeu de cache-tampon. Mais quand, au bout de la série, j'ai trouvé « Il gribouille », j'ai su que je n'avais plus rien à chercher. Ca a été la détente complète, le vide absolu, le relâchement total. Comme si un condensateur s'était brusquement déchargé.
Mais je pense qu'il serait intéressant d'examiner d'un peu plus prés ce qui s'est passé. Il me semble que dans l'espace des phonèmes : g,a,y,r du premier graille, le mot gribouille qui m'habitait depuis plus de trente ans pouvait se glisser. Le gri s'est tout de suite mis en place ; le ouille ne s'est présenté que deux fois parce que le b était associé au i et ne pouvait s'en séparer. Le b a même précédé le g un certain temps. Puis tout s'est remis en place et mon mot est apparu.
Mais je crois pouvoir dire que c'est quand je me suis détendu sur le bi que le ouille a pu prendre sa vraie place. Pour moi, la réapparition des mots que l'on cherche n'est pas une affaire de volonté mais de détente et presque d'abandon.
Je peux dire exactement la même chose : « Je brûle, je gèle, ça y est, j'ai trouvé » pour une deuxième série de mots :
« surgir - vagir - vagissement - agissement - agencement - rugir - régir - bouger - décider - cidre – vacidre – bêcher - béchir - rougir - rougissement - rugissement - rugicide - régicide. »
On sent, là aussi, que l'esprit tâtonne maladroitement vers la solution et qu'il se fixe, provisoirement à ce qu'il considère comme le phonème juste ou l'ordre exact des phonèmes. Et si on ne persévère pas, on reste en rade. Je suis sensible à cela parce que j'utilise souvent ce procédé pour retrouver les mots qui m'échappent. Et, de plus, j'ai trouvé un truc qui me facilite le travail. Je vais, par exemple, essayer de retrouver le nom d'un joueur de foot de mon adolescence. Je commence : Fraval - Flohimont - Fortin - Formi - Folton. Ça y est ! Cette fois, ça n'a pas été long. Ceux qui aiment analyser verront comment les choses se sont mises en place à partir de Fraval qui était le nom d'un partenaire du joueur. Le F et le L sont apparus très tôt. Puis les sonorités en O et ON se sont mises en place. Le T final est disparu. Il y a eu également le retour aux deux syllabes, l'hésitation entre les deux liquides R et L et l'égarement de l'avant-dernier mot. Et si je m'étais embarqué dans une série Toufal - Toufol - Tonfol j'aurais trouvé également car je connais le truc qui est d'inverser: Tonfol = Folton.
On peut également travailler à deux. Par exemple, on recherche le nom du mari d'une cousine éloignée de ma femme. Je commence par n'importe quoi : - Gorges du Verdon. Elle enchaîne : Gorges verdâtres. - Moi: Gorges à croupetons. Elle : Gorges à quatre pattes. – Moi : Georges à quatre pattes. Elle : Georges acariâtre. Nous : Ça y est : Georges Arraca !
Moi, ça m'émerveille ce tâtonnement de l'esprit sur les phonèmes. On ne s'en sert pas assez. On se fatigue inutilement. Alors qu'en procédant à une brève analyse on retrouverait plus facilement le mot qui nous échappe quand on en a besoin
Pour le plaisir, essayons une troisième série :
« Criminologie - incriminer - récriminer - incrimer – crenmine - endocrine - crinotine – crini -clinique... »
Non, cette fois, c'est trop artificiel. Je ne joue pas le jeu. Je ne me laisse pas aller. Je me place en position d'observateur attentif. Mon conscient entrave le travail de mon inconscient. Et je sens que je m'énerve. Et, justement, c'est surtout ce qu'il ne faut pas faire. Le subconscient n'affleure que dans la détente. Il affleure dans les situations répétitives qui engourdissent un peu l'esprit : à la pêche, par exemple, quand l'eau coule et change constamment, dans une continuité poursuivie. Ou à la messe quand les sons de l'orgue se déroulent dans une continuité de notes, sans accidents notables qui réveilleraient l'attention. Ceci, dans un clair-obscur habité de reflets mélangés, et immobiles.
Cette litanie des mots que j'écris, cette psalmodie, c'est peutêtre un bercement pour susciter la rêverie. Et un mot-clé en profite pour remonter des profondeurs. Cela me fait penser que dans nos écritures automatiques, ça balance souvent:
« Si le chien en sauvage » renage dans mon atmosphère, la prunelle enamourée sera derrière les volets verts. Une odeur saugrenue guette mes joyeux visages et l'insupportable orage remonte sur mes flancs nus. Alleluia d'amour divine, je vous devine sans mes tourments etc. etc. »
On sent là, l'utilisation d'un procédé vieux comme le monde, procédé que l'on retrouve dans les litanies, les complaintes, les chants, les poèmes à rythmes et à rimes, la musique, le bercement, le vaudou...
Le premier mot : gribouille est un mot-clé pour moi. En effet, je me souviens qu'il y a plus de trente années, le directeur de l'Ecole Normale m'avait traité de Gribouille. Et toute la promo s'était esclaffée. Je ne savais pas que j'avais été mortifié au point qu'il me soit resté une marque à effacer.
Le second mot : régicide m'intrigue davantage. Est-ce que j'avais été frappé par le récit du supplice de Ravaillac ? J'avais onze ans. Le maître nous avait parlé des quatre chevaux qui tiraient et des tendons des articulations qui résistaient. Maintenant, j'ai mal à l'épaule, à la suite d'une chute. Et ça pourrait être une explication très plausible et pas du tout farfelue de l'apparition du mot. Malheureusement, il est apparu avant ma chute c'est dommage parce que ça aurait fermé ma question.
Alors, il faudrait peut-être chercher du côté du complexe d'Oedipe. Moi qui aimais tant mon père, j'aurais rêvé du meurtre du roi ? Et j'aurais refoulé cette pensée ? (A moins qu'il ne s'agisse du meurtre de ce maître autoritaire). Peu importe l'explication du mot d'ailleurs. L'essentiel c'est que ça me fasse tant de bien de faire resurgir ces mots si profondément enfouis. Oh mais, attendez je me sens prêt à nouveau :
crinoline - acrimonie - crémone – crémonîtoire - crématoire - crime atroce - criminelle – criminologie - criminimini - cryologie - l'acrimonie.
Eh bien, ça y est, une fois de plus : le dernier mot épuise entièrement ma pulsion d'expulsion. Et, là encore, j'ai une explication. En effet, dans trois jours, je vais prendre le train pour rejoindre un groupe où régnait autrefois une amitié sans faille. Mais maintenant, c'est l'acrimonie qui s'y est installée. Et ça me pèse vraiment.
Mais on pourrait me dire :
- Mais, dès le deuxième mot, tu avais trouvé : acrimonie. C'est exact. Cependant, le vrai mot, c'était « l'acrimonie ». Et ce simple L change les choses. En effet, autour des phonèmes de acrimonie pourraient flotter des idées d'âcreté, d'acier, d'accroc. Mais l'acrimonie c'est différent. Je vais m'amuser à faire une liste des idées auxquelles pourrait se référer ce mot. Je pourrais penser à :
Lacryma : larme
Lacryma Christi : vin d’Italie que nous avons bu récemment dans une fête de famille.
Lacédémone : ville grecque où un héroïque enfant s'était laissé manger le ventre par un renard volé.
La crémone : mot favori d'un pion qui nous détestait mon frère et moi, quand nous étions enfants.
Crémone : ville d’Italie où on fabriquait des violons. Et peut-être celui sur lequel jouait Mozart, l'héroïque enfant.
La sacrée Simone : peut-être une fille pour laquelle j'aurais eu des désirs refoulés.
La Simonie : la vente d'indulgences dont j'aurais certainement besoin.
Je pourrais continuer dans cette voie. Mais il ne faut pas se faire d'illusion : il faut se lever de très bonne heure pour mettre le doigt sur la bonne explication. Et ce n'est souvent qu'une explication provisoire. L'inconscient, ça ne se déchiffre pas comme ça. Cependant, quand il cherche à se donner du plaisir, souvent il nous en donne. N'est-ce pas l'essentiel ?
Cependant, en la circonstance, j'incline très fortement à penser que c'est bien de l'acrimonie qu'il s'agit. Mon rêve de ce matin m'en fournit une forte présomption. C'était un rêve agité, rempli de tensions, de luttes au cours desquelles j'étais très agressé verbalement. Il s'est terminé par l'exclamation de quelqu'un :
« Il y a de la crinoline et Paul ne fait pas ce qu'il faut ».
A mon réveil, j'ai essayé de déchiffrer ce rêve comme je m'amuse à le faire souvent, sans beaucoup de succès d'ailleurs. Mais je n'ai rien trouvé. Et c'est précisément par ce mot crinoline qu'a débuté ma vraie troisième série ! C'est bien vrai que je ne fais pas ce qu'il faut : je me tais, je laisse faire, je n'agis pas, je n'aide pas ceux qui voudraient lutter pour empêcher qu'elle ne s'installe, l'acrimonie. Et certainement, ça ne doit pas me donner bonne conscience.
Mais ce n'est peutêtre pas non plus par hasard que j'écris ces derniers mots. J'ai peut-être, en ce moment, mauvaise conscience à parler ainsi de moi, de mes rêves, de mes mots-clés, de mes idées. Le moi n'est-il pas haissable ? Est-ce que je ne donne pas à mon propos une tournure trop personnelle ? Eh bien tant pis ! C'est un passage que l'on ne pourra éviter. A un moment ou à un autre, l'écriture collective débouchera nécessairement, non seulement sur une production personnelle, mais, également, sur des idées, des interrogations, des jouissances personnelles que l'on devra au groupe et que l'on paiera en retournant au groupe pour en multiplier encore plus les bénéfices. Alors j'ai bien fait de descendre à mon niveau si j'ai pu convaincre le lecteur que c'est intéressant d'écrire, que ce n'est pas rien, que c'est plus fondé qu'on ne le croît, que c'est une aventure qu'il faut vivre, que ça permet de déboucher sur des inconnus...
Evidemment, on pourrait encore nous dire que c'est regrettable de s'arrêter ainsi en chemin, que nous n'allons pas assez loin, que nous devrions chercher à comprendre ce que recouvre cette production de parole dans nos groupes...
Oh ! non, nous avons une telle perspective de plaisirs à découvrir que nous n'allons pas nous arrêter à ce qui nous est si difficilement accessible.
Je crois avoir déjà signalé à propos de l'acrostiche et de l'écriture automatique que, parmi les registres possibles, on peut avoir un registre principal. Le mien, celui qui me convient parfaitement, c'est la réécriture. Et maintenant, j'ai sur ma table de travail un poème qui n'avait que deux lignes au départ. Et je le réécris de temps en temps. Il a maintenant une quinzaine de pages. Cependant je ne peux pas me le dissimuler : des mots reviennent souvent : il y a des constantes. Peut-être irai-je les regarder un jour. Mais j'ai une certitude : j'ai un très grand plaisir à l'écrire : les mots montent des profondeurs et éclatent comme des bulles à la surface, dans un sentiment de libération, d'allègement, de détente, de mieux être inexprimable qui ne dépend nullement du sens que je pourrais leur accorder. « A dire ses mots parfois on s'en soulage ».
Tiens, à propos de réécriture, on pourrait penser à la réécriture tournante où l'on réécrirait la phrase du précédent en laissant venir des associations. Et ce serait curieux de faire « son » marché après cela, en relevant tout ce qu'on a écrit. Eh ! bien, si l'occasion s'en présente... Mais voici une lettre d'Annie.
- J'ai envie de dire comment, avec un peu de recul maintenant, je ressens tout ce qu'on a fait pendant ces séances « d'écrit ». Ca a été la découverte d'un domaine inconnu, de pouvoir jouer avec les mots, de s'enivrer avec.
Mais aussi cela sur deux ans. Ce n'est pas en six mois que j'aurais pu commencer à faire craquer ma carcasse protectrice. La peur des mots qui vont me révéler aux autres alors que je ne veux montrer que le côté que je trouve « bon » aux autres. Le jugement des autres et la crainte de se montrer telle quelle. Et puis, après, la découverte que les autres sont pareils, ont leurs problèmes, leurs angoisses, leurs folies. Et puis, une fois que les mots qui font peur sont écrits, réécrits encore et encore, voir que finalement, ils n'ont plus autant de pouvoir. Et puis alors, la sensation de liberté dans l'écriture et la jouissance des mots, l'invention.
Le mot que j'aimais beaucoup : « crusmiellé », il est toujours dans un petit coin. Et je me le dis parfois. Et ça m'émerveille toujours. Et puis et puis... surtout, je crois, le fait que tout est à découvrir, à inventer. C'est comme une porte ouverte, seulement entrebaillée pour le moment, mais qui ne demande qu'à s'ouvrir complètement. Et puis, non seulement, cette jouissance de l'esprit, mais aussi tout le bien que ça fait sur mon comportement, plus de sûreté de soi mais plus en profondeur. Après tout, chacun est ce qu'il est, Chacun a des tas de petits coins secrets à défricher. Et ça vaut le coup de tenter de les chercher plutôt que de rêver de ressembler à une image qui ne correspond pas plus profondément à ce que je suis.
J'ai essayé de jeter sur le papier mes impressions d'ensemble de l'apport que j'ai eu de l’I.U.T. En écrit sur tout d'ailleurs. Mais c'est toujours dur de figer des sentiments sur le papier (là je trouve que le mot restreint). C'est vraiment formidable toute cette expérience que j'ai faite. Et j'en ressens les conséquences dans tout mon comportement. Mais ce n'est pas tous les jours facile de se montrer comme on est. C'est pas grave, ça viendra. »
Annie.
Avant de poursuivre, je voudrais faire appel à un second témoignage : celui de Claude Nougaro (interview d'Ouest-France)
« Rien, chez moi n'est délibéré. Je suis finalement le premier témoin de ce qui se passe en moi. Et j'ai pour mission première d'être l'exécutant appliqué de certains événements qui naissent dans les fibres de mon esprit ou de mon muscle mental. Mais tout est le fruit d'un mûrissement intérieur, d'une réflexion, d'une tension, d'un désir sourd qui, peu à peu, font leur passage. »
« Je dois me débarrasser de mes germes. D'autres textes sont encore bloqués en moi. Je suis à l'intérieur de moi comme à l'intérieur d'un labyrinthe. Je marche à travers des parois, mais butte sur un mur. Je suis toujours prisonnier de quelque chose et il me faut limer un barreau pour retrouver un espace neuf. Il y a en moi, quelque part, quelque chose d'incarcéré qui demande à être libéré. »
« Il n'y a jamais d'état de paix entre les mots et moi. Je suis manipulé par des forces: il faut que je les exprime. .. Mais j'aime cette torture. »
Eh bien, il semble que nous ayons trouvé récemment le moyen de faciliter l'expression de ces forces dans un groupe qui se réunit hebdomadairement depuis plus d'un an. Voici à quel schéma général de séance nous nous maintenons actuellement (provisoirement ?)
A - Lecture d'un montage de textes. B - Technique de rire. C - Marché de poèmes. D - Marché de marché. E - Parole.
A Il s'agit d'un montage très court de quelques extraits de textes auxquels le groupe avait réagi lors de la séance précédente. Ça nous met tout de suite en forme.
B Plus que d'une technique de rire (il nous est simplement donné en prime), il s'agit d'une désarticulation, d'une réduction du langage à un assemblage hétéroclite de mots et de phonèmes.
Prenons la dernière en date :
Désarticulation du langage
Quelqu'un lit de manière presque totalement inintelligible un texte inconnu. Chacun transcrit alors sur la feuille une première phrase à partir des phonèmes qu'il a repéré en réalité ou en imagination. Par exemple, à partir de cette phrase que je viens d'écrire :
« Chat qui crie dehors dans les feuilles printanières départ des faux-nez récupérés dans une mauvaise pagination. »
Le suivant réagit comme il veut à cette première phrase. Et les suivants réagissent ad libitum aux réactions. Cela donne un salmigondis, une cacophonie de sons et de sens.
Là-dessus, on fait un marché de poèmes où l'inconscient s'emmêle. Et il est parfois si riche d'images insolites qu'on songe à un marché de marché. Puis, on parle là-dessus ou on invente une autre technique pour redescendre sur terre.
Voici quelques autres techniques de départ de ce type :
- écriture très dérangée d'une phrase pensée.
- inventaire délirant.
- définition abracadabrante de mots restés secrets.
- début de récit incohérent
- éléments fous d'un rêve.
- déformation d'un vers ou d'une expression :
« Comme un vol de fers chauds - un citron flâneur - un en peuplier des sentiers de fer - la panacée au vermicelle. »
Il semble bien qu'en travaillant de cette façon, on se préoccupe de provoquer un désordre qui se révélera organisateur. « C'est en se désintégrant que le Cosmos s'organise ». Mais les feuilles qui tournent engendre des interactions entre les éléments de ce chaos. Des atomes de pensée se constituent, puis ils en viennent à s'organiser en molécules, puis en corps beaucoup plus complexes... Et on arrive ainsi à un ordre d'expression qui nous plaît et enfin à un super-ordre qui nous ravit. « Désordre interactions - organisation - ordre, c'est le tétralogue de l'univers » (Morin). Et on devient ainsi les témoins étonnés et heureux « des événements qui naissent dans les fibres de notre esprit, de notre muscle mental ».
Mais à la fin de la séance, alors que nous avons approché de la plénitude et presque de la saturation, il nous faut bien nous séparer. Alors, immédiatement s'installe en nous un germe de frustration qui va se développer tout au long de la semaine. L'impatience va nous gagner et nous aurons hâte de nous retrouver pour nous vautrer, pour commencer, dans un nouveau beau désordre. Et comment, de cette façon, la cohésion du noyau des participants n'irait-elle pas en se renforçant; ce qui enclenche régulièrement une augmentation de son pouvoir d'attraction. C'est ainsi que de nouvelles personnes vont s'installer pour commencer sur la seconde orbite, en attendant de se rapprocher du centre, si leurs disponibilités, leurs pulsions, leurs affinités pour l'écriture en décident ainsi. Mais, à force d'hyper-concentration, le noyau central en viendra peut-être, lui, à s'éclater en biographies, théâtres, musiques...
Pour revenir à la réalité, terminons ce chapitre par un extrait d'un commentaire de la pensée de Jacques Lacan.
« Selon Lacan, l’inconscient, lieu privilégié de la parole, est structuré comme un langage, ce qui permet d'utiliser la linguistique pour l'analyser. Il disait :
« Un enfant se cogne contre une table et l'on va dire que cette experience lui apprend le danger des tables. Eh bien, c'est faux ! Quand l'enfant heurte la table, ce n'est pas devant la table qu'il est placé, mais devant le discours que lui font immédiatement ses parents(…) Le sujet est constitué par le langage et non le contraire. »
LE DEUXIÈME PALIER
Les Cinq Collines
Je me suis consacré, jusqu'ici, à l'examen de la trajectoire qu'on pourrait proposer à un groupe d'écriture. Je pense qu'il peut être utile, maintenant, de faire le point des quelques idées qui se sont, peu à peu, imposées à nous. Ce qui frappe tout d'abord, c'est la rapidité de l'accès au deuxième palier qui est celui du rire la première étape, très courte, étant l'introduction à la liberté d'écrire Il convient d'interroger un peu cette réalité.
Le rire apparaît surtout au début. Il semble même que les premières pépites d'une expression plus engagée ne peuvent apparaître qu'après un long lavage préliminaire de rire. La constance de son apparition m'a longtemps interloqué. Au début, je n'y prenais pas garde parce que j'étais trop occupé à rire moimême. Mais par la suite, à force de m'interroger, j'ai pu en discerner quelques éléments. La source principale, à mon point de vue, c'est l'attaque des interdits. On peut, je crois, affirmer que le grignotement de l'un des cinq interdits suivants : la folie, le sexe, les excrétas, la loi, la mort provoque, automatiquement, une hilarité irrépressible. Nous allons les examiner successivement.
La folie
L'attaque se réalise principalement au niveau de la destruction du langage. Pouvoir écrire ce que l'on veut, comme on le veut, c'est à ne pas croire. Il faut dire que dans la vie ordinaire, on nous a appris, très tôt, à contrôler notre langage. On nous y a même rudement contraint dès la prime enfance.
- « Allons, cesse de dire des imbécillités ! As-tu fini de faire l'idiot ? Tu ne peux pas parler comme tout le monde ? Tu n'as pas honte ? Qu'est-ce qu'on va penser de toi ? Qu'est-ce qu'ils vont penser les gens ? Qu'est-ce qu'ils vont penser de nous si on te laisse faire le fou ? Parle comme il faut, je te prie ! Dis merci. Demande pardon. Dis « s'il te plait » - Fais attention à ce que tu dis - Ne dis pas de bêtises - Pourquoi qu'tu causes comme ça ? »
Maintenant encore, quand un message oral n'est pas signifiant, il devient immédiatement suspect. Suspect de folie. Et celui qui l'a énoncé risque d'être aussitôt rejeté, condamné, isolé. « Cachez ce singe, qu'on ne saurait entendre » A moins qu'il n'ait pris la précaution d'écrire son émission verbale dans le cadre d'une activité légalement reconnue : chanson, spectacle, poésie.
C'est qu'il faut tout de suite circonscrire la folie. Les gens ont tellement peur que leur propre folie n'échappe à leur contrôle qu'ils se hâtent d'annihiler toute odeur de déraison dans l'environnement de peur d'être entraînés sur cette pente socialement très dangereuse.
Et pourtant, lorsqu'on est enfant, quelle propension naturelle au délire verbal !! Ma longue expérience de la créativité enfantine me permet presque d'affirmer que cela correspond à un besoin de dérégler les règles pour mieux les assimiler. Et à un tâtonnement intensif pour maîtriser les divers éléments de la communication par essais sur les timbres, les hauteurs, les intensités, les durées, les attaques, les positions de la langue ou des lèvres, les variations du souffle, etc. Cela correspond également à un tâtonnement d'expression et même de projection par gémissements, plaintes, appels... Il semble que ce soit une étape obligée, normale, naturelle même. Et pourtant la société la réprime impitoyablement par la famille et l'école. Il faut tout de suite devenir adulte, c'est-à-dire : enfant aliéné. Alors que l'enfant rêve d'expérimenter et de transformer le monde, il faut qu'il apprenne à s'adapter au monde hiérarchisé.
Cette très forte coercition ancienne - et actuelle - est toujours fortement ressentie parce que la pression interne de la parole reste constamment présente en chacun. Et l'on conçoit aisément quel lot de souffrance ça peut apporter. C'est pour cette raison que la première liberté que donne le groupe d'écriture est si intensément appréciée : « C'est pas croyable ! On n'a jamais connu ça ».
C'est d'ailleurs la première certitude que le groupe doit se préoccuper d'offrir aux participants : ici, on écrit ce que l'on veut, comme on le veut, sans jamais avoir à craindre d'être sanctionné pour ses audaces de langage ou son orthographe. Et c'est aussi pour cette raison que l'animateur et, s'il se peut, deux ou trois initiés, doivent dérailler généreusement dès la première technique du mot tournant.
Le premier tour de participation des nouveaux venus est souvent très modéré : leur chien de déraison est bien tenu en laisse. Mais, dès le deuxième tour, ils ont compris. Et leur cabot dé-laissé batifole comme un sauvage en aboyant dans tous les coins. Quel merveilleux soulagement, pour une fois, de ne plus avoir à avoir l'air normal et intelligent ! Généralement - général allemand - c'est la censure, l'exigence de conformité à la norme qui était la règle. Et c'est à elle qu'on s'attaque en premier lieu dans les écrits. D'où le succès infaillible des définitions, proverbes, histoires, inventaires tournants.
Le premier rire naît donc du dérèglement de la parole. Mais il existe plusieurs façons de la dérégler : on peut dévier des sonorités, perturber l'ordre des syllabes ou l'ordre des mots, mêler les ordres de pensée, les angles de vision, déranger l'ordre sérieux ou introduire un mot sérieux dans une suite de folies... Cela nous fait déjà un joli début de canevas. Allons-y voir de plus près en examinant quelques productions spontanées. Prenons par exemple, trois définitions :
Paillasson bulgare : Foin au bulgare de l'autre
Cristal : Cri que lance un garçon d'écurie pour dire où on doit mettre le cheval.
Cheval : dire à ma mère.
On le voit : les à-peu-près les plus-loin, les très-loin même, les au-delà, les choses les plus tirées par l'écheveau, tout est bon qui surprend. Et encore, ceux-ci se tiennent à peu près convenablement. Mais parfois on s'esclaffe inexplicablement pour des trucs qui n'en valent vraiment pas la peine. Par exemple, voici une série minable :
Icône : C'est l'envers de ta cône !
Métropolitain : Le métro poli nous teint
Andouille : de balle en trou de balle
Circulation : circule dans une ville d’Israël.
Il faut que l'ambiance soit vraiment bonne pour que l'on puisse être amené à rire de ça !.
Les à-peu-près sont parfois si épouvantables que personne ne peut les saisir sans une laborieuse et comique explication. Mais cela n'a pas d'importance puisque celui qui les a commis a déjà souri intérieurement et, parfois même, extérieurement,
Le dérèglement des lettres est également très utilisé :
« Le Zinois n'aimait pas la Zine de Mao »
Là, il y a quelque chose de plus qui confine à une sorte de liberté de régresser. On se met dans la peau de celui qui ne peut encore prononcer correctement les phonèmes locaux. la preuve en est qu'un étranger qui s'essaie à la langue du pays a toujours un aspect enfantin. Cet infantilisme calculé repose du sérieux adulte. Il permet aussi de prendre une sorte de revanche. Car on a souffert avant de parvenir à parier « juste » quand on y est parvenu. Et on y a été fortement condamné sous peine de sanctions, moqueries, punitions... Aussi, cela nous procure un plaisir intense de faire des fautes de prononciation à volonté, on se trompe et, non seulement on ne s'en trouve pas sanctionné, mais on en est même gratifié. Quel progrès ! Avant, on ne pouvait pas, on n'était pas autorisé à... et on ne s'autorisait pas à... Maintenant, on peut !
A propos d'étrangers, on imite souvent - de loin - le langage des peuples qui n'ont pas nos phonèmes.
- Pourquoi êtes-vous en retard ?
- Pa que mi papa s'est pèdu dans la mède
- Où est le petit Didier ?
- Le bedit Titier, il est bardi jez lui
- Tommache, je foulais lui tire teux mots
Mais, on a facilement fait pire :
- Caca, pipi coucouil, voyou. Tola splach, chrisbar tin quane di chtroufouilli
- Y a pas que le Popo qu'à des Peltes.
Quel sentiment de liberté, n'importe quoi, vraiment n'importe quoi ! Quelle ivresse, quelle jouissance de pouvoir descendre si bas, tout au fond.
Mais on passe à d'autres dérèglements. Par exemple on parle breton en français :
- Si j'aurais su, je n'aurais pas été venu ici pour être malade.
- Je suis restée quinze jours couchée avec le docteur.
Ou bien, on mélange l'ordre des lettres comme le fait la Comtesse :
- Le train va tarpir. Attention au pédart.
On réinvente spontanément le verlan en inversant les syllabes
- Comme un vol de faugert hors du nièchar talna.
On le voit, tout est vraiment permis, c'est le délire total, c'est la folie.
Je conçois très bien que le lecteur puisse s'en agacer. Ça paraît tellement facile, gratuit, infantile. Et puis, personne n'a vraiment été formé à accepter ce genre de fantaisie. Heureusement, nous ne restons pas longtemps à ce niveau parce que c'est un dérèglement trop mécanique, trop superficiel. Et un délire profond est nettement plus intéressant. Mais il faut permettre aux choses de se construire et les laisser aller jusqu'à leur aboutissement. Les voies de l'expression profonde sont impénétrables. Qui aurait pu penser, par exemple, à ce qui va suivre.
Un jour, nous n'étions pas très en forme ; personne n'avait d'idées. L'un de nous a dit :
- Et si on essayait d'écrire les choses les plus stupides possible.
Alors, on est parti. Et, une fois de plus, on a constaté qu'il suffit de partir. Même de plusieurs degrés au-dessous de zéro. On débouche toujours sur quelque chose d'intéressant. Mais, pour partir bas, ça oui, on partait bas.
CHARADE
Mon premier est la femelle de ton
Mon second est un animal veuf du mâle de mon premier
Mon troisième est un cri d'animal
Mon quatrième est borné sans but
Mon tout est comme cette charade.
Premier = ta
Second = raton, veuf du ton = ra
Troisième = cot, cot = bis cotte.
Quatrième = borné = butté sans but = té.
Mon tout = tarabiscoté.
Le malheur, c'est qu'Alain était spécialiste de ce genre de charade. Il affectionnait celles du genre :
Premier = instrument d'éclairage
Second = instrument de cuisine
Tout = homme célèbre. (Lampe au néon, Pelle à tarte).
En voici une autre de sa veine
« Mon tout est le département d'un petit homme qui a perdu sa poule anglaise : Main-Hen = Ain».
La supériorité d'Alain était évidente. Elle nous a tous bloqués dans un premier temps. Bien fait ! Ça nous apprendra à autoriser les productions individuelles. Mais, par chance, nous avons pensé au correctif, c'est-à-dire au collectif. Chacun démarrait par un premier qu'il ne révélait pas. Le suivant inventait un second d'après ce qu'il avait cru comprendre du premier, etc. Quels rires lors de l'explication finale. Qui aurait pensé que les autres auraient pu aller aussi loin dans le non sense ?
Évidemment, tout cela vole plutôt bas. Mais la fiente de l'esprit peut améliorer le terreau du jardin d'agrément. Et puis, on a besoin aussi de marcher très près de la vie ordinaire, à ras de terre ; ça prépare l'envoi. En fait, on se fatigue assez vite des charades. Il faut trop se tournicoter l'esprit. Cette masturbation intellectuelle se trouve à l'opposé de la décompression, du relâchement. Il faut simplement savoir qu'on peut aussi se détendre vis-à-vis de la logique. Et puis, ce n'est pas si stupide que cela : Freud n'a-t-il pas parlé du mot d'esprit et de ses rapports avec l'inconscient ? Et ce jeu sur les mots est peut-être un pattern de conduite spécifiquement français. A ce propos, j'avais été frappé par le récit suivant d'un rescapé des camps de la mort :
« Quelqu'un s'était évadé du camp. Il avait un nom un peu spécial, mettons : Maire. En attendant qu'il soit repris, les déportés avaient été condamnés à rester debout sur la place d'appel. Il faisait très froid. C'était une terrible punition. Les Russes étaient sombres, en sourde révolte. Les Anglais étaient distants, ailleurs. Mais le groupe des Français était secoué de rires. Ils faisaient des astuces : Il s'est bien déMairedé, il est parti en A-Maire-ique, il en avait Maire,... ».
Pour que de tels comportements résistent à des conditions aussi atroces, il faut vraiment que ce soit bien chevillé au corps. C'est peut-être une défense, un moyen de faire face aux circonstances par la dérision. Ça a vraiment de l'importance. Il ne faut pas mésestimer cet outil de survie. Aussi, on n'a pas à être indulgent, ni par devoir, ni par gentillesse. On a à liberté, égalité, fraternité d'accepter toute forme d'expressions à l'égal des autres. En sachant d'ailleurs que si on continue à aller de l'avant on n'en restera pas là. Mais aussi, qu'on pourra, librement, y revenir.
Voici quelques textes coffrets à l'accueil du lecteur
« Comment sabbat ? - Ça botte et toile à sommier ? - Savate rapiécée – Ah ! bon je suis content pour toi. »
« Qu'ouis-je ? Qu'entends-je ? Que fais-je ? Que fris-je ? Qu'enterre-je ? Qu'espère-je ? Qu'interrogè-je ? Que perceneige ? Qui bourre-je ? De quoi joue-je ? Chez qui cours-je ? Qui secours-je ? Sur qui discours-je ? ».
Tous les légumes seraient de la fête : les petits pois roublards - on a toujours besoin d'eau - les poireaux dégingandés avec une barbe de trois jours, les carottes timides et rougissantes, les tomates enceintes de trois mois, les céleris scélérats sur les bords, les choux-fleurs qui viennent de chez le coiffeur, les choux-frisés naturellement, les pamplemousses pimpantes et douces et le chaton à charmille qui se chatouille en saison sèche sous les chansons soyeuses des sirupeux séringas et les artichauts au coeur et les censettes à papa et les longues bananes si juteuses, si juteuses… »
Voici maintenant, une série de textes écrits dans la même soirée. Ils démontrent que si, au départ, il arrive qu'on se traîne à terre, il arrive aussi quelquefois que l'on se redresse.
Substitution de lettres, de mots
d'expression
1) La gym astique - L'abysse à cliquette - Les pendeurs de fumiers - Et patati et pétris pas ta tarte - Le porc salue l'escadre - Dix pur-sang de TVA.
2) Baiser à nouilles rabattues - La majuscule émascule le minus - Un mince sana incorpore l'anus - Une de pondue, dix de couvées - Tel père, tel déficit - C'est au pied du mur qu'on voit le caleçon - Comme on fait son guili on se touche - INRI, plus maintenant.
3 ) Une de perdue, une dixième qui n'a pas encore voulu de moi - Comme on fait son délit, on se fait enfermer sa jeunesse - Tel père, telle névrose poursuivie - C'est au pied du mur qu'il faut rassembler ses faibles forces pour s'évader - Mettre un enfant au coin... de ses rêves - Se glisser comme une ombre dans sa propre lumière - Pousser les mémères dans les hospices - INRI ra plus jamais.
Le sexe
C'est ce qui suit immédiatement le flirt avec le tabou de la folie ; dès que la parole s'est un peu libérée. Et ce n'est pas surprenant puisque c'est aussi ce qui a été très fortement réprimé dans l'enfance.
En fait, le sexe est apparu dès le début. Mais on ne s'en est pas aperçu parce qu'il s'est contenté de se manifester sous forme allusive ou symbolique... A défaut.
« Il y a longtemps que la sexualité cligne de l'oeil sous les jeux de mots, les fantaisies du regard, les résonances, les homophonies » (VANEIGEM, Le livre des Plaisirs).
Mais, chez nous, il se montre assez rapidement sous son vrai jour, en pleine lumière. Il suffit que quelqu'un fasse un premier pas pour qu'il y ait aussitôt surenchère. Et l'on arrive très vite à appeler une chatte une chatte.
Mais curieusement, on retourne très vite au voilement, car c'est beaucoup plus intéressant. C'est comme s'il fallait habiller le sexe de mots pour le rendre présentable et charmant.
« Mère noire où plonge et replonge un sexe à mesure que la pompe s'amorce et se désamorce. Faire l'amour, c'est brancher le régulateur sur le tensiomètre. Et le gagnant doit faire péter l'appareil. Mais comme les appareils sont réglés pour ne pas péter, y a jamais de gagnant. Et les mecs se retrouvent comme des cons devant les nanas ; eux qui voulaient tellement les épater. Heureusement, qu'elles sont bonne pâte ! ».
Le plaisir du sexe, c'est aussi de tourner autour. Il y a beaucoup à prendre dans les allusions. C'est que l'on s'est nourri, très tôt, de fantasmes. Et on n'en finit pas d'essayer d'en épuiser les jouissances. Il y a beaucoup de degrés dans la sexualité et le premier degré c'est celui des mots. Au début, comme dans la vie quotidienne, la moindre possibilité d'interprétation délictueuse déchaîne des rires homériques. Et cela dure longtemps. Et puis, ça évolue comme dans l'histoire tournante suivante (8 auteurs).
« Je me promène entre les mailles de mon pull. C'est dur, dur, dur. C'est plein de couleurs et de fibres, de cheveux tricotés au hasard. J'arrive soudain à un changement brusque de couleurs. Je passe au marron. Un gros morceau de cuir, d'abord, puis du tissu plus fin, gris marron. Je sens de fortes odeurs de fauves, comme dans les ménageries. Ça sent la petite fille qui se néglige. Je m'aventure encore un peu et là, horreur ! J'ouvre les yeux, les narines, les doigts de pied, la bouche et je vois, je n'ose encore y croire, c'est là, devant moi monstrueux, visqueux, tout un tas de laine noire qui est tapie dans un coin. Pourtant je n'en ai pas. C'est quelque chose qui a pris la forme de la laine noire alors ? Je m'avance prudemment vers cette masse informe. Ce sont des poils de femme. Je m'avance, ça craquète, ça crispaille. Je rampe, je me faufile dans ce matelas de crin. C'est chaud. Jy resterai bien. Mais quelqu'un vient en chercher pour en faire du cordonnet à monocle. Cet intrus a une tête de sagouin mal embouché. Y veut prendre des poignées de la laine. Mais elle résiste. Et soudain, la main du sagouin disparaît. Elle disparaît dans un gant. Et dans cette forêt douce et tendre, elle pénètre profondément. Des soubresauts ponctuent sa pénétration. Elle revient en arrière, rentre à nouveau. La main et la laine se confondent alors. Les doigts s'entrelacent entre les mailles mouvantes et douces, cachées et prenantes. La main se perd, se perd. Où est-elle rendue ? Elle a perdu la boussole, la main. Elle est perdue. Les mailles du filet de laine se referment. La main affolée cherche désespérément une sortie. Elle voit une pancarte « braguette ». Elle s'y précipite, traverse des marécages chauds et doux. Ah ! quelle est loin la douce et ensorcelante mais dangereuse laine. Enfin voici le ciel l'air pur. Le voyage est terminé. Mais on le refera ! ».
S'il faut en croire Michel Foucault, le plaisir de la parole sexuelle, c'est le pouvoir que l'on prend sur l'autre quand on le pousse à parler de son activité sexuelle. Et on reçoit en même temps et en prime, une forte éclaboussure de ce plaisir. Inversement, celui qui est poussé à parler de son plaisir a ce pouvoir de se montrer, ou de scandaliser, ou de résister à l'interrogation qu'on lui adresse. Dans un groupe où l'on peut être à la fois parleur de plaisir et sollicitateur de parole, il peut s'installer un jeu dont on ne saurait se lasser, un jeu d'émois et des autres, un jeu subtil et inépuisable.
Les excretas
(Le caca, le pipi, la sueur, le sang, le vomi, etc.)
Là aussi, la répression a été telle dans l'enfance qu'on s'y vautre un long moment. Et cela déclenche évidemment des rires inextinguibles. Comme chez certains enfants de Claire Brétécher qui se tordent de rire sur le tapis au seul bruit de ce nom osé : pipi.
Il faut croire que, jusque-là, nous n'avons guère eu l'occasion d'utiliser les mots interdits puisqu'à notre âge, il nous faut encore nous maintenir aussi longuement à ce stade. En faisant resurgir les mots interdits, on se venge, on rattrape, on provoque, mais cette fois avec la certitude de vaincre, toutes les personnes qui nous ont fait rentrer ces mots dans la gorge au cours de notre enfance. Et on sait que la vengeance est un plat qui se mange froid. Comme celui-ci est très froid, le plaisir en est augmenté d'autant... Et si nous rions comme des enfants c'est parce que c'est l'enfant qui rit en nous ; celui qui fut condamné a être propre, même dans son langage. Le moment de la propreté, c'est l'aboutissement d'une lutte intense entre l'enfant et les parents. Et si ceux-ci ont gagné, ce n'est que provisoirement. Des revanches seront prises symboliquement ou, parfois même, réellement au niveau de la sexualité. Et, pour commencer, cela se passe au niveau des mots. Signalons à ce propos que l'humour des Japonais, ce peuple si réprimé dès l'enfance, a pour base essentielle la scatologie. On comprend que, nous aussi, nous puissions rire à cet endroit. Même si nous avons également d'autres sujets de rire.
Il n'est pas question de fournir beaucoup de textes sur ce sujet ; on en serait vite écoeuré. Il faut une certaine ambiance. Et puis ça ne se déguste pas seul, ça se partage.
En voici cependant un qui peut contribuer à horrifier, tout en ravissant. C'est d'ailleurs une provocation assez courante : on fait un pas de plus pour montrer qu'on sait aussi oser. Et celui qui lit a d'abord une sorte de haut-le-coeur poli, celui qu'on nous a appris à avoir, pour avoir l'air normal. Mais aussitôt après, déferle souvent le rire, dans un débordement irrésistible de toutes les défenses installées dans notre inconscient par les discours des parents.
« Un livre propre alla se promener sur le boulevard Rochechouart. Il n'était pas d'ailleurs si propre que cela. Il contenait un poil de brosse à dents resté coincé entre deux canules fessues à souhait. Il revint à sa chambre encore chaude où elle dormait et se coucha près d'elle. il dégueula et elle lui fit ramasser ses vomissures. Il se brossa les dents avec de la bave d'escargot. Et le sperme de sa nuit éclata en longues traînées jaunâtres qui dégoulinaient lentement sur la vitre que la chatte léchait. Une fillette qui passait par là en prit sa part et repartit en se léchant les doigts ».
Ces insanités sont bien humaines. Elles sont peut-être la manifestation d'une tendance à la régression vers l'animalité. On pourrait parler aussi de « l'intérieur et l'extérieur » et de beaucoup d'autres choses qui fleurent fort la psychanalyse.
Mais quittons ces territoires où nous folâtrons souvent en hennissant de rire et intéressons-nous maintenant au tabou de
La loi
Si écrire librement, c'est se libérer en premier lieu de tout ce que l'on a refoulé, il est évident qu'on va se saisir de toutes les occasions offertes pour s'attaquer à tout ce qu'il a fallu subir comme oppression ou répression dans sa vie.
Il faut dire que, comme chez tous les enfants, nos pulsions étaient fortes. Et il a fallu que la famille et l'école emploient beaucoup d'énergie pour réussir à nous mettre au pli de la conduite normalisée. Et cette contrainte, cette limitation forcenée de nos désirs s'est marquée en creux dans notre sensibilité psychologique et parfois, dans notre chair. Et ça s'est accompagné souvent de regrets, de rages rentrées, de désirs de revanche, sinon de vengeance et de rancunes longuement mijotées. Aussi, il nous faut toujours essayer de cicatriser ces blessures profondes en les revivant soit au niveau de la parole symbolique - et encore mieux de la parole directe - soit au niveau du corps dans la sensualité et la sexualité.
La plupart du temps, ça prend des formes détournées : on s'attaque aux flics, aux juges, aux ministres, aux présidents. Mais, en réalité, on s'attaque au père, à la mère, au grand frère, à la soeur, aux instituteurs, aux professeurs, aux pions, aux chefs, aux directeurs, aux curés, aux bonnes soeurs, à tous les gardiens de l'ordre et de la loi, aux autorités, aux hiérarchies, aux dirigeants de tous acabits et même aux dirigeants de syndicats et de partis...
Et dans ce domaine encore, il en faut du temps avant que ne commencent à s'épuiser les plaisirs de la dérision, de la ridiculisation, de la plongée dans la boue, dans la merde, dans le feu, dans le sang, dans la mort !
Ceux qui sont familiers des créations vraiment libres des enfants retrouveront là des thèmes qui apparaissent très tôt dans l'enfance. Car, comme le dit Gérard Mendel, la transformation de homo-sapiens en homo capitalistus doit commencer très tôt, sinon la société courrait trop de risques. Mais, très vite également, les enfants entrent dans la résistance, au moins à divers niveaux symboliques.
La notion de loi recouvre d'ailleurs un champ très vaste, la religion y est englobée et les dieux eux-mêmes n'échappent pas au massacre. Chacun y reconnaîtra le sien... Il faut ajouter que nous sommes en Bretagne et que beaucoup d'étudiants ont bénéficié d'une formation catholique très poussée.
« Je sentais que l'abbé était fort et que le pouvoir religieux, c'est tout de même quelque chose. C'est simple, il suffit alors que je lui pique sa soutane. Le pouvoir déshabillé, il vaut plus grand chose. Et le pauvre abbé à poil, avec le peu de chaussettes qui lui restait, ne savait plus que faire de son goupillon, puisqu'il était à poil et qu'un individu à poil, en chaussettes avec un goupillon, il est difficile de croire que c'est un curé prêt à bénir la connerie idéologique. Amen ».
« L'eau tombait de leurs vêtements et de leurs pieds. Ils marchaient tous les trois en silence avec le poids du malheur sur leurs épaules de naïveté. Leur peau d'innocence ne comprenait pas et leurs mains de tendresse pendaient, inertes au bout de leurs bras d'êtres humains. Ils marchaient tous les trois, sur une plage sans fin. Un oiseau bleu voleta au-dessus de leur tête. Cela les fit sourire tristement. Une bande d'oiseaux se posa devant la Trinité et commença à rire d'un rire si communicatif que la Trinité, jusque là très sérieuse et très digne, commença à se rouler par terre. Et le père et le fils et le chien Esprit se toidirent de rire et les oiseaux aussi. Ils se donnaient de grandes claques sur les cuisses. Enfin, peu à peu, ils s'apaisèrent. Alors les trois acteurs altèrent pisser un coup puis ils bafrèrent une omelette avec un kilo de rouge ».
« Sainte-Thérèse ramassa les morceaux du révolver éclaté. Elle réussit à reconstituer un demi-révolver, se visa la tempe et réussit son demi-suicide en devenant un demi-fantôme. Son corps, comme partagé par le milieu, était d'un côté, pur rayonnement et, de l'autre, pure pourriture. Un coin de sa bouche souriait ; l'autre, dégoulinait de putréfaction. Alors, les noirs s'aperçurent qu'elle avait Lisieux bouché ! ».
Je pourrais citer une grande quantité de textes s'attaquant encore plus directement à l'autorité. Mais à quoi bon ? Dès la deuxième séance, il en fleurira de semblables. L'animateur initial risque d'ailleurs gros dans cette affaire, puisqu'il est, au début, l'autorité du groupe et, par conséquent, le support de toutes les agressions de dérision ou de destruction. - S'il est attaqué, c'est bien, c'est que ça fonctionne parfaitement. Réjouissons - nous mes frères !
La mort
Encore un tabou. Il ne faut pas en parier. Alors on la neutralise ; on la circonvient par des mots. Et on se sent si fort en groupe quand on a l'arme du rire !
Il s'ensuit d'épouvantables catastrophes des tortures recherchées et parfois comiques. Il y a aussi comme une défense de la culpabilité par l'emploi du nombre. Quand il y a tant de blessés, tant de morts par milliers et même par millions, ce n'est pas possible qu'on nous prenne au sérieux. Alors on peut y aller sans crainte. A ce point-là ce n'est pas pensable, ça ne peut être que pour plaisanter.
Mais, bientôt, le sadisme se mêle au cynisme. Et le rire s'augmente de ce que certains osent dire, de la transgression des règles du comportement civilisé. Et, alors, on peut en tuer des gens du passé, des gens du futur ; peut-être pour cacher les haines du présent. Cela permet de régler leur compte à tous les fantômes d'oppression qui nous habitent encore. Et quand on a pu faire quelques pas dans un atroce imaginaire, on en revient un peu soulagé d'avoir pu cracher ses fantasmes de destruction rentrés. Et l'on s'en retrouve beaucoup plus disponible pour assumer son rôle d'être humain ordinaire avec toutes ses tendresses.
Eh bien, moi je pensais que tout cela ne pouvait être que pour rire. En effet, les chances de ma vie ne m'avaient pas permis de nourrir des haines si extrêmes. Mais quelquefois certains étudiants parlent sérieusement du désir de la mort réelle de l'un de leurs parents. J'en reste tout éberlué. Mais je conçois à quel point la réalisation symbolique, camouflée, irréparable de leurs désirs de meurtre puisse leur être une détente efficace. Elle leur permet de mieux marcher dans la vie et d'en percevoir objectivement et utilement tous les éléments sans que leurs désirs profonds ne s'interposent trop et ne filtrent trop en noir - ou en rouge - la réalité.
Mais je viens de recevoir d'un ancien étudiant, maintenant professeur dans un L.E.P., un texte tournant de ses élèves de 15 ans.
« Dans ce château sinistre, mes nuits sont hantées par des bruits sourds sortant des murs, des bruits de chaîne affreux qui me tintent dans les oreilles. Des monstres atroces me regardent, m'épient, me font peur. J'ai l'impression que chaque mouvement que je fais est enregistré. Des araignées énormes parcourent les murs blancs. Une porte claque et un bruit sourd atteint mes oreilles. Soudain, un cri perçant: ha a a a a a !!
Des bruits d'os. Il apparaît. Ses yeux jaunes me regardent fixement. Un chat se glisse par la porte entrouverte, s'installe dans le chapeau et griffe la boîte cranienne, la déchiquette et attaque le couvercle qu'il avale d'un coup de dents. Ensuite, il lui crève les yeux et passe ses pattes de devant dans chacun des orifices, puis repart tranquillement vers une autre victime qui va être un assassin encore pire que le premier. Il l'attaque, le secoue, prend son couteau, taille sa chair en lamelles de 4 cm chacune, lui arrache l'oeil gauche, puis l'oeil droit et en tombe en syncope. Mais personne ne l'empêche, une fois réveillé, de continuer; il arrache les ongles, les oreilles, les cheveux et ensuite mes beaux poils frisés et longs dont je suis si fière. Malheureusement et heureusement pour moi car j'ai mal à la main à force d'écrire, cette histoire se termine ».
LE GROUPE
Donc, la deuxième étape, c'est le franchissement des cinq collines interdites. Cela prend un certain temps car il faut longuement revenir sur les antiques interdits avant de s'en libérer. C'est peut-être en cela que réside un certain aspect thérapeutique de notre pratique. En effet, on permet à du refoulé de remonter au jour, par petites quantités, dans l'ambiance acceptante d'un groupe de personnes également concernées et à égalité de pouvoirs.
Mais si thérapie il y a, cette thérapie n'est ni savante, ni chère : il suffit simplement de protéger de tout jugement les premiers essais d'expression. D'ailleurs, la thérapie ne commence-t-elle pas au premier mot « vrai » que l'on laisse sortir de soi ? Si on a du temps et de la régularité, des choses peuvent se passer imprévisibles et surtout, non-attendues, non-espérées. Et si quelque chose se produit parfois, en bénéfice secondaire, c'est précisément parce qu'on ne l'a pas cherché, parce qu'on ne s'est pas fixé de but. Nous n'avons jamais d'autre préoccupation que la séance d'aujourd'hui. Elle seule nous intéresse. A chaque jour suffit sa joie. On verra bien s'il y aura d'autres séances. Ce n'est nullement une obligation. On n'entre pas en cure ; on ne s'engage pas dans un processus. Et c'est peut-être cette absence si nouvelle de tension vers un but qui est à l'origine du plaisir de libération que l'on éprouve.
Mais il est évidemment d'autres éléments à prendre en considération et, en particulier, tout ce que le groupe peut apporter de positif. Je crois que l'on peut parler du groupe au singulier car, bien que les groupes puissent parfois différer beaucoup, on peut néanmoins percevoir une certaine constante des comportements et on peut donc généraliser.
Il n'est pas question d'examiner ici des phénomènes qui ont déjà été largement étudiés : aspect de sécurisation, de maternage même, lutte pour le pouvoir, etc. Nous nous contenterons seulement de nous pencher sur certains aspects propres à notre expérience.
Fonction poubelle
Certains jours, on essaie, en arrivant dans le groupe, de se débarrasser sur lui de tout ce qui nous gêne. Il faut dire que ce sont souvent les choses les plus récentes qui semblent le plus facilement encombrer l'esprit. Elles sont pourtant parfois insignifiantes. Mais on ne le sait pas. Elles sont trop proches dans le temps pour qu'on ait eu le loisir de les placer dans une perspective ; le dernier-né des arbrisseaux cache l'antique forêt à celui qui a le nez dessus. Quelquefois, on ne se sent pas en forme sans qu'on sache pourquoi. Ce qui est certain, c'est que « Non, vraiment, aujourd'hui, je ne me sens capable de rien. C'est foutu... je suis trop préoccupé... c'est même pas la peine... ».
Eh bien, à peine un premier petit tour d'écriture et le voile épais et lourd qui paraissait devoir tout cacher et tout gâcher se trouve miraculeusement levé. Et on se retrouve soudain, frais, disponible, présent ! Comment est-ce possible ? On raconte le dernier de ses incidents de vie : un mauvais rêve, un réveil tardif, un démarrage difficile... et ça y est, on est prêt à commencer ! mais pourquoi a-t-on ainsi besoin de parier alors que, manifestement, les autres se moquent bien de ce qui vous préoccupe ? Et, pourtant, si on est empêché de parler, c'est parfois le drame. Ecoutons ce qu'en dit Roger Gentis, le psychiatre bien connu :
« On va parler encore de la parole. On dira jamais assez ce que c'est barré dans le monde où on vit, y a des gens qui en crèvent, J'exagère rien, y a vraiment des gens qui se foutent en l'air, faute de pouvoir parler. Y en a aussi des masses qui en pâtissent toute leur vie, qui s'emmerdent toute leur vie, qui souffrent toute leur chienne de vie, qui mènent une vie imbécile et sans aucun intérêt parce qu'ils peuvent pas parler, parce qu'ils ont pas d'endroit pour parler et parce qu'ils veulent pas parler, parce qu'ils sont conditionnés à se taire » Guérir la vie, Maspéro.
Mais quelle est donc l'origine de cette souffrance de parole ? Personnellement, j'ai cherché longtemps une réponse à cette question. Mais un jour, en lisant « Anthropologie du Geste » de Marcel Jousse, j'ai senti que je tenais une bonne piste. En effet, il disait : « L'homme est le grand mimeur universel. Les choses jouent l'homme. Alors l'homme rejoue les choses ».
Moi j'ai traduit cela à mon niveau : « Les choses (les événements, les incidents, les aventures...) percutent l'homme intérieurement. Alors, s'il veut retrouver son équilibre, il a impérieusement besoin de les répercuter extérieurement ». Ou, si l'on préfère « Il nous faut nécessairement exprimer ce que la vie a imprimé en nous ».
Ce phénomène est vraiment curieux. A ce propos, voici un type de conversation assez courant :
- Tiens, bonjour, ça va ?
- Oui ça va. Ou plutôt non, ça ne va pas. Je ne sais pas ce que j'ai, je dors mal, je suis anxieux. Non ça ne tourne pas rond en ce moment.
- Ah ! oui. Eh bien, tu ne sais pas, mon fils vient de passer l'examen des P.T.T. il n'a pas mal marché, On espère qu'il va s'en tirer.
- Oui, ça commence à l'inquiéter sérieusement. il va falloir que j'aille consulter un toubib,
- Oui, eh bien, s'il réussit à son examen, ça va nous tirer une belle épine du pied. On commençait à se faire du mouron. Allez salut, content d'avoir bavardé avec toi.
- Moi aussi, allez salut. A bientôt.
Et ça se reproduit tous les matins. Mais une seule conversation de ce type ne saurait suffire puisqu'on recommence cent mètres plus loin avec une autre personne, puis une autre, puis une autre... Et, à chaque fois, c'est la poignée de mains que l'on donne qui permet d'indiquer à d'éventuels spectateurs qu'on a le droit de monologuer ainsi puisqu'on a la caution d'une oreille réceptrice dans un rayon de moins de deux mètres. Car il faut être prudent, même si la pression de parole est forte, il faut se garder de donner l'impression que l'on parle seul, on se ferait ramasser par les services de santé.
Mais dans un groupe d'écriture, il est plus facile de se débarrasser de la dernière chose qui vient de nous arriver. En effet, on touche une dizaine de personnes d'un seul coup. C'est beaucoup plus économique. C'est comme si on déchargeait de ses épaules, en une seule fois, le fardeau que l'on demandait à partager. Et la parole-arbrisseau se dissout alors instantanément. Le groupe y a d'ailleurs intérêt car il sait bien que tant que ces choses insignifiantes mais pesantes n'auront pas été jetées dans la poubelle d'un premier tour, il ne pourra se sentir suffisamment à l'aise pour développer ses potentialités profondes du moment.
Fonction palier
Il n'est pas rare de voir des personnes entrer en panique dès qu'elles se trouvent en présence de plus de deux ou trois interlocuteurs. Et il leur faut un très long apprivoisement de leurs peurs avant d'être à l'aise dans des assemblées plus nombreuses. Mais si elles ont un jour la chance d'appartenir à un groupe d'écriture, elles atteignent beaucoup plus rapidement le palier de la sécurité. En effet, lorsqu'on crée ensemble, dans la joie, lorsqu'on peut se frotter aux autres sans éprouver aucune blessure, alors on peut commencer à croire qu'il pourrait être intéressant de s'ouvrir à une plus grande communication. L'aspect libérateur du groupe est incontestable. Parfois, il a son unité. Et il évolue comme une personne : l'une des parties de chacun s'accordant à la même partie des autres. Et c'est comme une résonance amplificatrice. Parfois, au contraire, il est traversé de contradictions. Et c'est tout bénéfice parce que « les contradictions sont le moteur du développement ». Mais c'est surtout sur l'audace que s'applique l'amplification. Il suffit d'un pas de plus de l'un des participants pour que le groupe rentre en résonance surenchérissante. Et cela provoque le déchirement du filet des contraintes.
Mais je crois que l'élément fondamental c'est l'absence de culpabilisation : personne ne peut se sentir coupable puisque personne ne peut être tenu pour responsable de la création collective. Puisque personne n'est repérable. Et c'est vrai aussi dans l'autre sens si quelqu'un se hasarde sur le plan de la tendresse ou de la confidence, cela peut gagner l'ensemble du groupe et créer un climat de confiance inespéré. Et, là encore, personne ne pourra être moqué sur son désir « impudique » de tendresse puisque le seul responsable, c'est le groupe tout entier. Cet évitement de la culpabilisation est étonnant, c'est si rare de pouvoir faire quelque chose qui ne puisse vous être imputé à défaut ou à crime.
Mais il est un autre point aussi surprenant et qui le rejoint d'ailleurs un peu : l'acceptation des personnes. J'ai personnellement longtemps cherché à en savoir les raisons. Je crois avoir enfin compris : les jugements ne peuvent être que positifs.
En effet, il y a dans le groupe une grande diversité de personnalités, une infinité de références personnelles, une grande variété de perceptions. Et ce n'est pas étonnant qu'à un moment ou un autre, quelqu'un puisse se reconnaître dans ce que l'un ou l'autre a écrit. Et qu'il puisse y réagir positivement. Songeons par exemple, que dans un groupe de quinze personnes, le vers tournant fait écrire quinze lignes à chacun. Et comme il y a quatorze écoutes différentes, c'est bien le diable si l'une de ces lignes ne trouve pas un écho. Et dans la séance initiale, on écrit une soixantaine de lignes. Il est totalement impensable qu'au moins une de ces productions ne soit accueillie favorablement. Et on se rassure si facilement du moindre indice d'acceptation de soi.
Relativité positive
Le plus curieux, c'est qu'il n'est pas besoin d'avoir la moindre parcelle de talent. Car on peut bénéficier de circonstances extérieures au contenu de son message. Les phrases ne sont pas individuelles ; elles vivent dans le groupe ; elles y deviennent autres. Par exemple, si dans un chapelet d'injures les mots « Pauvre mignon » apparaissent soudain, ils déclenchent aussitôt, par contraste avec l'environnement ordurier, un rire imprévisible qui naît de l'inattendu manquement à la règle donnée.
Comme les couleurs qui ne prennent valeur que par rapport aux autres, les mots ne prennent valeur qu'en fonction de leur voisinage. Et l'auteur n'en est pas maître. Il jette ses paroles dans le creuset ; mais la chimie qui y travaille ne dépend pas de lui. Donc, il n'a aucun mérite. Mais il a une telle soif de perceptions positives de sa personne qu'il ne réfléchit pas plus avant. Et il récupère à son profit les mérites imputables au seul hasard des rapprochements.
Je me souviens que dans un groupe familal, une personne de 76 ans n'avait pas très bien compris la consigne. Elle croyait dans la phrase tournante, qu'il fallait continuellement ajouter une série de trois noms. Mais, quand au cours de la lecture, les trios de noms revenaient avec une régularité implacable : table, banc-chaise ou bien plancher, plafond, meuble, cela déclenchait une hilarité irrépressible qui naissait du contraste entre l'imperturbable énonciation de l'une et la fantaisie échevelée des autres.
Et cette personne en était bénéficiaire : elle avait eu le double mérite, même à son corps défendant, de susciter le rire et d'inventer une technique nouvelle. Et celui qui est à l'origine d'un bon rire est toujours bien accueilli. Mais de tout cela, évidemment il ne songe à retenir que l'aspect valorisant.
Valorisation
Donc, on le voit, d'une façon ou d'une autre, on a 100 % de chance d'être gratifié sur sa production. Et ça c'est capital. Car il ne faut pas se faire plus pur qu'on est, surtout au début. On traîne depuis si longtemps une inquiétude de ce que l'on est, de ce que l'on vaut. Parce que très tôt dans la vie capitaliste courante, on a été conditionné à s'interroger sur sa valeur. Au début de cette nouvelle aventure, on ne sait pas encore qu'on n'est pas ici dans une vie courante. Aussi, on a souci du jugement qui sera porté sur ses productions. On guette intensément. Sans même le percevoir consciemment, on reste très sensible aux réactions. Et comme elles sont régulièrement favorables, on progresse peu à peu dans l'opinion que l'on a de soi-même puisque les autres ne retiennent jamais de votre participation que ce qui est au-dessus de la ligne de zéro.
Mais il faut signaler que l'inverse est également vrai : il y a trop de dilution de la prose dans le groupe pour qu'une vedette puisse se glorifier de son talent Certes, elle reçoit des appréciations favorables sur sa production. Mais elle n'est pas la seule : tout le monde en reçoit également. Ainsi personne ne peut se glorifier d'être unique ou au-dessus. Et cela permet aux fragiles, aux pessimistes de soi, de se trouver élevés au-dessus de leur propre opinion. Et de ne pas en être descendus par l'épanouissement d'une quelconque étoile dans le ciel proche.
Comment dans ces conditions, le desserrement ne se produirait-il pas ? Comment des hardiesses n'en viendraient-elles pas à se manifester ? Alors, celui qui n'y croyait pas et qui cherchait amèrement une énième confirmation de sa nullité universellement constatée s'aperçoit, peu à peu, qu'on pourrait lui reconnaître des talents tels qu'un humour inconnu, une facilité d'images, une capacité de détournement, une parole riche de composantes, un timbre insolite de textes... Écoutons Huguette qui est devenue si forte depuis :
« C'est vrai que je me sens un peu mieux dans ma peau. Mais ce n'est pas encore ça. L'effort d'être moi-même est constant. Comme je voudrais, comme j'aimerais dire ce que je pense réellement. Mais l'écoute n'est pas encore stimulante. On s'en fout de l'autre. Que vienne le jour où nous parlerons, où nous nous écouterons sans gêne, avec sincérité. L'expression m'aide à y voir plus clair dans la mesure où on me lit, où on répond à ce que j'écris. Mais ça reste encore tellement peu. Ça ne fait rien, je me sens tout de même mieux avec vous. Cette envie de faire peau neuve, je la ressens tout comme on parle du printemps. Elle bourgeonne. Mais qu'il est difficile de lui faire dépasser ce stade. Elle s'éveille seulement en chacun de nous ».
Un erreur riche
Revenons maintenant à cette revalorisation de l'individu dans le groupe et/ou par le groupe. Mais, attention, cela ne peut se faire sans vigilance comme en témoigne ce qui s'est passé un certain soir dans une structure d'éducation populaire de Rennes.
Notre section de création écrite y avait connu un très rapide développement. Elle avait comporté jusqu'à trente personnes. Et parmi elles, de nombreux poètes confirmés et édités. Mais, assez rapidement, le nombre de participants était retombé au niveau de la dizaine. Que s'était-il passé ? Eh bien, c'est très simple : tout au long de ces séances, l'animateur était resté ferme sur ses positions : il avait veillé par-dessus tout à ce que les « non-poètes » ne puissent se sentir infériorisés et mis à l'écart. Aussi, les poètes-poètes avaient été déçus. Ils n'avaient pas retrouvé ce qu'ils recherchaient habituellement. Et ils s'étaient retirés. Mais cela avait permis à deux personnes faibles de continuer leur chemin difficile et de s'en sortir par l'écriture et la parole.
Mais revenons à cette soirée marquante. Je ne sais pas comment cela se fit, mais je commis, en tant qu'animateur principal, trois erreurs successives : les techniques proposées ou retenues par moi parmi les propositions du groupe, débouchèrent toutes sur des productions individuelles. Une fois passe encore, mais trois fois !!! Fallait-il être assez inconscient pour ne pas prévoir ce qui allait se passer : une personne quitta la salle, puis une seconde... Et pourtant, beaucoup disaient : « Ah ! ce soir, c'était fameux, c'était vraiment intéressant » . Et ils avaient de bonnes raisons de se réjouir de la valeur de leurs productions. Mais d'autres disaient : « Ce soir, c'était moche, c'était décevant, décourageant ». C'est vrai que, cette fois-là, ils n'avaient pas fait un pas de liberté de plus. Au contraire même, ils avaient refait des pas en arrière vers des enfermements anciens.
Poète de groupe ?
Et moi-même, je fus parfaitement en mesure de bien comprendre la situation. En effet, quand la production est collective je constate que mes interventions - comme celles de beaucoup d'autres - sont appréciées pour leur liberté de délire. Il faut dire que j'aime prendre un mot à l'envers, ou le saisir sur son deuxième sens, ou bien je retourne une proposition, je feins de l'entendre au figuré, je prolonge d'un adjectif impropre, je condense la première et la troisième ligne, je rapproche deux thèmes éloignés... bref, je triture la pâte.
Eh bien, ce soir-là, parce que je n'avais pas de pâte à travailler, tout ce que je lus de ma production individuelle tomba complètement à plat, dans un silence désertique où nul écho ne pouvait rebondir. Pas le moindre murmure positif. Et, une fois de plus, cela me fut renvoyé à la figure que je n'avais aucun talent de poète individuel. Comme je l'avais déjà vérifié maintes fois, cela me laissa indifférent - d'ailleurs je n'ai jamais rien eu à dire parce que j'ai toujours tout dit - Mais ce qui m'est arrivé m'a permis de mettre le doigt sur un point fondamental (un de plus : il n'y a que des points fondamentaux).
Je sais maintenant que si, pour mon malheur, j'avais à me chercher un quelconque talent en écrit, cela ne pourrait se placer qu'au niveau de l'intervention sur un texte en train de se constituer. C'est pour moi, une découverte importante : ainsi, on pourraît n'être utile qu'au niveau d'une action exercée sur une trajectoire, dans un mouvement. Ceci mérite vraiment qu'on s'y arrête. Et si certains ne pouvaient être que poètes de groupe ?? Mais alors, il y a peut-être également des physiciens, des mécaniciens, des mathématiciens de groupe (Là, j'en suis sûr, j'en ai rencontré dans ma classe : Rémi qui agrandissait, Ghislaine qui reprenait à l'envers, Eric qui disait : « Et si ? », Pierrick qui contredisait...), des littéraires, des bricoleurs, des philosophes, des dessinateurs... de groupe !
Et peut-être que 90 % des êtres humains ne peuvent être reconnus, ne peuvent se reconnaître, ne peuvent s'épanouir dans cette société de réussite individuelle parce qu'elle ne leur permet pas de développer leurs potentialités dans des groupes familiaux, scolaires, économiques, sportifs, politiques... Ou, du moins, elle ne prend pas en compte la valeur de l'être - dans - un - collectif... Il y aurait toute une école à refaire !
Depuis cette soirée si bien manquée, on se garde bien de mettre en relief les talents de qui que ce soit, surtout au début. Après on n'y est plus sensible car on a accédé à une autre vie. On devient totalement libre de sa parole profonde. Et on n'écrit plus que pour elle en faisant au besoin son miel de la richesse des autres.
Pour résumer tout ce chapitre, il suffit de souligner que l'une des raisons majeures de la réussite de nos ateliers, c'est la disparition des jugements asservissants d'autrui dont le premier réflexe est souvent, sinon toujours, de classer, d'étiqueter, de jauger, d'évaluer négativement pour se défendre.
Mais « si tu laisses courir et se brouiller les images préfabriquées de ta bonne et de ta mauvaise réputation, il n'est plus nécessaire de te mentir dès l'instant où tu te désintéresses de paraître, de prendre la pose pour la famille ou pour l'histoire, de trembler devant ce reflet qui n'est que ta représentation étrangère » (Raoul VANEIGEM, Le Livre des plaisirs, Encres).
Contradiction
Mais on ne peut terminer ce chapitre sans essayer de dissiper un doute ou de répondre à une protestation. Car c'est tout de même bizarre, ce n'est pas possible, ce n'est absolument pas dialectique qu'il puisse n'y avoir que des jugements positifs. Eh ! bien si ! Car avant ce temps de rencontre, le négatif en a largement sa part. Il suff it de songer à la quantité de jugements dépréciatifs qui ont accompagné, depuis toujours, la production écrite des gens. C'est pourquoi le positif peut bien apparaître à son tour sans qu'il y ait à crier au scandale. D'ailleurs le négatif recélait en lui-même un aspect positif puisqu'on éprouve un tel plaisir à le négativer : « L'intensité de la jouissance est égale à l'intensité de la frustration » - Évidemment, à condition qu'il puisse y avoir jouissance de la parole, ce qui n'est pas automatiquement offert dans cette société qui immobilise souvent le balancier dans la zone frustration.
Mais il est tout de même exact qu'on apprécie mieux les plaisirs quand on en a été privé. Et sur ce point, on peut être tranquille, il n'y a pas à se soucier de travailler dans ce sens de la rétention de la parole : le travail est fait par avance et bien fait.
Mais il faut être conscient que notre plaisir d'expression est à remettre lui-même dans une dialectique. Si nous en restions toujours à son niveau, il s'userait. Et surtout nous nous isolerions dans un cocon bien protégé. Ce ne peut être qu'un moment utile, sinon nécessaire et qui ne doit pas dispenser de revenir à la vie. Mais là aussi, on peut se rassurer, la vie ne nous oubliera pas.
L'avenir du groupe
Il faut surtout se garder de s'en préoccuper. Il est d'ailleurs impossible de maîtriser les éléments qui en conditionnent la survie. Et on sait, en outre, que la vie est contradictoire : « Quand on veut une chose on ne l'a pas ; c'est quand on ne la veut pas qu'on l'a ! ». Aussi, le souci de la survie du groupe peut suffire à en provoquer la disparition. De toute façon, ce qui peut le nourrir et l'entretenir réside à l'intérieur même des personnes. Aucune démarche volontariste, autoritaire ou culpabilisante ne saurait le maintenir en vie.
Quels sont les éléments qui peuvent provoquer l'allumage d'un groupe ? On pourrait penser à une première séance particulièrement réussie, sous l'impulsion d'un élément étranger ou à la suite d'une circonstance particulièrement bénéfique. Mais ce qui est absolument indispensable, c'est une charge suffisante des participants. La première séance n'est alors que l'occasion d'atteindre la masse critique nécessaire au déclenchement de la réaction par la juxtaposition d'éléments qui n'atteignent pas un degré de force suffisant à l'état isolé. On peut être chargé d'une accumulation de choses à exprimer qui n'ont pas encore trouvé une issue. Ou d'un désir intense de s'évader des positions sécurisantes de la routine, désir qui a toujours été jusque-là jugulé par la peur des réactions de l'environnement. Ou du regret lancinant de ne plus retrouver des joies d'expressions qu'on aurait plus ou moins fugitivement entrevues. Ou d'une saturation de solitude. Ou de l'espoir insensé d'une écoute véritable...
Tous ces éléments conjugués peuvent certes provoquer, un certain jour, un basculement définitif. Mais il faut savoir qu'ils ne se réaliseront pas forcément dans la poursuite d'une activité d'écriture collective. C'est ainsi qu'à la suite de diverses circonstances, un groupe d'écriture avait éclaté, d'ailleurs au grand regret des participants. Mais, peu de temps après, la plupart d'entre eux s'étaient retrouvés au sein d'un groupe de fanfare-théâtre. C'est dire que les pulsions d'expression et de création éveillées avaient cheminé souterrainement. Et elles s'étaient à nouveau manifestées à la première occasion d'un regroupement - parce que l'essentiel, c'était de se regrouper,
Mais, une autre fois, un autre groupe qui venait de bien démarrer s'était trouvé réduit à deux unités à la suite de circonstances diverses et fortuites. On avait aussitôt provoqué sa dissolution parce qu'il était clair qu'on n'en avait pas suffisamment faim. Mais les gens avaient réagi. Et comme ils voulaient continuer à éprouver les plaisirs qu'ils avaient commencé à développer, ils avaient senti la nécessité d'assumer en co-responsabilité la survie de groupe. Et ils avaient accepté de payer d'une présence suffisamment régulière les bénéfices qu'ils pouvaient en retirer. Et ce groupe qui s'était ainsi effondré une première fois a maintenant dix-huit mois d'existence. Et il a même des intentions de week-end et des projets d'allumage de nouveaux groupes avec des gens qui rêvent à leur tour d'accomplir un premier pas dans une très grande sécurisation.
Cette fois-ci, ce n'est pas un désir de rencontre à tout prix, qui a provoqué l'établissement de la structure, mais un désir de continuer à découvrir de nouvelles joies à l'intérieur du seul domaine de l'écriture.
Il semble que, comme un gène immortel qui se réactualise successivement dans les corps, au fil des générations, la pression d'expression circule et prend les formes les plus diversement positives. Quand les conditions suffisantes se trouvent réunies.
Il est très clair maintenant, qu'on ne saurait présumer de ce qui pourra se passer. Certes, les forces de cohésion peuvent être très fortes : un désir intense de parole - une expérience des plaisirs - une frustration mobilisatrice etc. Mais les forces de dispersion peuvent être égales ou même supérieures : un manque de temps, des conjonctions d'indisponibilité, une mise à feu însuffisante, une sécurisation qui tarde... Seule la chance permettra que se constitue un noyau central de trois, quatre, cinq personnes. Alors le groupe survivra, le temps se trouvera, la disponibilité se débrouillera. Et l'étoile ainsi allumée pourra continuer longtemps à se nourrir de flux contradictoires : désir et peur, routine et aventure, reprise et renouvellement, tension et détente, plaisir et frustration, angoisse et libération, charge et décharge, amour et haine, présences et absences, ancien et nouveau, écriture et parole, individuel et collectif, jeu et sérieux, prose et poésie, rêverie et réalité, structuré et aléatoire, hasard et organisation, ordre et désordre...
LA TROISIEME ETAPE
Les Chemins de Grande Communication
Eh bien, la troisième étape, c'est la communication. Car, à un moment donné, on bascule. On a pu constater que la première étape de la mise au plaisir de l'écrit était très courte. La seconde étape, c'est une sorte de conquête de la liberté. On profite de l'occasion qui est offerte pour débloquer un canal de libération qui avait été très anciennement et très soigneusement obstrué. Et il semble que ce déblocage crée une dynamique d'expression étonnante. C'est comme si on s'exaltait pour rattraper le temps perdu. Évidemment, ça ne se fait pas en une seule fois : on n'ouvre en grand les vannes que lorsqu'on est vraiment assuré de ne pas avoir à se repentir de son engagement d'écriture. Mais vient un moment où l'on n'a plus peur du tout. On est alors prêt à abandonner tout camouflage de parole ; on est prêt à la livrer nue, au plus près de sa vérité, au plus près de la pointe de sa pyramide.
Il faudrait insister sur cette notion de la conquête progressive de la sécurité d'expression qui semble être le permanent souci des êtres humains. Et le meilleur moyen, pour cela, c'est peutêtre d'introduire ici une petite théorie de la double pyramide que j'ai construite après avoir lu la brochure BTR : Mille poèmes en un an. (CEL BP 109 - 06322 Cannes La Bocca Cedex).
Supposons, par exemple, qu'une fille éprouve le besoin incoercible d'exprimer la difficulté de ses relations avec son père, conducteur de poids lourds et poids lourd lui-même. Au début, un peu comme tout le monde, c'est du soleil qu'elle va parler dans ses poèmes. Car c'est un personnage masculin puissant. Et c'est, en même temps, un symbole bien commun et bien pratique parce qu'il est difficilement déchiffrable. Évidemment la classe n'en pénètre pas la signification profonde. Alors, avec un peu d'audace, la fillette parle d'un poids lourd. Qui pourrait penser qu'une telle machine puisse représenter le père ? Ce ne sont que des matériaux : du fer, du bois, du caoutchouc ! - Mais, c'est déjà sur terre - Ce pas dans l'audace n'étant pas sanctionné par des railleries ou des remarques blessantes, la fillette ose risquer un pas de plus. Elle parle cette fois d'un lion, ou mieux, d'un éléphant. Parce que c'est fort, c'est lourd et ... « sa » trompe. Elle reste à ce niveau d'expression par la fable tant qu'il est nécessaire. Mais quand elle s'est bien assurée que cette pratique est absolument sans danger, elle tente un pas supplémentaire. En effet, ce qu'elle cherche, de toute évidence, comme chacun de nous d'ailleurs, c'est à parler au plus près de sa vérité. Oui, mais comment s'en approcher davantage ? Eh bien, par exemple, en parlant de l'ogre, du policier, du géant... Mais cette étape est généralement précédée d'un palier supplémentaire. Car on ne saurait aborder directement les personnages masculins. On risquerait d'être trop vite repéré. Le symbole pourrait être très rapidement décodé. Et il reste encore trop d'incertitude au sujet de l'acceptation de toute expression par le groupeclasse. Alors, l'enfant parle de la vieille mémé, de la sorcière, de la bonne femme à qui il arrive mille aventures désagréables. Et elle reste longtemps à ce niveau, car il permet déjà de bien agresser. Sans qu'on puisse la culpabiliser de ne pas ménager son père. Puisqu'il s'agit de figures féminines ! Mais la fillette s'aperçoit que le climat de la classe est vraiment excellent. Tout peut être accueilli. Chacun peut vraiment s'exprimer comme il l'entend. Alors, on voit très rapidement apparaître des personnages de gangster, de géant, d'ogre, de policier, de président... Et, avec eux, les comptes sont déjà beaucoup plus vrais.
Et pourquoi ne pas monter vers des personnages de la vie ordinaire : boulanger, boucher, menuisier ?
Et puis un jour, on accède même à la profession du père : « Il était une fois un chauffeur de poids lourd, il était tout petit». - Mais il est évident que si le père est petit dans la réalité il sera question d'un personnage fort - Enfin, dernière étape, dans un climat totalement favorable, devant une, deux, et si possible plusieurs personnes (« Si on dit à plus, on dit plus »), la fillette en viendra à parler clairement de ses relations avec son père.
C'est à cela qu'elle tendait depuis le début. Et elle l'aura atteint par paliers successifs. Avec, à chaque fois, une stabilisation momentanée à l'étage nouvellement atteint. Et, avec à chaque fois, un pas nouveau dans l'audace, au bout d'un certain temps de confirmation de l'excellence du climat.
Cela fait penser aux plongeurs sous-marins qui ne peuvent remonter qu'en respectant les paliers de décompression.
L'accession à la parole vraie dépend du climat environnant. On reste aussi longtemps qu'il faut au palier de sécurité choisi. Mais dans certains milieux, les personnes ne peuvent même pas accéder à la première étape, c'est-à-dire au langage symbolique. Cependant, dire sa vraie parole, cela ne suffit pas. En effet, l'être ne veut pas rester au stade du rire, auquel il ne se résigne que par défaut. Il veut que ça change dans la réalité : « Le dire, c'est bien, mais le faire, c'est mieux ». Ainsi, sur cette première pyramide, va s'en ériger, s'il se peut une seconde
Par exemple, la fillette dira à sa mère : « Tu devrais faire une tarte aux pommes. Papa aime bien ça ». Et elle s'arrangera pour que le père sache bien que c'est elle qui en a proposé la fabrication. Et puis, elle agira plus directement. Un jour que son père aura oublié ses cigarettes dans sa chambre, elle prendra le prétexte d'aller chercher un livre pour les lui ramener : « Tiens, j'ai vu tes cigarettes, tu n'en as pas besoin ? ». Cette fois, ce qu'elle cherche, ce n'est pas à exprimer la souffrance de sa mauvaise relation à son père mais à l'améliorer, non seulement dans l'imaginaire, mais dans la réalité. Il y a cinq années, j'aurais écrit cela comme une hypothèse ou comme une éventualité. Mais je sais maintenant combien il y a de souffrance à ce niveau. Moi qui croyais que la bonne relation père-fille était automatique, je me trompais bien. Plusieurs fois, j'ai su que des filles avaient vainement tenté la réconciliation avec leur père, avant la mort de celui-ci.
Voici par exemple, une parole qui est montée des profondeurs jusqu'à son point suprême d'éclatement.
- Mon père ne m'a jamais aimée. Il me disait toujours : « Qu'es-tce que tu es venue foutre sur la terre ? Je n'avais pas besoin de toi pour vivre. Je n'ai rien à faire avec toi ».
Mais avant de parvenir à cette expression, cette étudiante avait agressé, non seulement les enseignants, mais également les étudiants les plus âgés de sa promo. C'était sa manière de « parler ».
Je l'ai revue récemment. Elle m'a annoncé qu'elle avait un petit garçon, mais qu'elle venait aussi d'adopter deux petits enfants orientaux. Et elle a ajouté :
« Ceux-là, au moins, seront aimés ! ».
Et, de plus, elle a quitté l'Animation pour prendre un poste d'institutrice maternelle. Et, ce faisant, elle ne se contente plus de s'exprimer symboliquement. Elle agit dans la réalité. D'une façon symbolique tout de même puisque, son père étant mort, elle ne peut changer leur relation. C'est en compensation, en sublimation de sa frustration d'amour. A la fois, pour être un parent meilleur leur et pour revivre une enfance meilleure à travers celle des siens. Elle avoue d'ailleurs qu'elle ne sait combien d'autres enfants elle devrait encore adopter pour effacer vraiment cette blessure originelle. Mais déjà, cela, elle peut le dire. Et c'est presque l'essentiel.
On voit, par cet exemple, comment des blessures anciennes ont besoin d'être projetées hors de l'être. Et les paroles essaient de franchir toutes les étapes nécessaires depuis le plus sombre camouflage jusqu'à la plus vive lumière. Et ceci est vrai, peu ou prou, pour chacun de nous.
Dans certains groupes, l'accession à une parole véritable peut demander beaucoup de temps. C'est ainsi qu'il nous est arrivé au bout de six mois (vingt-cinq séances) d'entendre une fille s'exclamer : - Eh bien moi, ça ne me fait plus rire les trucs sexuels et les petites folies ! Pourquoi ne parle-t-on pas plus sincèrement ?
Et il avait suffi de cette étincelle tardive pour que l'on bascule. Mais dans des groupes plus homogènes, le nombre de séances nécessaires peut être beaucoup plus réduit. Et dans l'ambiance exceptionnelle d'un stage, on peut même parvenir à une communication très engagée, dès le quatrième jour. Si l'animateur sent que les temps en sont venus, il peut, par exemple, proposer la technique suivante.
Écrire à tous
On prend une feuille blanche. On met son nom en bas de la feuille et on la donne au voisin de droite. Il vous écrit en haut de la feuille puis il la plie à l'extérieur avant de la passer à son voisin. Celuici reçoit donc une feuille blanche à votre nom. Il vous écrit à son tour, puis il plie la feuille, etc.
Quand les feuilles ont fait un tour, chaque membre du groupe reçoit donc un message de chacun des participants. On peut même faire un second tour dans les mêmes conditions. Mais, la plupart du temps, on passe plutôt à une communication croisée. Car les messages reçus suscitent des désirs de réponse immédiate et une correspondance s'établit. Et, souvent même, cet échange se poursuit en dehors du groupe qui a uniquement fourni l'exceptionnelle occasion de rentrer pour la première fois en communication véritable avec des personnes qui étaient restées jusque-là à distance. Cette technique crée souvent un climat positif surprenant. Au point qu'il arrive quelquefois que soit proposée une lecture à haute voix de tous les textes reçus. Là, évidemment, il faut demander l'avis de chacun des participants car ce n'était pas la règle du jeu initiale. Et ce serait faire tomber les gens dans un piège. Il suffit d'ailleurs d'une seule réticence pour que l'on s'abstienne. Et pour plus de précaution lorsqu'on lit, on démarre au milieu de la feuille pour que personne ne soit repérable.
C'est étonnant comme l'atmosphère du groupe s'en trouve alors transformée. Quelque chose d'assez indéfinissable s'installe sans que l'on puisse savoir sur quoi cela va déboucher. On sent à ce propos, combien l'écrit et l'oral ont des « missions » différentes. On peut écrire ce que l'on ne dirait pas. Et on peut se laisser aller à lire entièrement un message écrit alors qu'on ne supporte pas facilement de laisser un message oral aller jusqu'à son achèvement. Cela provient, je crois, du fait que le message oral est accompagné de gestes, de mimiques, de regards qui détournent l'attention et qui provoquent une interprétation indépendante du message qui résonne parfois contradictoirement. Si bien qu'on se met très vite les oreilles en court-circuit pour ne pas entendre, aux deux sens du mot.
Le passage à l'oral est d'ailleurs un des moments de la troisième étape. Au bout d'un certain temps, on n'écrit guère qu'une demi-heure et on parle parfois plus de deux heures là-dessus. C'est curieux comme un support écrit entretient la communication. On a des repères auxquels on peut revenir. On ne se tend plus, de peur de perdre le fil de ce qu'on avait à dire. On peut alors écouter l'autre et l'entendre. Mais avec la
Co-interview
qui a été inventée dans une classe de cinquième, on peut aller plus loin.
On tire au sort des couples et les personnes se déplacent pour se trouver côte à côte. Chacun pose une question écrite à l'autre.
On échange les feuilles. Chacun répond à la question qui lui est posée et rend la feuille à son partenaire. Celui-ci la lit et repose une seconde question... Cela peut continuer ainsi dans le style interview comme ça peut tourner au simple dialogue Chaque couple est maître de sa forme de communication Évidemment, on précise bien au départ qu'on n'aura pas à lire ce qui aura été écrit au reste du groupe.
Cela donne des choses étonnantes. Pendant une heure et demie, parfois deux heures, les participants peuvent dialoguer et remplir six à huit feuilles entières, dans un silence surprenant. Cela constitue vraiment un événement qui concerne même les personnes qui répugnaient à écrire au départ. On ne sait d'ailleurs pas bien ce qui se passe en fait. Mais ce qui est sûr, c'est qu'il se passe quelque chose. Mais il faudrait s'arrêter un peu plus longtemps sur ces vocations différentes de l'écrit et de l'oral. J'en avais assez tôt pris conscience. Un certain jour, en particulier, c'est comme si une grosse bulle d'erreur avait éclaté.
J'étais alors instituteur à Trégastel (22) à 4 kilomètres de l'antenne de Pleumeur-Bodou. Un matin, tout le monde ne parlait, dans la cour de l'école, que de l'événement sensationnel qui venait de se produire : le radôme de Pleumeur avait crevé dans la nuit. Aussitôt, professionnellement et freinétistement, je songeai à tout le parti pédagogique que je pouvais tirer de cet événement. Je me disais 27 enfants... 27 textes libres sur le radôme. Et je voyais toutes les notions géographiques ou scientifiques que j'allais pouvoir aborder à partir de là. Et les enquêtes auprès des parents qui travaillaient au radôme etc.
Surprise ! A peine une allusion furtive à cet événement. Et dans un seul texte. Je n'y comprenais rien. Rien que les histoires de chats, de chiens, les rêves et les contes habituels. Qu'est-ce qui se passait ? Il faut dire qu'à ce moment-là, les enfants avaient déjà copieusement goûté à l'expression libre. Et puisqu'ils étaient vraiment libres d'écrire ce qu'ils voulaient, ils se servaient du langage écrit pour exprimer ce qu'ils avaient de profond à exprimer. Et qui était beaucoup plus important que cet éclatement d'une sphère de plus de trois mille mètres cubes. Et pourtant, tout le monde en parlait dans la cour !! Non, en fait, tout le monde en bavardait. Car la parole, c'est autre chose. C'est pour cette raison que dans ma classe, j'ai toujours été impitoyable pour le bavardage. Et les enfants en bénéficiaient sûrement puisque cela permettait cinq heures de création sur six heures de classe. Et des centaines d'occasion de « parler » véritablement. Mais je dois ajouter que, par chance, deux jours après, un enfant apporta un morceau de radôme déchiré. Et tout le monde s'intéressa alors à la chose présente. Et je n'eus plus à rengainer toutes mes prévisions pédagogiques. Le moment en était alors venu. Ils étaient prêts.
Eh bien, c'est un peu ce qui nous arrive. A partir d'un certain moment, nous sommes prêts à aller plus loin que l'écrit. C'est ainsi qu'à l'I.U.T., un certain matin, pour des raisons diverses de convocations à des visites médicales et de départs successifs, nous sommes restés soudain, deux garçons, seuls, face à face. On aurait pu dire : - Eh bien, ce matin, c'est râpé puisque tout le monde est parti. Au lieu de cela, on s'est dit Qu'est-ce qu'on fait ? On s'écrit.
Et nous avons découvert que nous en avions des choses à nous communiquer. Et depuis longtemps ! Mais nous n'avons pu le faire qu'après nous être écrit deux pages que nous avons données à l'autre. Et, à partir de là, nous avons parlé pendant deux heures, en oubliant d'aller manger.
C'est comme s'il fallait parfois disposer d'un support écrit pour pouvoir mieux se dire les choses. Cela se conçoit aisément. Mais tant qu'on ne l'a pas vérifié, on ne le sait pas vraiment.
Il est évident que la suite orale de la communication dépend de ce qui a été commencé par écrit. Quand celui-ci est bien engagé, il peut être un meilleur tremplin pour l'oral. C'est ainsi qu'au bout d'un certain temps, on peut proposer des thèmes où l'on s'investît davantage. Voici, par exemple, une technique qui permet de déboucher sur le partage des plaisirs personnels.
La couleur tournante
CONSIGNE
Chacun écrit le nom d'une couleur. Il écrit quelques lignes à son propos et donne la feuille au suivant qui écrit à son tour, etc.
« Bleue, elle gonfle au battement de mon coeur, bleue est sa couleur, bleue de nuit de sang, bleue et rouge, bleue et translucide, pleine de lucidité et pleine de pleins - elle me porte et me vit - elle me remplit et me dit
- Elle est bleue bleue bleue bleue de transparence et de force impensable, capable de penser et de me porter, elle est ma vie, ma couleur de vie.
- Bleu - beleu – bleutte - bluette - bleue froid de l'acier - bleue comme sa femme que l'on aime
- Bleu dure et forte et tendre - bleu sur la pointe de la langue derrière les lèvres, belettes bleues ».
Et là, on est déjà dans le champ de la communication de ses impressions subjectives. Et de leur résonance chez les autres. Cela permet à chacun de mieux discerner sa personnalité, son originalité propre en fonction des choix des autres. Et c'est toujours intéressant et utile de se découvrir, de se mieux connaître dans ses différences, dans ses élans et ses refus.
Si vous faisiez l'expérience de la circulation des mots : orange, vert, marron, chamois par exemple, vous seriez étonnés. Mais ça, c'est déjà une autre technique. Celle que je décris ici est plus libre puisque chacun se choisit la couleur qu'il veut : anthracite, amarante, ambre, malachite...
Ajoutons que, généralement, les commentaires sur les couleurs font appel à des situations précises de l'enfance. Et c'est là un autre partage où l'on glisse doucement. Et pouvoir parler ainsi de soi, pouvoir être écouté et pouvoir écouter sans qu'il ne vous apparaisse aussitôt quelque bouffée de désintérêt ou d'ennui, c'est quelque chose de très étonnant, de très inattendu.
Cependant, il est une autre expérience aussi intéressante
Un mot que l'on aime
Chacun écrit sur un mot qu'il aime et il le donne au voisin qui réagit à son tour, etc.
EXEMPLES :
LIBELLULE
« Belle lune - libelté chérie, libellé - Belle et Lune - l'Isole, l'Ellé et la Laita - Bella donna - Bellini - Libellule mot liquide qui danse et qui plonge et repart ondoyante et vive et diaphane demoiselle dans des rayons bleus »
ALLÉCHANTE
« Ca fait passer la langue sur les lèvres. Allez ! chante. Goût d'amende fondante - Femme aimante, tu la lèches ta glande. Alléchante - la salive me vient aux babines. Tu m'attires irrésistiblement, inconnue perçue dans la foule que seul l'obstacle du corps des autres et de leur regard maintient loin de moi. Alléchantes, il ne faut pas que je regarde mes voisines, sinon je vais me mettre à les déguster. Alléchante comme tu l'es, alléchante comme un fruit que je croque et qui me reste sur les lèvres, alléchante comme la vie, comme les rires déchaînés qui s'enchaînent et s'enchantent, les lèvres collées de fruit et de sucre, je les lèche et mes yeux pétillent, ce n'est pas facile d'enlever ses chaussures pour venir sur ses pieds nus. Et pourtant la fraîcheur alléchée des pieds nus décuplent les instants »
EPOUSTOUFLANT
« Ah ! oui, ce mot me botte, on en suffoque, on en étouffe tout entier jusqu'au bout et ça éclate. Il y a, pour commencer un E bien installé sur ses pieds. Et, aussitôt après un P qui explose sur un ou lourd qui se trouve poussé au bout par un S qui expire. Epousssss... Et l'on remet ça. Mais cette fois, c'est une dentale sourde t qui est elle-même encore assourdie par un ou lourd qui se trouve prolongé cette fois par un F. Et on perd une seconde fois le souffle E..., pousssss... tou ffff. Mais le E du début est suffisamment présent dans l'oreille pour que l'impression d'E... touffer se pousse. Et puis vlan ! vla le flant qui vient se flanquer par le travers. Bang !! Et on en reste comme deux ronds de flan. Un tel mot, une telle construction de mot, avec un tel accord entre le support vocal et la signification, vraiment, c'est époustouflant ».
Je dis ceci à ma famille et aussitôt les mots pleuvent « palme - friand - escarpolette - subtilité » et aussitôt, à vous aussi, il vous vient des mots que vous aimez et qui vous appartiennent. Et si vous en parlez à quelqu'un, si vous tentez de les partager, c'est un peu de votre être que vous donnez. Vous vous livrez. Et, de cela, vous avez le désir constant. Mais pour trouver des oreilles qui acceptent et qui renvoient à leur tour, il faut des circonstances spéciales.
Ça ne peut se faire que dans un certain abandon. Et si vous vous liez à quelqu'un, c'est ça surtout que vous donnez : vos plaisirs subjectifs. Et l'autre écoute pour mieux vous connaître. Et il se donne à connaître. Là, nous avons dépassé le stade de l'usure des tabous. Nous ne sommes plus en contre-réaction négative, mais dans une positivité certaine. On peut aussi penser à des noms de lieux qui plaisent : Saint-Elme, Pleine-Selve, Combes-aux-Fontaines, La Grange-aux-Belles, Lusivilly, Coat-Billy, Karreg an Tan, Keramanach...
Il y a aussi des expressions dont on se régale : l'aube blanchissante, les pierres gélives, sous la charmille, faire patte de velours, se dodeliner, tintinnabuler, l'évanescence, se glisser en tapinois... Elles ont un air ancien et sont tout imprégnées d'enfance.
Ainsi, on livre ses plaisirs, on les confie, on donne de soi et on reçoit – « Celui qui n'est pas rempli de ses désirs ne peut rien donner » (Vaneigem) - Et on partage la dégustation des mots qui correspond souvent à une sorte de dégustation physiologique. Beaucoup de mots que l'on apprécie comportent des dentales, des labiales, des é, des i..., bref, tout cela se passe principalement au niveau de l'avant de la bouche : cela se connaît des lèvres et des dents : libellule, susurrer, scissiparité... Ce qui est bien, c'est que l'on ose entrer dans la jouissance de l'autre : on ose partager plus qu'il n'est habituellement accordé de le faire.
Mais, chemin faisant, on s'engage également beaucoup plus dans ses textes. En voici quelques exemples. J'en limite le nombre car je crains de lasser le lecteur qui ne peut sentir ce quelque chose d'outre-mots qui rayonne parfois dans nos rencontres heureuses.
Textes de la troisième étape
« Dans ce paysage nous y serions nous-mêmes, dans un paysage nu de toute construction, sans déguisement, avec pour seule loi d'être le plus possible nous-mêmes. Avec, en plus, l'envie de lutter pour arracher le plus possible des autres à leurs renoncements, pour les amener à la troupe de ceux qui veulent que l'on soit libre de parler sa langue, de jouir de toutes les subtilités de sa culture, de ses formes propres de communication ».
« Ce pays qui m'inspire existe, je le construis déjà au-dedans de moi. Tu le construis au-dedans de toi. On ajoute, on assemble nos deux constructions et ça continue. Et déjà on peut se regarder sans savoir faire la grimace habituelle, on se détend on se donne son regard pour recommencer ».
« Mais, je veux d'abord que tu m'apprivoises et que je t'apprivoise. Tu sais comme le petit renard. Et cette attente est bonne et douce à mon cœur. Il me suffit de te regarder pour te dire ce que je pense, pour te montrer toutes les petites fourmis qui dansent en moi et aussi les petites araignées. Car le monde de la parole me semble parfois si difficile à comprendre, si imperméable, comme un sol qui ne veut pas que l'eau s'y infiltre. Elle viendra pourtant, mais, naturellement, quand le regard et la complicité voudront bien lui laisser la place. Et je veux combattre et ne pas être un acquis, Tu me souris, je te souris et on s'appartient. Non, demain, je devrai encore te reconquérir et toi aussi Ce jour sera agréable où tu seras un petit d'homme et moi une petite d'homme, où toutes les prothèses dont chacun a besoin pourront, petit à petit, s'en aller. Et pour apprécier l'authenticité de l'autre, j'aime connaître d'abord celui qu'il est tous les jours, son visage devant le monde et le cadeau en est encore plus précieux lorsque ce visage va changer et se détendre, que ce soit de rires ou de pleurs. Il ne sera plus sans rides, sans taches. Et je pourrais te choisir, te trouver ».
« Ce n'est que tendresse multipliée toutes ces choses que l'on tait parce qu'on a appris à en avoir honte. En fait ça serait trop révolutionnaire et on ne pourrait plus canaliser les énergies vers la production. Notre volonté de vivre peut vaincre celle qui veut nous étouffer, nous sommes forts de notre tendresse qui déjoue tous les mécanismes huilés de l'adulte : nous le vaincrons et alors, ce sera beau. Nous existerons enfin ».
« Pourquoi voir les murs. Ils n'existent que si on les construit. Il faut apprendre à les dissoudre, à être dans l'oasis partout. Quelle pauvreté que d'être ainsi sensible au temps et aux maisons ! Combien de pièges encore te prennent ? Tu ne les déjoues pas. Tu marches à tous les coups. Tu t'enfonces dans le piège à loup. On dirait que sa morsure te fait du bien, Puisque, demain, tu recommenceras encore à prendre ce chemin où tu es sûr de le trouver. Son dieu, il est temps que tu te déprennes »
« Moi aussi j'ai faim de dire et d'entendre
Plus vrai que l'habitude
Plus vrai que le ricanement de défense
Que l'on propose toujours à l'autre
Je voudrais faire un pas de plus
Dans l'inconnu que tu représentes
Tu as des prairies ».
« Ce matin, il y avait chez elle, prêt à son visage, le désir de communication plus vraie. Il y avait prêt à son coeur, un épanchement de tendresse qui attendait depuis longtemps. Mais non, toi il te faut des instruments de musique, des cadres définis, des répétitions de réussites anciennes. Et toi, si tu n'as pas ton rythme et ton dessin, tu ne peux plus jouer de rien. Et tu en empêches les autres ».
« C'est vrai que beaucoup des gens que l'on rencontre ne sont prêts qu'à l'échange corporel qui n'est pas compromettant, qui n'engage pas la personne. Et ça, moi je ne peux plus pour le moment, le supporter. J'ai surtout besoin de la richesse et de la communication. J'ai besoin de savoir qu'il y aura du temps devant moi qui me permettra de me dérouler, de me dire, de me détendre. Et de permettre à l'autre de se dire, de se livrer. Un jour quelqu'un m'a dit - Plus tu te nommes toi et plus tu libères l'autre - la communication c'est toute une approche, toute une progression ».
« Est-ce que je peux t'aimer toi ? Ça ne peut se savoir par avance. Ce qui peut nous arriver est quasiment impossible à déjouer. A moins d'une vigilance extrême. Ce que j'ai appris, c'est qu'on ne peut calculer. Nos petites tactiques sont d'une extrême mesquinerie. Et elles pourraient être balayées en une seconde. Alors toi, moi qu'est-ce qui nous attend ? Rien, je l'espère. Sur une mer démontée, j'ai peur. Je ne suis plus prêt à assumer l'aventure.
- Oui, quelquefois je me demande s'il est bon de tout dire car on peut perdre au lieu de gagner. Mais c'est peut-être la règle du jeu. Il faut payer d'un risque.
- Mais on a tout à gagner de se perdre. On a tout à amour de se perdre. On a tout à amour de se vivre.
- Non à l'amour, c'est une belle vacherie qui nous possède et se joue de nous et nous laisse sans pouvoir. Eros, préserve-moi d'un amour non partagé. On a trop à souffrir d'aimer.
- Tu es bête, l'amour on peut en déjouer les pièges. Il faut être vigilant, comprendre et ne pas s'en laisser compter. Je te refuse bien, moi.
- Oui, mais, c'est parce que je te refuse ».
En écho, j'ajoute quelques citations de R. VANEIGEM
- « Nous sommes allés si loin dans le désespoir qu'il n'y a plus devant nous que la vie à remonter »
- « Rien de ce qui vit ne vit seul quand il a résolu de vivre pour soi. »
- « Je ne veux plus d'agréments qui consolent de la vie absente. Ce qui se fait par manque est manqué d'avance. »
- « Les amants donnent tout. C'est à qui offrira le plus sans rien souhaiter en retour. Et l'amour ne cesse d'en tirer plus de force. »
- -Quant aux désirs apparemment irréalisables, mille raisons ne m'y feraient pas renoncer. Je veux garder toute passion présente et vivace en moi. Elle découvrira bien un jour les voies de la réalisation. Au lieu que le renoncement pourrit tout ce qu'il touche. »
- « Car tout sera donné à qui n'attend rien en échange. »
- « Je veux me rendre invulnérable en devenant de plus en plus sensible à ce que je veux. J'ai trop à me passionner de folies pour me contenter de sagesse. »
- « Je veux être ma propre citadelle, imprenable et ouverte à ce qui en accroît la force, accueillante au voyageur en route vers soi. »
« Le livre des Plaisirs » (Encres)
ET LE TRAVAIL SERIEUX ?
Toutes nos pulsions de rire, analyses farfelues, maigres anecdotes, réflexions sommaires, préoccupations triviales, rêveries extérieures ont pu jusqu'ici se donner libre cours. Et si maintenant nous faisions une place à l'esprit de sérieux ? Ça nous changerait. Nous y sommes peut-être d'ailleurs prêts.
Cela tombe bien. En effet, pour rester neuf en rédigeant ces pages, j'ai entrepris de lire, parallèlement, « L'Unité de l'homme » édité à la suite du colloque de Royaumont « Pour une science de l'homme ». En ouvrant ce gros livre, je croyais devoir me trouver à cent lieues de nos petites folies. Eh bien je me trompais. En effet, on pourrait découvrir, chez Atlan par exemple, des confirmations théoriques de la justesse de notre attitude d'ouverture. Dans sa communication : « Du bruit comme principe d'auto-organisation », il écrit :
« Le bruit, au sens de la théorie des communications (c'est-à-dire le dérangement) est enrichissant quand il s'introduit dans un système auto-organisateur complexe caractérisé par sa fiabilité ».
« Les découvertes successives de l'importance du hasard dans l'organisation des êtres vivants ont maintenant une place privilégiée. »
« Le principe d'ordre à partir du bruit implique que la fiabilité d'un système complexe lui permet de réagir à des agressions aléatoires par une désorganisation suivie d'une réorganisation à un niveau de complexité plus élevé ».
« Ces mécanismes de création d'ordre à partir du bruit sont à l'oeuvre, de toute évidence, dans les processus de l'évolution des espèces par mutations, sélections... Mais ces mécanismes sont aussi à l'oeuvre dans les processus d'apprentissage.
« L'originalité d'homo est d'être à la fois sapiens-demens. Elle est liée à l'hyper-complexité humaine qui tient précisément dans la dialectique, l'instabilité, à la limite l'incertitude entre ce qui est dans l'homme sapiens et ce qui est demens. »
Certes, il y a quelque démesure à appliquer de si hauts principes à nos si petites choses. Mais il me semble que c'est parce que nous avons su créer un système fiable en extirpant les peurs personnelles et les soucis de rentabilité de la production que nous avons pu fonctionner naturellement, c'est-à-dire en conformité avec notre nature d'êtres humains.
De toute façon, nous avons pu constater que les événements imprévus (le bruit) qui auraient dérangés des systèmes fragiles étaient utilement récupérés par notre solide système autoorganisationnel. Nous avons découvert également l'importance du hasard dans la production de notre fonctionnalité, de notre adaptativité, de notre aptitude à tout intégrer. Nous ne craignons pas non plus les agressions de la nouveauté, de l'inconnu, de l'incompréhensible. Nous les provoquons même. Et cela donne de l'ordre, de la solidité, des capacités supplémentaires de développement de nos facultés d'accueil et de création. Aussi, nous n'hésitons jamais à partir d'une consigne floue ou de cinq propositions qui se télescopent parce que nous savons qu'elles nous permettront, à peu près certainement, de déboucher sur quelque chose qui ne s'est encore jamais fait et qui a pourtant droit à l'existence puisqu'il s'agit également d'une création humaine.
Signalons également que nos techniques, qui se créent à partir du milieu par rapprochements et déviations, obéissent aux lois de la sélection et ne survivent que si elles sont supérieurement armées d'ordre et d'adaptabilité.
Curieusement, ce qui survit souvent aussi, ce sont nos groupes d'écriture. Au début, on ne sait pas qu'ils nous apportent tant et on ne se sent pas responsables de leur existence. Et puis on s'aperçoit parfois, après un premier écroulement, qu'on y tenait beaucoup. Et ils repartent parfois sur de longs mois et même des années. C'est chez Morin, cette fois-ci (La Vie de la Vie. Seuil) que je pourrais trouver des textes intéressants. On sent que le groupe devient « un être-machine producteur de soi avec une auto-organisation, une auto-réorganisation, une auto-référence, une auto-production, une auto-reproduction. Le vivant s'autogénère à partir du vivant. » C'est vrai, des colonies se créent dans l'Ouest, dans l'Est, le Sud-Ouest, la région parisienne... Il y a même une fonction genos intemporelle et une fonction phenon qui actualise les potentialités, etc.
Alors qu'on ne le faisait que pour s'amuser, on s'aperçoit soudain que ce que nous réalisons pourrait présenter quelques garanties de sérieux ! Non seulement, on pourrait tranquillement rire et éprouver des jouissances d'expression mais en outre - à en croire des scientifiques - on conserverait ainsi notre appareil psychique en bon état de fonctionnement en ce qui concerne les apprentissages et l'adaptation aux agressions de l'environnement. Nos techniques serviraient à guérir notre cerveau et à le remettre sur ses pieds parce qu'elles sont dans le droit fil de l'être !
Si c'était vraiment vrai, ça ouvrirait des perspectives car les cerveaux grippés, ça ne manque pas : le plaine en est jonchée jusqu'à l'horizon. On comprend d'ailleurs qu'ils aient pu s'arrêter ou, tout au moins, se mettre au ralenti. Non pas tellement en raison de la multiplication des agressions de la société actuelle mais, bien antérieurement, à cause des systèmes de freinage de l'activité psychique soigneusement mis au point par la famille, l'école et les mass-médias pour canaliser les individus dans le courant du travail. Et pour les dissuader de se laisser tenter par des chemins de traverse qui les entraîneraient hors des voies consacrées de la répétition, de la reproduction, de la sécurité à tout prix érigées en normes de vie.
Donc, nous qui sentons souvent que nous marchons sur des lignes de crête, nous pourrions nous sentir confortés dans notre démarche ? Il serait peut-être intéressant alors de chercher d'autres confirmations.... Mais le seul fait de s'en préoccuper ne présenterait-il pas des dangers ? En effet, jusqu'ici, nous n'avons jamais cherché la caution de personnages révérés. Au contraire même, nous nous sommes toujours soigneusement gardés d'aller y regarder de trop près. Car nous aurions pu tomber sur quelqu'un qui nous aurait parfaitement démontré que nous nous enlisions dans des marécages... que c'était débile... que c'était idéologiquement néfaste.. etc. Et cela nous aurait coûté de devoir raisonnablement renoncer à ce qui nous plaisait tant. D'ailleurs, nous n'aurions pu y renoncer. Mais un sentiment de culpabilité aurait profondément vicié notre plaisir. Aussi, pas trop convaincus de la légitimité de notre entreprise, nous n'acceptions de nous arrêter, en fait de lois scientifiques qu'à nos seules shadokeries :
« Quand un Newton a une idée géniale, il tombe dans les pommes ».
« Il n'est pire sourd que celui qui ne peut pas entendre ».
« Celui qui a quelqu'un dans le nez ne l'a pas dans la bouche. »
« Plus j'aime à recevoir des coups et plus je marche les yeux fermés dans le noir. »
« Tout corps plongé dans un abîme de génuflexion recevra un coup de pied de bas en haut qui le remettra dans la position verticale au poids du derrière déplacé. »
Mais puisque nous avons trouvé, sans les avoir cherchés des scientifiques qui semblent nous donner raison, nous nous empressons de les annexer. Personnellement, j'estime capital le passage : « Dans la dialectique, l'instabilité, à la limite, l'incertitude entre ce qui dans l'homme est sapiens et ce qui est demens ». Nous allons d'ailleurs y revenir à propos de nouvelles pratiques car il nous faut revenir maintenant « dialectiquement » à notre quotidienneté.
Mais pour rester dans une tonalité sérieuse, je cite auparavant la lettre d'un camarade de la commission « Formation Permanente » de la Pédagogie Freinet. Ce qui me saisit, c'est qu'il travaille dans une prison. Et il me dit combien notre « créadultivité » y pourrait être utile. Pourtant, il n'avait participé qu'à une seule séance d'expression écrite dans un congrès Freinet. Et ça lui avait suffi pour en saisir les principes.
Il avait d'abord essayé de répondre à la demande des prisonniers en les aidant honnêtement à progresser sur le plan de l'orthographe avec l'aide de fichiers auto-correctifs, de dictées, etc. Mais ca avait été vite balancé. Ca, ce pouvait être fait dans la cellule. Mais c'est d'expression en groupe que ces hommes avaient fondamentalement besoin.
« Là comme dans nos classes ou dans n'importe quelle situation d'éducation, il apparait évident que les progrès de l'enseigné ne passent pas par l'acquisition de « contenus » déversés par l'enseignant, mais que ces progrès ne seront possibles (et presque sans le secours du maître) que lorsque l'individu aura découvert et développé sa propre valeur, sa propre potentialité au sein d'un groupe.
J'ai lancé l'idée d'un déblocage de l'expression par des techniques vécues en stage Ecole Moderne. Et, oh ! surprise, l'idée a été acceptée avec enthousiasme et les résultats ont dépassé en valeur de forme et de fond tout ce qu'on pouvait en attendre - a priori - avec de tels groupes »
Georges
Un autre camarade a conduit la même expérience dans les mêmes conditions. Un autre essaie dans un H.P. D'autres, avec des ados en difficultés, des cas sociaux, des gitans dans une cité de transit, des adultes dans un foyer de jeunes travailleurs, des adolescents dans des L.E.P...
C'est vrai, partout il y a aussi cette bataille à mener et à gagner : celle de la levée de la parole. Et nous devons y prendre part. Le moment est peut-être venu où de nombreux opprimés pourraient retrouver une voix. Déjà de nombreuses paroles se sont fait entendre. Mais il reste encore beaucoup à faire. Si tant de personnes ont choisi de parler par la maladie, la folie, la marginalité, la fuite, l'agressivité, la délinquance, c'est parce qu'elles n'avaient pu obtenir le droit à leur vraie parole, à une parole écoutée.
Et même dans la vie dite normale, tout le système est construit pour que des millions d'enfants et d'adolescents soient dans le même cas. Ces jeunes parleront autrement, c'est sûr. Ils ont déjà commencé. Evidemment, ils en pâtiront. Mais ils ne seront pas les seuls.
« La plupart des faits divers qui du futile au dramatique composent notre existence quotidienne sont des histoires d'amour vécues à rebours. La tendresse qui n'étreint pas étouffe avec rage. Que de caresses refoulées dans la série monotone des lassitudes, des mélancolies, des heurts, des sectarismes, des mépris, des haines, des coups, des meurtres »
Raoul VANEIGEM
Cependant, cette situation n'est pas irrémédiable. On y peut quelque chose. C'est pourquoi nous avons à travailler sur le plan de l'acceptation d'un peu plus de demens puisque ce demens est normal. Puisque c'est la moitié de l'homme.
Mais il y a également à remettre en question des pratiques anciennes et mutilantes. Et à proposer de nouvelles techniques sur le plan même du travail sérieux. A ce sujet, nous pouvons dire comment nous avons découvert le bilan tournant.
Un jour, notre institution I.U.T. poussa la dégradation de sa pédagogie jusqu'à demander que chaque étudiant présente le bilan de ses activités dans l'atelier qu'il s'était choisi. Comment allions-nous parer ce mauvais coup ? Pouvions-nous accepter de laisser salir et tuer notre écrit qui s'étouffe dès qu'on lui place un point de passage obligé dans l'avenir. De plus, moi, l'enseignant, je pensais depuis longtemps que lorsqu'on fait un boulot par devoir, il est quasiment inutile pour soi. Il sert tout au plus à combler le besoin de puissance des représentants de l'institution. C'est, à tout le moins, un travail peu rentable. Lorsqu'on travaille en fermeture, même avec courage, même en se tenant la tête à deux mains et en se bouchant les oreilles pour s'isoler du bruit extérieur, le rendement est toujours faible. Ça n'accroche pas. Alors que si l'on travaille sur ses questions , en ouverture, en décontraction, sans négliger les temps de rire, on avance beaucoup plus vite. Et on retient sans effort. C'est pourquoi je voulais protéger les étudiants de ce travail artificiel de figement de la pensée. Mais comment faire ? C'est alors que tout naturellement, quelqu'un proposa de faire tourner également le bilan.
BILAN TOURNANT
CONSIGNE :
« On écrit n'importe quoi à propos de notre atelier. On prend la première idée qui nous vient. Faut surtout pas se fatiguer ni se concentrer, faut pas réfléchir ».
Alors on prit par la queue ou par un bout d'aîle, la première idée qui se présenta et, sans l'examiner davantage, on la passa au voisin. Dès le premier tour, on s'aperçut de la richesse de la tactique utilisée. En effet, chacun trouva en recevant successivement les diverses feuilles, des idées qui n'étaient alors qu'en graines dans sa tête. Et toc ! le choc les éveilla et elles se mirent immédiatement à germer et à fleurir dans le terrain riche du groupe...
- Paul, tu oublies un élément important. Souvent, c'est par inertie que l'on n'intervient pas oralement dans un groupe. Les autres ont déjà exprimé ou ils vont certainement exprimer ce que l'on avait à dire. Alors c'est pas la peine de parler et de risquer de bafouiller sous le regard critique de toute l'assemblée. Tandis que là, devant la feuille blanche, rien n'a encore été dit, alors on se lance. Et une fois en route, on réagit, on prolonge, on provoque, on risque une idée, on réfléchit, bref, on participe...
- C'est vrai. Là aussi des événements oubliés se trouvèrent remis en mémoire. On réagit à ses souvenirs et cela entraîna d'autres réactions. Et ainsi d'échos en échos rebondissants, repris et renforcés, on arriva rapidement à un maximum de développements. C'est ainsi que dans cette première tentative de bilan on repéra :
« La dialectique de la création - la complémentarité de la forme et du fond - les peurs viscérales du début - le rapide desserrement les attitudes de l'animateur - l'accueil de l'insolite - la disponibilité à l'événement - l'attaque intense des tabous - les moments d'une séance - la récupération des ratés - la critique positive du groupe l'agrandissement de l'inspiration - la mise sur ses voies personnelles - la toute puissance magique du rire - l'accès aux jouissances poétiques...
Et encore :
« Les tactiques de création de l'ambiance - l'attente heureuse l'absence de jugement - le courage retrouvé - la confiance en soi les luttes à mener - les relations avec le métier - l'intelligence agrandie - la certitude d'alimenter le groupe - l'analyse possible de ses écrits - la meilleure compréhension de soi - le sérieux l'interrogation - le partage des questions - la communication - les paroles sincères dans l'écrit et hors l'écrit - les rencontres d'écoute après les séances - les messages transmis - la découverte des besoins des autres - le sentiment d'être mieux perçu d'avoir gagné à être mieux connu - d'avoir gagné à mieux connaître - d'avoir gagné à oser - à n'être plus aussi stupidement pessimiste sur soi...
On fit alors un deuxième tour pour hiérarchiser un peu tous ces éléments car ils n'avaient pas eu pour tous la même importance.
CONSIGNE :
« Si vous voulez, cette fois, chacun va parler du point ou des points qui ont particulièrement compté pour lui ».
C'est ainsi que se dégagèrent de la masse, deux ou trois éléments qui se trouvèrent particulièrement développés parce que l'attention d'une douzaine de personnes s'était concentrée sur eux. Et notre production collective s'arrêta là pour cette fois. Et c'était le vrai bilan, un bilan réel, profond. Certes, on ne s'était nullement fatigué pour le réaliser. Mais est-ce que ça lui ôtait de la valeur ? Faut-il nécessairement souffrir pour travailler efficacement ? On n'avait rien laissé dans l'ombre, on avait bien réfléchi à tout. Et même si on n'avait laissé aucune trace écrite, on aurait tout de même tout appris. L'écriture n'étant jamais à mes yeux qu'une exigence technique personnelle - et non institutionnelle pour un affinement de la compréhension. En tant qu'enseignant, ce qui compte pour moi, c'est l'expérience, le savoir intégré et non l'apparence de savoir, le simulacre, les signes extérieurs, les garanties données d'une souffrance suffisante ou d'un suffisant renoncement à sa personnalité qui pourrait justifier la délivrance du diplôme.
Certains étudiants se contentèrent de recopier les éléments qu'un de leurs copains et moi, nous avions portés au tableau. Et ils se trouvèrent alors disponibles pour jouer les comédies nécessaires dans les autres secteurs d'enseignement. Mais d'autres se passionnèrent pour le sujet et le creusèrent profondément. Et ils personnalisèrent ainsi leur compte rendu. Pour le plaisir.
Sur le coup, cette facilité et cette rapidité de la construction d'un bilan intéressant nous étonna. Ainsi, on pouvait exporter nos techniques dans les domaines extérieurs à notre lieu de créativité ?Alors, avec l'audace acquise et l'esprit d'expérimentation reconstitué (Et si ?... Et pourquoi pas ça ?... Mais alors ?... ) nous nous sentimes prêts à nous attaquer à de grandes choses.
Par exemple, en fin de deuxième année I.U.T., il fut question d'un bilan de la formation. Alors, tout naturellement, les membres de notre maffia proposèrent un bilan tournant. Evidemment, il n'était pas question de faire tourner cinquante feuilles devant cinquante participants. Là encore, il aurait fallu adapter le procédé à la situation. Il suffisait que chaque feuille passe seulement devant cinq ou six personnes pour que les points soulevés apparaissent nombreux et déjà bien étudiés. Avec même un dégagement des éléments importants. Et cela en une trentaine de minutes. Quel rendement formidable pour la plénière. Vous imaginez ! Mais tout le monde n'était pas arrivé à ce degré de conscience de l'efficience de cette technique. Et la plupart des gens ne s'étaient pas encore laissés habiter par la tendance irrépressible à sortir des chemins battus. Alors, devant la résistance d'un professeur et celle de la majorité des étudiants, on s'inclina. En rageant à part nous, de cet amour indéfectible pour le surplace. D'autant plus que nous étions persuadés qu'en la circonstance c'était bien notre technique qui convenait. Mais non, on recourut à des techniques anciennes bien éprouvées pour leur inefficacité. Et, bien évidemment, personne ne parla ou presque, sinon pour rester à la superficie des choses. Alors que nous avions proposé de faire s'exprimer cinquante personnes en même temps. Sur le fond !
Mais comment y croire ? Il y a un tel fossé entre la pauvre communication qui se fait habituellement dans les groupes et ce qu'on pourrait y faire ! Il y a surtout une chose qui manque, c'est de savoir que, à chaque groupe, à chaque nécessité de production convient une méthode particulière. Point. On court toujours chercher la sécurité dans les bonnes vieil les méthodes : on a toujours fait comme ça ! Ce qui est une garantie certaine d'insuccès. Tiens, c'est peut-être ce que nos groupes nous ont le plus appris : la souplesse, l'adaptation dialectique aux situations par l'habitude de l'assimilation du « bruit ». Quelle formation pour des animateurs ! Et pour des enseignants donc !!
Remémoration
Heureusement, en de nombreuses circonstances nous avons pu appliquer nos idées. En voici un exemple :
Nous étions dans un groupe de biographies, c'est-à-dire que nous essayions, à partir de nos faits de vie, de nous constituer coopérativement un ensemble de concepts qui pouvaient nous permettre de comprendre notre situation particulière et celle des autres. Mais au beau milieu de tout, arriva un stage d'un mois et demi. Au retour du stage, tout le monde était sec et ne se rappelait plus de rien. Et chacun se sentait honteux et confus d'avoir oublié à ce point ce qui était pour les camarades d'une importance si considérable. C'était leur vie et on avait oublié !! Hop ! un tour de feuilles circulantes où nous fixions la première queue de souvenir qui pouvait vaguement émerger de nos brumes et voilà tout remis en mémoire en un tour de main. Chacun repêchant une maille et toutes les mailles recueillies reconstituant le tissu initial dans sa totalité. Et cela en une demi-heure.
Maintenant dans de nombreux groupes et institutions ce système des feuilles tournantes est souvent utilisé. Par exemple, pour faire lever les désirs des sujets à étudier ; pour faire le point; pour critiquer le déroulement des séances ; pour prendre des décisions ; pour moduler des hypothèses ; pour proposer des suites; pour débloquer une situation - quand on sent le groupe gros d'on ne sait quoi - pour mettre clairement les choses sur le tapis ; pour s'écrire les uns aux autres et amorcer une communication duelle; pour solliciter le non-dit...
- Ainsi, vous travaillez ?
- Mais oui, nous travaillons à nos apprentissages professionnels. Nous assimilons des techniques de levée de la parole des individus et des groupes, des techniques de surgissement des prises de conscience ou de prises de décisions...
Mais n'est-il pas également nécessaire pour l'animateur, pour l'enseignant, pour le travailleur social et pour les individus qu'ils sont, de travailler sur soi. Pour se rendre plus fort, plus dégagé, plus au clair de soi-même et plus conscient de l'existence différente des autres, de leurs souffrances et des obstacles qui les empêchent de s'épanouir. Vous pensiez peut-être que nous ne faisions que nous amuser ? Nous aussi, nous le pensions au début. Nous n'avions d'autre intention que de nous exprimer en prenant du bon temps. Mais voyez comment sont les choses: c'était plus important qu'on ne le croyait. Des anciens viennent même nous dire maintenant combien ça a compté dans leur pratique professionnelle. Avant de clore ce chapitre du « travail » je voudrais insister encore une fois sur les conséquences que pourrait avoir la prise en compte de la dialectique sapiens <-> démens.
La première fois que j'ai tenté d'expérimenter notre technique de feuilles tournantes « dans le civil », c'était dans une réunion de l'I.C.E.M. Pédagogie Freinet. Il s'agissait de rédiger le texte de lancement d'une nouvelle revue (B.T.R. Bibliothèque de travail et de recherche).
- « Attention, les copains, pas de blague, c'est un travail sérieux. C'est pour toucher des personnes sérieuses. »
Mais comment allions-nous procéder ? A tout hasard, je proposais notre technique. Et les camarades de ce chantier portaient en leur cervelle une graine de folie suffisante pour accepter d'en faire l'expérience. Et cela réussit parfaitement. D'autant plus que les discussions préliminaires avaient bien préparé le terrain. La réalisation collective de ce texte nous permit de percevoir l'existence d'un élément qui restait à découvrir dans notre mouvement pédagogique. Pour mieux le mettre en relief, j'en viens maintenant à la deuxième tentative d'application.
C'était il y a plusieurs années : à la suite de la grève des P.T.T., la situation était plus que jamais dramatique pour la C.E.L. (La Coopérative de l'Enseignement Laïc - le soutien logistique de notre action et de notre recherche pédagogique). Le risque de fermeture était grand, avec pour conséquence le licenciement d'une centaine d'ouvriers et d'employés. C'est dire si tout le monde était conscient de la gravité de la situation. Pour s'en sortir, il fallait informer les coopérateurs. Jusque-là, ils avaient toujours réagi positivement. Mais il fallait rédiger un texte mobilisant. On reprit notre technique qui avait été expérimentée par la plupart des membres de ce groupe de rédaction. Dans mon esprit, c'était uniquement pour l'efficacité, pour le rendement de cette production écrite. Il était hors de doute qu'il s'agissait d'une tâche sérieuse, presque sacrée, une tâche de devoir.
Eh bien, ces salauds-là, ils sont arrivés à écrire des quantités de conneries ! si bien que l'on arriva très rapidement à un rire inextinguible. Moi, je culpabilisais plutôt. Mais je ne pouvais me retenir de rire avec les autres. Et même emporté par l'élan, je plaçais aussi mon grain de sel. Les autres copains nous regardaient de loin, avec des mines sérieuses, sinon réprobatrices. S'ils avaient su que nous prétendions travailler pour la coopérative ! Mais l'on s'aperçut après, en lisant calmement nos textes, qu'ils étaient chargés d'un contenu extrêmement positif. Il suffisait de réécrire le tout en dégageant les scories de fantaisie pour avoir un texte complet, vivant, convaincant et qui convenait parfaitement au but que l'on s'était assigné ! A mon avis, un si bon résultat n'avait pu être obtenu que parce qu'on ne s'était pas figé dans une attitude. Beaucoup de gens ont l'expérience de fourires qui prennent parfois à l'improviste dans des situations de deuil, malgré le chagrin intense. C'est comme si l'être ne pouvait se laisser submerger par un excès de tension et qu'il lui fallait une détente, une décharge. Si nous avions adopté l'attitude sérieuse qui semblait pourtant dramatiquement s'imposer, nous n'aurions pu fonctionner juste. Ajoutons que ce qui nous faisait rire à ce point, en l'occurence, c'était l'attaque des interdits - une fois de plus. On écrivait des choses taboues dans notre mouvement. Jusque-là, elles étaient restées sous-jacentes et n'avaient jamais été exprimées en clair.
Cette décharge de rire est une sorte d'hygiène intellectuelle. C'est pour cela qu'on peut dire :
« Celui qui est sérieux, n'est pas sérieux ». Car il oublie la moitié de l'homme. Celui qui se fatigue, qui se bute, qui se tend, qui se bouche les oreilles, qui s'échine à comprendre quelque chose qu'il ne comprend pas, eh bien, celui-là il s'y prend mal.
- Tu es marrant toi. Comment peut-il faire quand il est tout seul et qu'il a l'obligation d'apprendre quelque chose ?
- Ah bon ! Mais est-ce que c'est normal d'avoir quelque chose à apprendre par obligation ? Et est-ce que c'est normal d'être tout seul pour apprendre ? Moi, je parlais dans les conditions normales de l'apprentissage. Et les conditions normales, c'est peut-être de faire sa place à la plaisanterie - et à la création collective.
Mais il faut dire qu'il y a une grosse culpabilité très bien installée en nous. Elle est toujours prête à fonctionner.
- On ne peut rien faire de bon, de vrai, de profitable si on ne souffre pas, si on ne paie pas. Travailler dans le plaisir ? Non, mais vous rigolez ?
- Et pourtant notre expérience de l'écrit...
- Oh ! Mais ça, c'est spécial, c'est particulier, c'est exceptionnel, c'est pas sérieux. C'est parce que c'est toi, parce que tu es fêlé et qu'on accepte ta fêlure.
- Ils sont fêlés et ils n'en profitent pas !
Mais il y a peut-être danger à dire qu'il ne faut jamais oublier de faire sa part à l'irrationnel si on veut être sérieux. Il ne faut le dire qu'à voix basse car les oreilles ennemies d'Homo-sapiens déments nous écoutent. Et elles seraient capables d'institutionnaliser le rire !
Cependant, s'il existe des oreilles ennemies, il existe aussi des oreilles amies. A celles-là je veux faire le cadeau d'un texte qui pourra les réjouir. Il s'agit de quelques extraits du livre « Bruits » de Jacques Attali. J'en avais entrepris la lecture par devoir d'agrandissement de l'horizon, plus que par nécessité d'obtenir une réponse à une question. Mais lorsque j'ai entamé le quatrième chapitre « La composition », j'ai écarquillé les yeux de surprise. En effet, ce qui s'y disait de la musique semblait également nous concerner. Il est vrai que nous ne nous contentons pas d'écrire : nous lisons nos textes à voix haute, ce qui produit une certaine musique et qui permet « l'échange entre les corps par leur œuvre ».
« Composer, c'est inventer des codes nouveaux : le message en même temps que la langue. C'est jouer pour jouir soi-même, ce qui seul peut créer les conditions d'une communication nouvelle. Un tel concept vient naturellement à l'esprit à propos de la musique. Mais il va bien au-delà et renvoie à cette émergence de l'acte libre, de possession de soi jouissance de l'être au lieu de l'avoir ».
« La composition n'interdit pas la communication. Elle en change les règles. Elle en fait une création collective et non plus l'échange de messages codés. Se parler, c'est créer un code ou se brancher sur un code en cours d'élaboration par l'autre. Là est la subversion fondamentale, ici esquissée, ne plus stocker des richesses, les dépasser, jouer par l'autre et pour l'autre, échanger les bruits des corps, entendre les bruits des autres en échange des siens et créer, en commun le code où s'exprimera la communication, l'aléatoire rejoint alors l'ordre. Lorsque deux personnes décident d'y investir leur imaginaire et leur désir, tout bruit est relation possible, ordre futur ».
« Le pari de l'économie de la composition est alors qu'une cohérence sociale est possible quand chacun, assume individuellement la violence et l'imaginaire par la jouissance de faire. La composition libère le temps pour le vivre et non plus pour le stocker. Elle se mesure donc à l'ampleur du temps vécu par les hommes venant se substituer au temps stocké en marchandise. Deux conditions : tolérance et autonomie. Acceptation des autres et capacité de s'en passer. La composition est une perpétuelle remise en cause de la stabilité, c'est-à-dire des différences. Elle ne s'inscrit pas sur un monde répétitif mais sur la fragilité permanente du sens après disparition de l'usage et l'échange ».
Vivre le temps et non plus le stocker en marchandise ; vivre le moment sans avoir souci de produire, c'est vraiment échapper au destin qu'on nous avait soigneusement fabriqué. Et de même que la musique a débordé tous les cadres limitatifs, on accédera peut-être, un jour, à une semblable inondation dans le domaine de l'écriture.
Notes pour les formateurs
en expression
AU NIVEAU DES TRAVAILLEURS
Curieusement, après avoir beaucoup parlé de la nécessité de se détendre, j'éprouve le besoin impérieux d'être sérieux. Car je ne serais pas honnête si je donnais l'impression que notre petit système peut marcher à chaque fois à 100 %. C'est vrai, que son coefficient d'efficacité est assez élevé. Mais il n'est pas absolu. J'ai déjà parlé en particulier des difficultés que j'ai rencontrées avec des travailleurs adultes. Avec eux, ce n'est pas évident, surtout quand ils sont âgés. Je dirais même qu'au-delà d'un certain seuil, l'échec est couru d'avance. Du moins dans les perspectives qui sont les miennes.
Je pense même, irrévérencieusement, aux Shadoks qui naissaient dans les oeufs en fer si solides qu'il leur fallait quatre-vingt-dix-huit années pour en sortir. Et ils étaient alors si vieux que c'était plus la peine. Mais plaisanterie mise à part, il est évident qu'il faut avoir conservé une certaine souplesse, une certaine jeunesse d'esprit et ne pas être trop enfermé dans des coquilles d'habitude en fer.
Cependant, en dessous d'un certain seuil, quelque chose reste heureusement très fortement possible. Mais il peut être intéressant d'avoir des tactiques pour mieux enclencher les choses. J'en livre quelques-unes à toutes fins utiles.
Il s'agit tout d'abord du montage de textes que j'ai utilisé pour la première fois avec des travailleurs d'un établissement hospitalier. Le soir, chez moi, après chaque séance, je sélectionnais tout ce qui sortait un tant soit peu de l'archi-banal, de l'ultra-répétitif, en omettant évidemment toutes mes interventions et en retenant au moins une phrase de chacun des participants. Et c'est cela que je lisais au début de la séance suivante.
- Vous le voyez, c'est vous qui avez écrit cela. Il n'y a pas une seule phrase qui ne vous appartienne. Et vous voyez comme c'est déjà bien. Vous commencez à dire des choses intéressantes. Vous commencez un peu à oser. Mais il faut aller plus loin. »
Et, de fait, peu à peu, l'expression s'enhardissait. Il faut dire qu'en même temps, on s'imprégnait de plus en plus de la sécurité que donne la création collective. Et il y avait aussi le fait déjà signalé que des choses mises bout à bout font facilement effet de poème. Et cela introduisait une certaine densité d'expression.
A propos de ce montage de textes, je signale que je l'utilise également dans une intention de liaison entre deux séances. Dans un groupe rennais, par exemple, je relève le lendemain tout ce qui me semble avoir provoqué le rire, l'émotion, l'intérêt ou l'admiration. Et je le relis au début de la séance suivante. Ça a l'avantage de nous remettre immédiatement dans le bain. Et comme l'éventail est très ouvert : rire-émotion-musicalité-affectivité-philosophie... tous les chemins s'offrent à nous. De cette façon, la période d'échauffement indispensable se trouve passablement écourtée. Et c'est important, surtout lorsque s'est écoulé un certain laps de temps entre les séances. J'ajoute que je veille aussi, évidemment, à ce que chacun puisse reconnaître un peu de ce qu'il a donné. Cela le détend et il devient alors plus lui-même, donc, automatiquement, plus intéressant pour les autres.
Je reviens maintenant à la difficulté de libérer la parole des travailleurs. Ils ont été très tôt frustrés des jouissances de la parole et ne la retrouve pas immédiatement. Pourtant, les premières séances les font rire aux larmes. Mais ils se reprennent car ils culpabilisent très vite leur plaisir. C'est ainsi qu'un jour une dame cadre s'était exclamée :
- Ce n'est pas sérieux ce qu'on fait ici, on ne dit que des conneries !
J'avais aussitôt réagi :
-Est-ce que tu aimes la mer ?
-Oh ! oui, beaucoup. Mais pas quand elle est méchante.
Je m'étais alors indigné :
- Comment ! Mais tu dis des conneries toi aussi. Comment peux-tu appliquer le qualificatif « méchante » à un rassemblement de molécules d'hydrogène et d'oxygène qui bougent à cause de l'agitation de molécules d'oxygène et d'azote. Quelle connerie ! La mer, ce n'est pas un être humain, ce n'est pas une personne. Elle ne peut être méchante.
Et j'ai continué en expliquant que les sentiments que les êtres humains peuvent éprouver sont innombrables. Et on n'a pas assez de sons dans nos langages pour les exprimer. Et certains d'entre eux sont si subtils qu'ils ne peuvent se laisser deviner que par des rapprochements insolites d'images ou de sonorités.
Cette dame s'était déclarée convaincue. Mais, j'avais voulu achever ma démonstration. J'avais fait écouter « Les Marquises » de Jacques Brel. Ils aimaient. Ils admiraient même beaucoup. Je ne comprenais pas :
- Vous aimez ça. Mais ce ne sont que des conneries. Qu'est-ce que c'est que ça : « des points de silence qui vont s'élargissant » « des chevaux blancs qui fredonnent Gauguin » « des rochers qui prirent des prénoms affolés » ? Vous aimez aussi Brassens « Margot qui donne la gougoutte à son chat » et Aragon chanté par Ferrat !
Comment ne peut-on être « qu'un coeur au bois dormant » « un balbutiement » « une aiguille arrêtée au cadran d'une montre » ? Si ce ne sont pas des conneries, qu'est-ce-que c'est alors ?
Oui mais, eux, c'est Jacques Brel, Brassens, Aragon, Ferrat...
Et alors ? Qu'est-ce qu'ils ont de plus que vous ? Ce sont des êtres humains qui s'expriment. Et vous, de quel droit vous ne vous exprimeriez pas comme eux, c'est-à-dire selon votre fantaisie ? Il ne vous reste qu'à oser. Ici on peut apprendre à oser sans danger. Et vous avez des enfants. Et si vous restez dans vos vieilles conceptions, il va se creuser un fossé entre vous et eux. Le monde a gagné en liberté d'expression : regardez les B.D., les films de S.F. Il faut en être, sinon vous allez rester à part.
-Peut-être. Mais nous, on a rien à dire.
-Ce n'est pas possible. Vous avez vécu très difficilement. Alors vous avez beaucoup de choses à dire; et même plus que n'importe qui. Vous n'échapperez pas à la loi commune. Si vous ne pouvez pas projeter hors de vous ce qui vous a si fortement marqués vous devez souffrir. Ça vous pèse, ça vous empêche de vivre à l'aise et votre environnement doit également en subir les répercussions... »
Mais pour les induire à parler librement de ce qui avait fait l'ordinaire de leur rétention de parole, il fallait que je les sorte de leurs routines de vie, que je les place dans des situations nouvelles qui les amèneraient à réagir. Comme la plupart avait des enfants et des adolescents, j'étais sûr de les toucher en leur présentant des documents forts : disques de créations enfantines parlées et chantées, montage de dessins saisissants, poèmes d'enfants et d'adolescents. Je les introduisais à la pédagogie, à la psychologie, à la musique classique... Nous pratiquions l'écoute musicale: chacun faisait entendre un extrait court d'une oeuvre qu'il appréciait. Et il s'expliquait sur son choix. Puis les autres exprimaient leur accord ou leur désaccord. De la même façon, on pratiquait l'écoute poétique ou l'écoute picturale à partir de deux cents reproductions ou des œuvres du musée des Beaux-Arts de Rennes. On allait à la Maison de la Culture. Je parlais aussi de ma pratique de la « biographie ». Alors, ils réagissaient ; ils parlaient, ils écrivaient en leur nom ; ils s'exprimaient vraiment, à chaud.
Le résultat de tout cela ? Evidemment, après chaque contact avec un nouveau monde, il y avait un plus grand engagement d'écriture. Et certains ont continué à utiliser cette expression, ne serait-ce que pour eux-mêmes. Mais s'ils ont compris qu'il y avait des jouissances à découvrir de ce côté, ils ont également appris à admettre les jouissances des autres. On n'est pas du tout obligé d'écrire littérairement ou poétiquement; mais celui qui le veut doit avoir la liberté d'en faire le choix. Et ils se sont ouverts au plaisir poétique, à la lecture. Ils ont osé faire le pas d'aller au concert, au théâtre comme ils le désiraient inconsciemment. Ils se sont agrandi leur existence. Mais surtout, ils ont modifié leurs relations avec leurs enfants. Ils ont compris l'importance de l'expression. Ils ont mieux accepté leurs dessins, leurs poèmes... au lieu de chercher à les stopper par des rires d'interdiction. Ils ont même accepté leur musique... et un certain désordre de leur chambre.
Dans tout cela, l'écriture semble n'avoir été qu'un prétexte, un partage de départ, une base de discussion orale, un moyen d'élargissement, un tremplin d'ouverture. Mais elle a été précieuse et, peut-être même, irremplaçable.
Mais si je n'étais pas rentré dans ce circuit de formation adulte, j'aurai certainement manqué quelque chose. Car ce n'est qu'avec les travailleurs que j'ai vraiment compris ce qu'était l'écriture.
En fait, on pourrait dire, dans une première approche, qu'elle leur est contraire. En effet, le monde du travail est un monde entièrement déterminé à l'avance. Rien, pour ainsi dire n'y est laissé au hasard. Tous les temps : la journée, la semaine, le mois, l'année sont soigneusement délimités; les temps de fabrication sont chronométrés ; les temps d'arrivée sont repérés, les temps de pause fixés... Les lieux sont presque toujours pré-définis ; les places sont établies ; les rares changements, programmés... Les buts de l'action du travailleur sont impérativement précisés : c'est tel objet qu'il faut produire, c'est telle fonction qu'il faut accomplir. Bref, tout est soigneusement prévu, pré-élaboré, pré-établi, pré-programmé, surdéterminé.
Et le monde de l'écriture, lui, se situe presque totalement à l'opposé. Car il ne faut pas se leurrer : la fonction essentielle de l'écriture n'est pas de transcrire, de fixer en noir sur blanc une pensée préexistante. Elle n'intervient, le plus souvent, que pour susciter et permettre de se constituer une pensée post-existante. En effet, dès qu'on commence à écrire, on commence à construire sa pensée. Et ce qui naît, le plus souvent, c'est quelque chose qui n'était pas présent dans l'idée de départ. On démarre et on se trouve soudain placé sur un chemin que l'on n'avait pas envisagé. Cela vient de la polysémie des mots qui recèlent en leurs flancs une abondance de sens.
Pour essayer de mieux saisir le mécanisme de cette affaire, je vais prendre un exemple fictif. Il permettra de voir se dessiner les choses sous nos yeux. Supposons que je veuille raconter une histoire imaginaire ou même transcrire un fait vrai en changeant simplement le nom de la personne en question pour qu'elle ne soit pas repérable. Je commence: « Nicolas… »
Nicolas ? Nicolas ? Mais pourquoi donc ai-je dit Nicolas et pas Mathieu ou Roger ? Est-ce quej'ai pensé à ces trois frères Nicolas si originaux que j'ai eus en classe ? Ou à leur père qui était un copain ? Ou à ce petit Nicolas, vif comme un écureuil, qui était dans la classe de ma femme ? Ou au saint de la légende ?
Mais en m'arrêtant un peu sur ce nom, l'idée me vient soudain que ce que j'avais l'intention d'exprimer s'est peut-être branché sur : « Ni Colas, ni un autre. » Et cela me remet en mémoire un fait que j'avais totalement oublié. Mon père était un enfant naturel. Il portait donc le nom de sa mère. Quand celle-ci s'est mariée, son époux, nommé Colas, a proposé à mon père de le reconnaître et donc de lui donner son nom. Mais mon père a refusé : ni Colas, ni un autre : Le Bohec. Si bien que je m'appelle Le Bohec (coetera). Quand j'ai écrit le premier mot de mon texte, je ne savais pas en prenant celui que mon inconscient m'avait soufflé que je choisissais des sonorités qui pouvaient me concerner « au premier chef ». Et c'est seulement parce que, pour une fois, j'ai voulu aller y regarder d'un peu plus près que cette chose fondamentale m'est revenue en mémoire. On imagine très bien, à partir de cela, que si ça correspondait à la réalité, l'orientation de toute la relation que j'avais entrepris de réaliser aurait été très déterminée par l'emploi de ce seul mot. A moins que d'autres mots, également très forts, ne soient venus apporter, à leur tour, une perturbation profonde.
Le lecteur pensera probablement que c'est un peu gros, que c'est exceptionnel, que c'est une coincidence. Pourtant, je suis persuadé que si l'on regardait d'un peu plus près les mots que l'on écrit, on s'apercevrait qu'ils ne sont que la partie émergée d'un iceberg plongé dans l'individuel, l'affectif, le narcissique.
Mais, par pure curiosité, finissons la phrase commencée :
« Nicolas était un homme élégant ».
Mais pourquoi ai-je écrit cela, cette fois encore ?
L'idée d'élégance ne s'accroche pas du tout à la personne de mon père, ni à la mienne. Il s'agit sans doute d'autre chose. Mais je ne le sais pas encore puisque je ne sais pas encore quelle histoire je vais raconter. Je n'en connais pas le contenu; mais je n'en connais pas non plus la forme. L'un et l'autre vont peut-être se trouver profondément déterminés par les idées qui se dégagent du choc des sonorités.
Voilà ce que cela donne pour moi à partir de :
« Nicolas était un homme élégant ». Voici les phrases qui pourraient se mettre à voltiger en moi pour essayer d'attirer l'attention de ma conscience.
« Nicolas était teint »
Ah ! non, le seul que je connaisse qui était teint s'appelait François.
« Nicolas est éteint »
Ça, c'est vrai. J'ai appris récemment la mort de Nicolas, mon vieux copain de militance.
« Nicolas était un gnome élégant »
Non, je n'ai aucune propension à raconter des histoires de lutins.
« Nicolas était un nommé Légan »
Là, oui, ça pourrait me concerner car j'avais un copain de foot qui s'appelait Hervé Légan. Et aussi un élève nommé Hervé Guégan. Et il se trouve qu'il y a à peine une semaine, j'ai vu son fils pour la première fois. Il lui ressemble comme deux gouttes d'eau. J'ai même eu l'impression d'avoir affaire au même enfant, vingt-cinq ans après. Mais le mot « élégant » peut faire également éclater en ma cervelle : « et les gants » (de goal, de boxe, de mariage...).
J'abrège la série, car cela suffit amplement pour que l'on comprenne que mille sens ont en nous une existence. Et, suivant la situation psychologique du moment, les choses peuvent prendre une tournure ou une autre.
Les mots que l'on emploie induisent inévitablement à une ou plusieurs colorations qui vont non seulement imprégner tout le texte mais même le transformer. Pour reprendre mon exemple, les idées de lutte contre la vieillesse, de tristesse, d'imaginaire, de sport, de passé professionnel, de relation, d'enfance peuvent établir leur dominance et me conduire à quelque chose d'imprévisible. Et c'est vrai également pour les relations dites objectives car il y a cinquante façons de relater le même événement. (Voir : Exercices de style de Raymond Queneau).
On conçoit aisément, à fortiori, que lorsqu'on laisse aller sa pensée au fil de la plume, on puisse s'étonner - et s'enchanter - de ses cheminements et de ses aboutissements. Le mot fil suscite d'ailleurs en moi une image, née sans doute de sa rencontre avec le mot texte sous-jacent (du latin : texere = tisser). Je vois une navette qui se faufile à travers les innombrables trames que l'on porte en soi. Et le tissu qu'elle produit est toujours inattendu car elle saute en marche d'une trame à l'autre, au gré des impulsions que lui communiquent les successives sonorités. Ou, si l'on préfère, le stylo est comme un outil : un crochet ou une aiguille à tricoter. Et il peut nouer, à la suite, mille laines déjà présentes en notre vie.
Mais, pour les travailleurs, c'est difficile, au début, d'accepter de laisser aller l'outil à sa fantaisie alors que, pendant toute leur vie, ils n'ont eu d'autre préoccupation que de le maîtriser et de bien toujours tenir les choses en main pour répondre aux exigences supérieures.
Un monde sans exigence, un monde où l'on peut s'abandonner, on ne s'y fait pas du premier coup. Cependant, on a dû en connaître nécessairement un avant-goût, ne serait-ce que dans l'enfance. Car aucun être humain ne saurait vivre dans l'ultradéterminé sous peine d'en mourir. Et il y a toujours quelque compensation sous forme de blagues avec les copains, sous forme de rire, de rêves forts... ou sous forme de névrose !
Mais ça pourrait être aussi, plus favorablement, sous forme d'écriture. Il est certes nécessaire d'obtenir des modes de travail plus desserrés, plus élargis, moins aliénants, plus humains et des lieux de travail où il pourrait y avoir, sinon de la fantaisie, mais des situations un peu plus aléatoires de l'inventivité, de la globalité, de la réflexion, de la collaboration. Mais, dans les temps de loisir, il pourrait y avoir, au moins pour certains, des moments de jouissances, faciles à mettre en place et à la portée de tous parce qu'ils préexistent en chacun.
C'est ce que les travailleurs découvrent au bout d'un certain temps. Quand ils ont réussi à se desserrer (quand on a réussi à les desserrer) et quand ils ont pu renouer avec leur enfance et retrouver ainsi la fantaisie, la liberté, le demens que tout être humain porte en lui.
QUELQUES TEMOIGNAGES
AGNÈS (fin de 1re année I.U.T.)
« Je pense que ça vaut le coup de continuer cet atelier là parce que c'est plus qu'un atelier, c'est une nécessité. Je crois qu'on peut y découvrir un tas de choses et de possibilités. Et il faut que tous les étudiants qui viennent ici s'en rendent compte. Ca vaudrait le coup qu'il y ait aussi d'autres groupes centrés sui le graphisme, la musique, le geste... parce que ces formes-là sont aussi très importantes et conviennent mieux à certains.
- (Cela s'est fait l'année suivante dans un atelier hebdomadaire de neuf heures d'expressions écrite, orale, chantée, corporelle, musicale, gymnique, picturale, céramique... où nous étendions nos principes de l'écrit à toutes les activités avec de légères transpositions). -
Autre point : je crois qu'il serait bon d'indiquer en début d'année que les va-et-vient sont pesants pour la formation d'un groupe, principalement lorsque le contenu a de l'importance et nous touche personnellement. Par une continuité du temps et des gens, on irait beaucoup plus loin.
Je te redis pour ce qui est de ton rôle que tu es très important en tant qu'impulseur, de dynamiseur, que tes trucs et tes tactiques sont utiles pour le déroulement du groupe mais que, à certaines rencontres, ton pouvoir m'était difficile à supporter et rendait dif ficile l'autonomisation de chacun.
Malgré tout, malgré le fait qu'on n'ait pas pris assez le temps, qu'il y ait eu un roulement de personnes, ça m'a aidé à faire le point personnellement, ça m'a donné envie d'écrire davantage, de me dire davantage et de créer à plusieurs. Ça donne aussi la possibilité de découvrir des gens. Je pense par exemple à Guy à qui le groupe a énormément apporté. Je le voyais très souvent écrire, écrire, écrire en fonction de ce qu'il venait de voir, de vivre, de découvrir. Il s'est peut-être davantage servi de cette année d'expression parce qu'il exerçait un métier avant de venir à l'I.U.T. Il n'est pas dans cette situation qui nous étouffe, nous les ex-lycéens à qui on a bourré et bourré le crâne. Je ne suis pas encore disponible parce que je veux faire un sacré vide des conneries d'antan et du « savoir ». Mais je sens que ma libération se fera aussi par l'écrit, par l'expression. Et il y en a d'autres qui en sont conscients. Autrement dit, ça vaut le coup de continuer ça. Et j'espère qu'on le propagera plus tard ».
R.B. et X., Instituteurs
« S'il y a danger à parler, à dire, à écrire - comme certains le soutiennent - s'il y a risque parce qu'on ne sait jamais ce qui va apparaître, ce qui va naître, il y a danger encore plus grand, il y a risque encore plus grand à ne pas dire, à taire, car il y a péril de mourir. Oui, j'ai découvert avec vous un truc : c'est merveilleux de jouer avec ses mots et de savoir que vous acceptez ce jeu. Je crois qu'au moment où j'ai retrouvé ce plaisir de jouer, j'ai cessé de tuer le temps qui ne m'avait rien fait et ma vie était libre, libre de sauter, libre de laisser son imaginaire s'exprimer. Communiquer, c'est le plus important, c'est de ce manque que cette société est en train de crever et ses bonshommes avec. Je suis heureuse, heureuse comme un sou nouveau qui saute sur neuf élastiques disposées en gamme achromatique ».
MARIE-JO (ancienne aide en pharmacie)
« Si vous saviez comme je me sens bien mieux dans ma peau cette année. Et je crois que l'écrit y est pour quelque chose. J'ai repris confiance en moi, en mes possibilités et même en peinture où je suis aussi allée cette année. D'autre part, si tu as lu mon rapport tu as pu constater les progrès que j'ai fait également en expression écrite. Ça ne me fait plus peur maintenant. J'aimerais qu'on en discute, que tu me dises ce que tu en penses ».
HUGUETTE (B.E.P.)
« Salut. V'la mon p'tit bilan. L'atelier expression, tel que je l'ai vécu, m'a permis d'être écoutée, d'écouter réellement de vieilles choses qui avaient besoin de sortir, ne serait-ce que pour me soulager. Dans le groupe, chacun masquait tout un passé familial qui permet, une fois sur le tapis, l'explication du comportement et une plus grande compréhension de la façon d'être actuelle de chacun. Le fait d'avoir vécu, d'avoir ressenti tout cela, a modifié ma façon d'être avec bien des gens. Par exemple, une remise en cause de mon comportement dans mes centres d'intérêt. Auparavant, je tenais à ce que les enfants réalisent individuellement et collectivement des objets, des peintures, des « spectacles » de marionnettes correspondant à la norme. Depuis quelque temps, je mets tout en ceuvre pour que chacun et tous s'expriment le plus librement possible, en se servant tout d'abord de tout ce qu'ils ont de bien à eux dans leur tête et dans leur corps. De même, à l'extérieur, je cherche à mieux comprendre les comportements sans pour autant excuser la personne de telle ou telle attitude. Tu me comprends ? Sinon, fais moi signe, je t'expliquerai.
MICHEL, travailleur social
Ça fait déjà une paie ! Sept ans que je suis sorti ! La description que tu as faite de l'I.U.T. Carrières Sociales de l'époque me semble assez réaliste. Le problème, c'est qu'alors tu te sois presque tu. Mais vaut mieux maintenant que jamais. Ce que je veux dire, c'est que malgré la bonne volonté des gens qui nous jugeaient aptes à faire cette formation (prendre en compte l'expérience professionnelle, façon de se situer dans la société, aptitude au travail d'équipe, etc.) des types dans mon genre arrivaient dans un I.U.T. avec un certain nombre de handicaps : âge, vécu professionnel, élocution différents. Nous étions aussi la bonne conscience d'un enseignement supérieur court et les exceptions qui confirmaient la règle. En effet, arriver aux environs de 25 ans dans l'I.U.T., c'est pas de la tarte quand c'est quelque chose d'exceptionnel et chez nous c'est toujours exceptionnel. On était là pour apprendre quoi ! Apprendre tout ce que notre situation de défavorisés ne nous avait pas permis de savoir plus tôt... Apprendre à se connaître, à trouver un équilibre à l'aide de Freud, Rogers et d'autres du genre, le tout saupoudré de Marx et d'une demi-conscience de lutte de classes. Il est évident que, dans cette comédie dramatique j'étais l'un des figurants, l'atelier d'écrit que tu animais était une porte entr'ouverte, un rayon de soleil. Il nous permettait de regarder autre chose que notre nombril tout en nous rassurant sur notre potentiel de valeurs qui en vaut bien un autre. Ce qui me gêne un peu, c'est l'allure thérapeutique que certains suggéraient de cette expérience. Thérapeutique pour qui ? Les gens qui n'ont pas « profiité » d'un certain enseignement et de la Culture avec un grand C sont-ils des gens à soigner ? L'important dans cet atelier c'est que nous nous débarricadions et que les barbelés subtils lovés autour de notre expression s'oxydaient (Diantre !). Sans avoir utilisé à la lettre ce qui se passait au cours de ces rencontres, je pense en avoir tiré un enseignement dans mon « travail social » de tous les jours : ne pas donner de leçons mais laisser la parole à ceux qui se démènent et se crèvent pour un salaire de misère. C'est sans doute cela qui différencie, depuis quelques années, les travailleurs sociaux de Saint-Vincent de Paul. Ce n'est qu'un début et il est évident que tout ne gravite pas autour du « travail social ».
MICHÈLE, Animatrice F.J.T.
J'ai essayé d'écrire ce que j'ai ressenti de l'expression écrite avec de jeunes travailleuses. Je ne sais pas si c'est clair pour tout autre que moi. L'expression écrite n'est pas réservée aux intellectuels, à ceux qui savent les mots et leur pouvoir. Ni à ceux qui ne redoutent plus la peur venant des tripes quand il s'agit d'exprimer ce qu'ils ressentent, ce qu'ils vivent. Non plus à ceux qui s'en servent pour asservir ceux qui ne savent pas. Plus on avance dans cette société, plus le pouvoir des mots est important. « Il y a des mots que je ne dis pas parce qu'ils font peur, quand ils ne font pas rire ». La peur de dire, la peur d'écrire, parce que l'orthographe et la grammaire, parce que ces barrières qu'on a dressées devant certains êtres qui n'avaient pas « d'aptitudes » parce que cette notion d'infériorité quand on n'a que ses mains... Un foyer de jeunes travailleuses parmi tant d'autres et de filles comme les autres, avec un tas de désirs, d'incertitudes, de mal être au fond de leurs tripes. Mais rien pour le faire ressortir, rien au bout du stylo, parce que, lorsqu'on est femme de ménage ou épileptique, il y a longtemps que ceux qui savent vous ont enlevé le droit de dire et d'écrire. Alors il faut d'abord réapprendre la saveur des mots quand ils apparaissent au tréfonds de nous, et la jouissance qu'ils procurent quand ils s'éclatent sur le papier. Il faut réapprendre le jeu complètement fou des mots qui se disloquent, se déloquent, s'entrechoquent, se fourvoient, s'accrochent, se modèlent et s'inventent constamment. Il faut réapprendre la sensualité d'un mot qui ruisselle, caresse, ne respectant rien, ni tabou, ni pudeur, se dressant comme un sexe devant des yeux rieurs et confiants. Oublie tout ce qu'on t'a appris et découvre le pouvoir troublant et irréel des mots et quand tu t'es débarrassé des chaînes dont t'avait affublé l'incroyable vanité des gens respectables, tu peux crier ta délivrance. Tu t'assois sur l'orthographe, tu piétines la grammaire et tu écris... ».
Voici maintenant, venant comme d'un pôle opposé, les commentaires de Richard, poète. C'est un étudiant qui croyait à la poésie et surtout au travail poétique. Il était persuadé qu'il fallait transpirer sur un texte pour lui communiquer une sève originale. Aussi a-t-il été stupéfait quand il a vu que des tout-venant de la vie ordinaire pouvaient également produire des images poétiques. Lors des marchés de poème où l'on relève tout ce qui plait dans le tour précédent, il remplissait quatre pages d'expressions poétiques, « valables » à ses yeux. Et lorsqu'il retrouvait ses anciens compagnons de poésie, il ne se sentait plus des leurs. Il ne savait plus quoi leur dire. Et en particulier, il ne pouvait plus participer au jeu du renforcement mutuel du sentiment d'appartenir à l'Originalité Supérieure.
« Les heures de travail passées dans cet atelier sont pour moi d'un grand enseignement tant sur le plan de la prise en possession de mon individualité dans sa globalité que de mes rapports sociaux dans leur diversité. Les premiers moments ont été les plus difficiles mais aussi les plus décisifs. Il m'a fallu d'abord subir un refus par les autres de mon langage et du pouvoir qu'il représentait. De ce refus naquit tout naturellement une méfiance vis-à-vis du savoir que j'affichais à tout instant mais aussi, ce qui est plus grave, de la sincérité de mes propos et de l'intégrité de mon engagement dans le groupe. Dans le même moment, je découvrais ma faiblesse en expression corporelle et mon incapacité à établir des contacts physiques clairs et librement assumés. Aujourd'hui, je me rends compte que c'est bien l'alternance de ces deux situations (expression corporelle et expression orale et écrite qui m'a permis d'entreprendre une remise en question de moimême et de mon fonctionnement social). Il aurait pu se produire ce qui s'est passé jusqu'à présent, c'est-à-dire une revendication de ma position d'incompris et un refuge dans la marginalité et dans le personnage de poète maudit parce pur et génial (je tiens à préciser ici que je n'assimile pas toute forme de marginalité à une personnalité névrotique même si c'eut été le cas pour moi). Ceci dit, je remercie mes camarades pour avoir mené le combat contre mon fonctionnement social sans pour autant refuser l'ensemble de ma personne. Il m'est apparu très vite que si je ressentais le besoin de briller sur le plan de la parole (écrite ou orale) c'était parce que, d'une part, j'étais condamné à la solitude par mon incapacité à écouter et à me situer dans la réalité vécue des gens que je rencontrais et que, d'autre part, je n'avais pas entièrement pris conscience de mon corps et de sa sexualité. Il me fallait un terrain dans lequel je pouvais investir le trop plein d'énergie refoulée autre part. La plupart des individualités dans cette société sont entièrement baillonnées et castrées dans leur pouvoir créateur et dans leur épanouissement. Je croyais me libérer par la parole et par le savoir, je ne faisais en fait que reproduire les schémas de l'oppression c'est-à-dire les rapports savoir-pouvoir, la polarisation des énergies créatrices dans un seul domaine et le déséquilibre qui s'en suit. Il m'apparait important de proposer un maximum de domaines dans lesquels l'individu peut s'exprimer et de faire la liaison entre ces différents domaines. Se fixer simplement pour tâche de donner un bagage culturel aux gens et la possibilité de s'en servir c'est s'attaquer seulement aux effets du mal sans jamais en chercher les causes profondes, c'est même perpétrer son fonctionnement et son emprise. Paul parle souvent de la levée de la parole et c'est bien cela qu'il a favorisé chez moi, mais une parole qui dépasse le cadre étriqué du logos et qui soulève l'individu dans sa totalité. »
Mais je veux terminer cette série de témoignages individuels par
MICHELINE
« Comme tu le sais, l'atelier de l'écrit a été un passage important pour moi. Quand je demandais aux vieux de l'I.U.T. ce que c'était, ils me disaient : -Tu verras, c'est spécial, c'est une surprise ; on ne peut en parler comme cela. Et c'est vrai. Maintenant, quand j'en parle, je dis : c'est un endroit où l'on rit souvent, où l'on pleure parfois, où on se vide, où on se remplit, où on se découvre, où l'on découvre, où l'on s'aime, où l'on crée, où l'on comprend et bien d'autres choses encore. C'était difficile au début. Je n'osais pas écrire ce qui me venait par la tête ; c'était tellement absurde, ridicule, bête, mal élevé ; mais par rapport à qui ? par rapport à quoi ? Par rapport au ridicule, à la bêtise, à l'absurdité ; alors pourquoi ne pas l'écrire ? Et j'ai écrit plein de choses et j'ai ri avec les autres et les autres m'ont acceptée telle que j'étais, alors j'ai accepté les individus du groupe et le groupe tout entier. Nous avons fait des romans où nous avons découvert notre imagination et nous avons trouvé que nous en avions beaucoup, plein, plein, la tête et dans le coeur. Par la suite, les poèmes sont venus avec l'amour dans le groupe. Eh oui, nous faisions l'amour par écrit. C'était extraordinaire. Je me sentais bien devant cette grande assemblée d'intellectuels, soi-disant. Je n'avais plus honte de prendre la parole. J'écoutais les autres aussi, ce qui est important dans l'atelier. Aujourdhui je n'ai plus la trouille devant les autres, la trouille du ridicule, terminée, finie. Celui qui pense au ridicule devrait écrire avec nous. Je ne suis plus à Rennes mais, quand j'écris, il y a toujours le groupe avec moi. Même quand j'écris seule. Toutes ces phrases ne sont pas forcées, ni recherchées. C'est ce qui m'est venu tout de suite en écrivant, dans ma tête ».
Ce que Micheline ne dit pas c'est qu'à l'école elle avait été placée sur la voie de garage du Certificat d'Etudes. Et à quatorze ans, elle était rentrée dans la production. Aussi, quand elle s'est retrouvée dans l'enseignement supérieur avec des bacheliers et même des licenciés, il était normal qu'elle fasse des complexes intenses. D'autant plus qu'elle avait connu la vie misérable d'une famille portugaise, proche du lumpen-proletariat, dans une banlieue dangereuse.
Et c'est bien pourquoi je cite sa lettre. Pour que l'on comprenne pourquoi je travaille avec tant d'intensité dans ces ateliers de « rattrapage ». Et surtout pour qui. Le plus étonnant c'est qu'elle soit devenue un tel élément moteur. Elle avait déjà fait une utilisation inattendue de l'écrit dans des groupes d'adolescents difficiles. Mais maintenant, c'est d'un atelier d'écriture d'adultes qu'elle est responsable dans une structure de formation de la région parisienne. Le gène s'est transmis et il a phénoménalisé des potentialités. Elles sont immenses et partout latentes.
- Ce qui me chiffonne un peu, c'est qu'elle a l'intention d'introduire, l'an prochain, un thérapeute dans son groupe. Alors, ce ne sera plus notre écrit de libre épanouissement mais autre chose. Mais après tout, pourquoi pas ? On n'est tout de même pas condamné à rester dans des formes définitives. Il y a encore beaucoup de voies différentes à explorer. Et beaucoup de groupes différents.
Dans un autre atelier de la même région, on s'est mis à imprimer les textes produits, après sélection. Ma première réaction a été négative : - Si on considère à nouveau la production, on va replacer les participants dans les circuits anciens. Comment écrire librement quand il y a en bout de séance une telle fermeture de l'avenir ? Comment ne plus avoir souci de la forme et du fond ?
Mais après tout, pourquoi pas ? D'ailleurs cette impression des textes ne sera sans doute qu'un moment. Et c'est avec une conviction renforcée que l'on reviendra au souci exclusif de vivre des moments. Et puis, si ce groupe a encore besoin de créer des florilèges ! On est libre, non ?...
Bilan collectif
2e année d'I.U.T.
« Bon, c'est notre dernière séance. Est ce que vous ne pensez pas qu'il serait peut-être utile de faire un petit bilan de notre expérience ? Ça pourrait aider des gens :
- D'accord, mais à condition que ce soit un bilan tournant.
- Bon, allons-y
- Est-ce qu'on se fait une petite histoire avec plein de mots ?
- Tout à fait d'accord. Mais n'est-ce pas mettre de côté le bilan ?
- La meilleure façon de faire un bilan ? Et si c'était d'écrire quelque chose de vraiment au poil. Quelque chose comme de l'écrit ?
- Et puis on a rien compris à notre truc si on se laisse avoir par l'obligation de faire un bilan. On part, on verra bien ».
Voici des extraits de ce qui a été posé sur les feuilles tournantes
« Les mots des autres sont souvent nos maux à nous, les jeter à la face d'une feuille les rend si faibles, si ténus. La résistance cède à la pression de l'encre. Et le barrage s'écroule devant la marée des plumes. Usée jusqu'à la ficelle, la culotte étroite de nos limites. Repoussé le non-dit aux limites du tréfonds. Et encore savoir qu'il reste tout à dire quand on a tout dit ».
« Ce que je trouve sensationnel, c'est qu'on a tout un bagage de mots, ils sont là, ils sont pas à nous. On peut les prendre. Ça dépend lesquels. Certains mots, je suis bien copain avec eux, je les aime bien et ils me le rendent. Ils se laissent prendre pour un temps et je les écris sur tous les tons, dans tous les sens et je les dis et je les crie et je les chante. Et puis, avec d'autres mots, c'est encore l'indifférence, ou bien la peur. Alors, je les regarde de loin. Je tente des approches des fois. Et puis, ils m'attendent. Et puis c'est comme ça que depuis deux ans, je me suis fait plein de copains avec des mots qui me faisaient peur avant ou que je connaissais pas. Mais de toute façon ils sont libres, je ne les oblige pas à rester avec moi. Le langage est à la disposition de tout le monde. C'est chic, c'est chouette, c'est belette, c'est Roudouallec » ».
« L'écrit, ça m'a donné envie d'écrire encore plus, d'écrire plein de choses à chaque fois que j'ai quelque chose à dire, à chaque fois que je n'ai rien à dire non plus, d'écrire parce que c'est important, parce que je découvre les langages vivants, parce que je veux qu'ils soient nombreux, parce que je veux en créer des dizaines ou des millions. Parce que mon crayon va plus vite à dire et à moins peur que ma voix quand c'est dur à dire, parce que cela vient plus facilement que quand je veux parler parce que cela me montre comme je suis. D'abord écrire. Ensuite, on peut parler à haute voix mais pas toutes les fois et pas toujours avec tout le monde ».
« On monte des marches vers le haut de la tour, on sent l'air vif là-haut et la lumière. C'est en nous que ça monte. Ça veut parler au plus clair, sans plus retenir. On essaie, on tâtonne, on tâte, on tente, on réussit parfois, cela m'est arrivé deux fois, comme deux orgasmes de communication ».
« L'écrit est finalement une recherche continuelle, on part et on ne sait jamais où on va aller, il faut à chaque fois construire. Peutêtre est-ce pour cela que, parfois, j'ai des réticences, par peur de l'inconnu ? Peur de ce que je pourrais écrire ? Et pourtant je viens, je suis là, ma main écrit, c'est souvent court, j'ébauche souvent mais c'est comme pour la parole, j'exprime peu, j'ai toujours eu du mal à sortir de moi. Et je pense que l'écrit m'a aidé ».
« L'écrit, c'est des moments de plaisir, c'est des moments d'indifférence peut-être de haine, de bouts de vie rongés, des moments où je sens qu'on est tout près des choses précieuses, des moments où on agrippe les insaisissables ».
« Découverte de l'autre à travers l'écrit. Oui il est pernicieux cet écrit. Il nous dévoile souvent plus qu'on ne le voudrait, On se laisse prendre au jeu, l'écart entre l'inconscient et la main se craquelle toujours un peu plus et la main court, court. Elle éloigne un peu les préjugés, je dis un peu car on ne fait pas toujours tomber les barrières. On a osé dire ça et puis on tourne un petit moment dans sa coquille. Mais c'est bon d'avoir pu en sortir ».
« Tu es mon être. Je suis un garçon. Tu es mon moi-femme avec mes désirs de femme réalisés. J'aimerais que tu me dises tout ce que tu éprouves quand tu fais les expériences de vie que je pourrais t'avoir commandées. Tout être est un autre moi-même et je le suis aussi pour lui. Le matin à l'aube, avant de lancer le char du soleil dans sa course de ciel, je vous fais venir auprès de moi, tous mes moi(s) qui ne demandent qu'à vivre et palpiter par tous les êtres dans tous les recoins cachés de l'univers ».
« La communication, c'est comme une drogue à laquelle on a été initié très tôt dans notre vie. Mais on est resté longtemps en manque. Mais ici, j'y goûte à nouveau avec émerveillement. Et de cette soif, je ne saurais plus me défaire, D'autant plus que je le sens, il y aura renforcement par assouvissements répétés. ».
« A la lueur du sombre, il n'y avait que le reflet dolent du désespoir qui s'incrustait, l'effigie du souvenir des saignements passagers qui furent si violents, bourrasques de vie, craquelures de l'automne avec son glas nostalgique. J'ai longtemps couru dans des cimetières dérisoires à l'ombre du courant. Il y a maintenant cette rage de vie, cette folie du soir, cette source de regret voilé à la recherche inassouvie de l'inaccessible. Mais j'ouvre des regards familiers pour y asseoir du vrai, du mélangé, du concret. Dans l'intimité de moi, je me cotonne en douce des soirées amicales et j'écoute et je devine ces émotions fortes, ces amours fabuleuses qui ne dureront pas. Je suis comme l'amoureuse qui se parfume d'espoir et guette le moindre frémissement en dehors des paroles dans la simplicité attentive d'une amitié déjà offerte. Il est là dans cette absence si lointaine et si proche, lui qui ne côtoyait que la passion. J'aime toujours et peut-être plus fort qu'avant. Il m'a transmis sa soif de vie et d'amour. Celui qui cherche n'est jamais guéri d'amour. Et c'est un mal salutaire. A la une du jour, je chercherai toujours l'éternel et le fugitif ».
DOCUMENTS ANNEXES
POÈMES COLLECTIFS DANS UN FOYER
DE JEUNES TRAVAILLEUSES
LE GROUPE :
• Deux élèves croix rouge (18 et 19 ans).
• Une ouvrière en confection (19 ans).
• Une fille placée en I.M.P. (26 ans).
• Une chômeuse (sans qualification - 17 ans).
• Une apprentie photographe (16 ans).
• Une employée de bureau (20 ans).
• Une femme de ménage (21 ans).
• Une animatrice (22 ans).
Un enfant vient de comprendre le silence angoissé, il pleure, le mal l'étouffe, il sent l'abîme ; et si nous allions jusqu'au fond de l'abîme : des cadavres qui rêvent d'un gigot d'agneau saignant, un château qui va au gré des vents, une gueule de con pour sortir des puanteurs plus pourries que moi, non rien. Seulement la peur qui glace le soir, toute seule dans une chambre ouverte à tous les fantasmes, la peur qui vous fait frémir parce que quelqu'un que vous ne connaissez pas vous surprend dans la nuit et vous empêche de vivre pleinement, et pourtant celui qui cherche sa vie en se crevant les yeux peut trouver la connaissance, peut sentir la chaleur d'une corps, anonymement.
L'amour d'un regard qui en dit toujours trop court, l'amour d'un matin de rosée, l'amour d'une main qui relie une autre main, que chacun regarde autour de soi pour voir les autres. Désir d'amour et d'eau fraîche qui désaltère. La chaleur est partout à qui sait la rencontrer, communier avec elle. C'est cela vivre pleinement dans la liberté et l'amour, si ce n'est ici ce sera ailleurs, demain, de suite, hier, où ?
Dans le regard de l'autre qui comprend pourquoi ou regarde l'intérieur par un canal qui n'a pas de fond. La ronde des regards, un regard trop clair, trop sincère : le mal étouffe ce regard mais il existe toujours une voie qui mène vers le soleil, la nature.
TEXTES COLLECTIFS
DANS UN L.E.P.
Aujourd'hui précisément, tout le monde en a ras le bol. Je crois que moi aussi, ça commence à faire, à faire, à faire... Mais fais donc, fous moi une claque dans la gueule si tu as envie, fous une bombe ici s'il le faut, mais réveille-toi. Prends tes responsabilités, pars, mais ne te cache pas, bats-toi, petit cheval, hennis. Je suis triste et j'ai envie de pleurer, mais ces larmes n'arrivent pas à sortir de mes yeux ce qui me fait encore plus mal. Je m'emmerde ici alors que j'étais si bien, dimanche à la manif et cette foutue jambe qui me fait mal, et toutes ces emmerdes, je me demande ce qui pourrait me remonter le moral. Je suis lasse, lasse, je pense à toi, je voudrais que tu sois près de moi, que l'on rie, que l'on danse, que l'on s'amuse, que l'on chante, que l'on voyage, partir dans le ciel, percer l'air avec un hélicoptère. Rire aux éclats, se tordre en deux et fuir loin, très loin, cueillir tout, chercher l'infini, l'irréel, le surnaturel, le rêve, l'illusion, tout ce qui n'est pas définissable, qui ne s'explique pas avec des mots mais que l'on sent dans le coeur et l'âme. Seule, déprimée, je suis. Une larme de souvenirs glisse sur mon visage, humecte mes lèvres et tombe dans le lointain. Je suis triste, triste à mourir, pour combien de temps ? pour l'éternité ? pour une seconde ? un siècle ? que sais-je ? je suis perdue. Ce L.E.P, de malheur m'emmerde, je voudrais y foutre une bombe, BOOM... et plus rien que cendres et cadavres. Tant mieux. Je deviens sadique, méchante parfois mais c'est le climat qui règne ici qui m'oppresse, m'étouffe, me prend à la gorge. Salut la vie, bonjour l'éternel. Oui, c'est vraiment ce que jai envie de faire, crever comme une chienne puante et sale. Seule dans mon coin. Pas de fleurs, rien, pas de larmes, surtout pas. Ras le bol, ras le cul ! Les stages c'est la merde. Qu'est-ce qu'on patauge dans ce fichu bahut, la merde totale ? Con, oui, c'est ça, ils sont tous cons, bêtes partout, il faut toujours que l'on s'écrase, et moi, je ne veux plus m'écraser, y'en a marre de s'écraser, je veux gueuler oui GUEULER, foutre le feu dans les baraques dans lesquelles on vit et tout recommencer à zéro. Oui, moi aussi je veux vivre, je veux cracher ma peine, la vérité sur ce maudit bahut, mais comment puis-je faire contre une administration qui a le droit de nous trimbaler à son gré sans se soucier de ce que l'on pense. Nous sommes des pantins, des marionnettes qui se laissent dérouter et leurrer. Fini tout cela. Je veux crier à tout le monde que je suis une fille qui a autant besoin de vivre que les autres. Eh oui, on nous prend pour des pantins mais on ne doit rien dire, rien faire, il faut tout accepter sinon ça marche à coups de sanctions. Je voudrais me révolter mais je préfère me taire car sur le nombre d'élèves je pourrais paraître ridicule. Je crois qu'ici tout le monde en a ras le bol, mais malheureusement sur le nombre d'élèves, il y a plus de moutons de panurge que de révoltés. Elles préfèrent s'emmerder, se faire engueuler que de réagir, c'est incroyable, j'ai envie de les secouer, mais à quoi bon, quand on est con, on est con. Et ce temps de chien, notre dernier mercredi avant que l'on parte si le temps est comme aujourdhui et bien, il sera bien arrivé. Je pense à lui, je ne peux pas m'empêcher, Que lui estil arrivé ? pourvu qu'il n'ait pas eu d'accident, comme je regrette de ne pas être allé avec eux, au moins aujourd'hui, je saurais, mais là, je suis dans la crainte et ne dois compter que sur l'espoir et la chance. La chance cela n'existe pas ; l'espoir il existe mais à quoi bon espérer, espérer des choses inutiles, dingues, idiotes. Pourquoi rester enfermé pendant toute une journée alors qu'on serait si bien dehors malgré le vent qui nous balaye nos cheveux et nous les plaque sur le visage ? Une cigarette nous aiderait à nous évader un peu ne serait-ce que quelques minutes. Partir et toujours rire sont mes envies. Simples mais compliquées aussi. Le poisson nage, il ne réfléchit pas, il se sent bien dans l'eau si celle-ci est pure. Il rencontre une amie. Ils se reproduisent. Ils ont beaucoup d'enfants. Mais la fin de cette histoire ne sera pas « ils vécurent heureux ». Ils se trouvent dans une partie du Pacifique, et cette partie est polluée par des déchets d'usine, aussi ce joli poisson et sa femme ainsi que les enfants moururent dans l'eau trouble et sale ; le ventre à l’air.
Je voudrais être feuille pour me laisser porter par le vent. Franchir tous les obstacles de la vie, être libre de fumer, de faire tout ce qui m'intéresse, ne voir aucune contrainte. Je vis dans l'espoir de vivre librement heureuse. Je voudrais que l'on m'aime comme moi j'essaie d'aimer les autres, mais personne ne semble m'écouter, me comprendre, tout le monde se fout pas mal de moi. Je ne voudrais pas être méchante et pourtant ici j'ai l'impression de le devenir.
Il n'y a pas pire qu'une sale prison où l'on nous jette interdiction sur interdictions, marre, marre, marre. Oui, c'est vrai et cela serait si beau mais où est-il. Cette nuit qui devient de plus en plus noire m'empêche de le voir chaque jour j'espère... j'espère... j'espère... j'espère rien mais l'espérance fait vivre, c'est ce que disent les autres. 6 h - le quart déjà, heures ne fuyez comme cela. Je vieillis chaque seconde, des amis, beaucoup d'amis, j'aime parier, discuter avec des amis, je me sens sereine quand j'aide quelqu'un, quand je lui apporte quelque chose de positif, quand je sais qu'il est heureux de recevoir une lettre de moi, ou quand il rit quand il me voit lui parler, le comprendre, l'aider, me délivrer de mes propres soucis, de mes malheurs, il faut parfois laisser ses emmerdes dans u ne poubelle et essayer de ressortir et nettoyer ceux des autres. Fantastique, je me sens soudain l'âme légère, tranquille, vidée, comme ce serait chouette si tous les jours c'était comme ça, comme se serait chouette, je me sens comme la plume au vent l'âme sereine, j'ai envie de donner mon coeur, de donner ma légèreté au plus malheureux du monde. J'aimerais pouvoir en mettre en réserve pour toujours afin de rendre tout le monde super heureux. J'aimerais aimer tout le monde pour n'importe quoi et ce soir, j'ai de l'amour en excès, je voudrais en faire profiter tout le monde.
TEXTES
D'UNE MAISON D'ARRÊT
« Nous commençons une partie de cartes. Au début, tout va bien. Mais il suffit d'une fraction de seconde comme si une ampoule s'allumait dans ma tête pour que je devienne pensif en oubliant ce que je fais. Immédiatement, je prends un livre, je lance une discussion sur un autre sujet pensant ainsi oublier. Non, rien à faire. Toujours cette idée fixe et ces mêmes pensées : comment vont les enfants ? Comment ai-je pu faire cette bêtis ?? Qui pourvoit au besoin des miens ? On dit très souvent, quand on a une idée fixe changeons-la par une autre idée ou par tel acte. Comment y arriver, étant dans une situation comme la mienne, si ce n'est d'avoir bien vite la liberté. Suis-je en train de perdre la tête ? Non, je ne crois pas. (A. G., 28 ans)
« Tous ces jours passés dans cette prison où rien ne peut passer au travers, où aucune plante ne peut vivre, où toute végétation fuit, ces murs, on ne cultive dans cet établissement que la dégénérescence, la paresse, le vice de l'homme. Puis un jour, on les libère pour qu'ils puissent à leur tour répandre cette déchéance, polluer le plus possible cette végétation extérieure, pour que les tribunaux et cette machine pénitentiaire soit toujours approvisionnée. (B., 43 ans)