La Gerbe

 

Depuis 1932, La Gerbe  est une revue de 16 pages, composŽe de textes d'enfants et imprimŽe par un professionnel. Les Extraits de la Gerbe  ont pris le nom d'Enfantines. En 36, il est dŽcidŽ (EP 17, p. 347) de fondre les deux Žditions dans un abonnement unique : le 1er et le 10 de chaque mois, para”tra une Gerbe, et le 20 une brochure de petit format, intitulŽ aussi La Gerbe (N¡ spŽcial de la collection Enfantines.

 

Une tentative avortŽe de coopŽration

Pour comprendre ce qui suit, il faut sentir la montŽe d'une certaine presse enfantine. A propos d'un article de G. Sadoul dans Commune (n¡ 40 de dŽc. 36), Freinet analyse le phŽnomne(EP 6, dŽc. 36, p. 143). D'un c™tŽ, les AmŽricains, avec notamment Le Journal de Mickey  qui, aprs 2 ans, atteint en France 450 000 exemplaires. On utilise les clichŽs couleur des Žditions amŽricaines et seul le noir des textes est fait sur place. Ce nouveau marchŽ est en train de s'Žlargir avec Robinson, Jumbo, Aventures. Les Italiens sont plus inquiŽtants car ils exploitent avec Hurrah!  une mentalitŽ pro-fasciste. En France, Mon Camarade  tente de conquŽrir la masse des enfants d'ouvriers en utilisant la mme formule de bande dessinŽe. Freinet lui souhaite bonne rŽussite mais prŽfre nŽanmoins la voie choisie par Copain-Cop  et La Gerbe.

La volontŽ d'Žlargir la diffusion d'un bon journal Žducatif amne ˆ envisager, au congrs de Nice (EP 13, mai 37, p.270), une fusion avec Copain-Cop, revue pour enfants animŽe par l'Office des CoopŽratives avec le soutien de la Ligue de l'Enseignement. Tous les militants n'approuvent pas sans rŽserve ce projet car leurs Žlves prŽfrent La Gerbe  et ils critiquent leurs collgues qui apportent des textes d'enfants ˆ Copain-Cop parce qu'ils sont rŽtribuŽs. NŽanmoins, Freinet incite ˆ proposer la fusion avec plusieurs conditions: paritŽ de l'administration de la revue commune, rŽtribution Žgalitaire de toutes les contributions, une moitiŽ des pages pour la partie adulte (animŽe par C.Cop) et l'autre pour la participation des enfants (animŽe par la CEL), enfin partage des bŽnŽfices.

La rŽponse du comitŽ de gestion de Copain-Cop (EP 17) est une fin de non-recevoir. 14 des 16 ˆ 20 pages de la revue sont des rubriques indispensables. Pour porter ˆ 14 la collaboration enfantine, il faudrait porter la pagination ˆ 28 pages, ˆ condition que la CEL partage le financement.

Le Paysan, organe des travailleurs CGT de l'agriculture, publie dans chaque n¡ une demi-page destinŽe aux enfants. La plupart des textes sont repris, avec l'accord de la CEL, de La Gerbe  et Enfantines.

 

Un changement de formule et de format

Faute de perspective de fusion, Freinet lance en juin 37 un prototype de Gerbe  hebdomadaire en grand format, un seul recto-verso de 50 cm sur 32. Il y aura ˆ la fois des textes d'enfants (pomes, contes, enqutes, recettes, jeux, feuilleton de Gris-Grignon-Grignette qui circule d'Žcole en Žcole) et des rubriques d'adultes (La semaine documentaire, avec des Žchos d'actualitŽ et, sous le titre: Nos contes modernes, Freinet raconte en plusieurs Žpisodes l'histoire merveilleuse de l'imprimerie ˆ l'Žcole ). Ds la rentrŽe (EP 1, oct. 37, p. 10), Freinet fait Žtat de rŽactions peu favorables reus pendant l'ŽtŽ de certains militants, mais il espre que les enfants aimeront cet hebdomadaire qui ressemble par le format aux journaux des adultes.

Freinet continue sa sŽrie de contes modernes avec l'Žlectrification d'un village, un no‘l de guerre en 14-18, les Papanine, expŽdition soviŽtique au p™le Nord. Elise lui embo”te le pas avec Si le pauvre n'avait plus faim  ˆ la gloire de la transformation agricole en URSS.

Apparemment, la formule ne s'est pas imposŽe car, malgrŽ les efforts de Freinet, on passe l'annŽe suivante ˆ une "nouvelle formule" qui ressemble beaucoup ˆ l'ancienne (EP 19, juillet 38, p. 382). Mme format qu'auparavant, mais la parution hebdomadaire est maintenue ainsi que la rubrique Semaine documentaire qui donne des Žchos d'actualitŽ "en dehors de toute considŽration politique". 

L'annŽe suivante (EP 2, oct. 38, p. 39), Freinet lance deux histoires en images: l'une pour petits, Les trois petits lapins  qui passeront de rŽgion en rŽgion et mme un rŽcit d'anticipation: Chronique illustrŽe de l'an 1998  avec les dessins de JosŽ-Luis, petit espagnol de l'Žcole Freinet. La rubrique d'actualitŽ, animŽe par Gauthier s'appelle maintenant L'histoire qui se fait.

 

Quand l'histoire se fait ˆ Munich

La Gerbe n¡ 5 du 16 oct. 38 soulve les protestations de quelques militants de Sa™ne-et-Loire, animŽs par Mme Miconnet. Voici le passage incriminŽ : La guerre continue en Chine et en Espagne. Elle a failli Žclater entre la TchŽcoslovaquie et l'Allemagne. Elle aurait ˆ nouveau embrasŽ le monde entier. La France avait rappelŽ de nombreux rŽservistes, et chacun guettait anxieusement les nouvelles. Trois entrevues importantes ont eu lieu dans cette fin de septembre : Berchtesgaden, Godesberg et Munich. Finalement, un accord a ŽtŽ conclu, donnant satisfaction ˆ l'Allemagne.

Les contestataires auraient souhaitŽ quelque chose de plus enthousiaste pour les signatures de Daladier et Chamberlain: 30 septembre: La guerre est ŽvitŽe. Accord de Munich: immense espoir. Demandez-vous pourquoi les gouvernants l'ont signŽ... Ont-ils senti ˆ temps l'horreur du prŽcipice? - Ont-ils senti le souffle ardemment pacifiste enfin rŽveillŽ de tous les peuples qui ne veulent plus s'entre-dŽchirer mais qui veulent des solutions pacifiques ˆ ces conflits internationaux, la rŽvision des traitŽs, foyers de guerre, l'abandon de ces sinistres prŽparatifs de dictature et de mort: les armements. Jugeant sans doute leur texte beaucoup plus impartial, ces militants concluent : Le "maximum d'impartialitŽ" que vous croyez avoir ne nous suffit pas . Nous souhaitons que vous entendiez notre appel: Pas d'emprise sur nos enfants. Supprimez cette rubrique "L'histoire qui se fait".

Freinet rŽpond: Supprimer la rubrique est la solution de paresse et d'impuissance; c'est l'aveu de notre incapacitŽ ˆ donner aux enfants les moindres explications sur les problmes de l'heure; c'est leur faire croire, par notre silence, que le fait divers de l'enfant qui boit de la potasse croyant boire du vin, que l'aventure des petits lapins et les enqutes sur le folklore ont plus d'importance que ce bruit assourdissant qui inquite le monde; c'est leur laisser ignorer systŽmatiquement  que des avions mitraillent journellement femmes et enfants en Espagne, qu'un carnage horrible ensanglante la Chine, que des pogroms dignes d'un autre sicle dŽshonorent (si on peut dire) l'Allemagne. Et tout cela sous le prŽtexte que nous ne sommes pas en mesure d'expliquer totalement l'affaire d'Espagne, ni la lutte en Chine, ni l'hitlŽrisme.

Mais si on pousse ainsi ˆ l'extrme la susceptibilitŽ sociale et historique, peut-on seulement discuter de ces questions urgentes, mme entre adultes, puisque nous ne connaissons jamais tous les ŽlŽments du problme? N'avons-nous pas le droit d'essayer de voir avec notre sentiment et notre bon sens et de nous Žlever, au nom de la libertŽ et de l'humanitŽ, contre le crime et l'erreur? Et si nous sommes si farouchement susceptibles pour ce qui concerne le prŽsent, quelle position prendrons-nous quand ce prŽsent - dans quelques jours- sera devenu le passŽ, entrera dans l'histoire avec tout son contenu monstrueux d'erreurs et de mensonges?

De quelle soi-disant vŽritŽ historique pouvons-nous dire qu'elle est vŽritŽ, surtout lorsqu'on doit l'amenuiser et la rŽtrŽcir pour la prŽsenter aux enfants? Et n'en est-il pas de mme pour tout notre travail pŽdagogique et social? Toutes nos paroles avec les enfants ne sont-elles pas chargŽes de ces demi-vŽritŽs tissŽes d'erreur?

Ajoutons que Munich marque la cassure dŽfinitive de Freinet avec Wullens que son antistalinisme rend maintenant aveugle sur les intentions d'Hitler, jugŽ bien inoffensif par rapport ˆ Staline (Les Humbles, n¡ 8-9, aožt-sept. 38). Autant on pouvait comprendre ses rŽactions contre les procs de Moscou d'aožt 36, autant il est difficile d'admettre que, sous couvert de pacifisme, il se laisse glisser sur une pente qui l'amnera un jour ˆ la Collaboration.