Des critiques significatives de livres
et de revues
Les bibliographies de Freinet et d'Elise (Piaton,
Semenowicz) recensent leurs articles en mŽconnaissant gŽnŽralement les petits
textes, tout aussi rŽvŽlateurs de leur pensŽe et parfois mme davantage. C'est
notamment le cas de la rubrique Revues et Livres.
D'autres militants y participent, tels que Gachelin,
Parsuire, Chabaud, Gautier, FŽraud-Fradet, Boissel, Davau et Fautrat. Sans les
Žcarter systŽmatiquement, on comprendra, en lisant ce qui suit, pourquoi je
privilŽgie les rŽactions du couple Freinet face ˆ des ouvrages qui ne vont pas
forcŽment dans le fil de leur pensŽe.
Comme le livre d'Alexis Carrel: L'homme, cet
inconnu (Plon) a ŽtŽ violemment attaquŽ aprs la guerre, il est
intŽressant de lire les rŽactions de Freinet lors de la parution (EP 6, dŽc.
35, p. 140). Comme avec Charles Nicolle prŽcŽdemment, il est surtout sensible ˆ
la logique biologique qui contredit souvent la logique technicienne. Les
citations de Carrel qu'il donne sont significatives : L'Žnorme avance prise
par les sciences des choses inanimŽes sur celle des tres vivants est un des
ŽvŽnements les plus tragiques de l'histoire de l'humanitŽ... Les esprits larges
et forts sont plus rares que les esprits prŽcis et Žtroits... L'harmonie des
fonctions organiques donne le sentiment de la paix... Comme l'activitŽ intellectuelle,
le sens moral vient d'un certain Žtat structural et fonctionnel... C'est vers
la recherche des facteurs de l'immunitŽ naturelle que les sciences mŽdicales
devraient, ds aujourd'hui, s'orienter... Chez l'homme, ce qui ne se mesure pas
est plus important que ce qui se mesure. A propos du dernier grand chapitre, le
plus controversŽ parce qu'Žvoquant l'eugŽnisme et l'aristocratie hŽrŽditaire
pour la "reconstruction de l'homme", Freinet semble le trouver plus
faible que scandaleux, car il conclut: L'auteur semble ignorer ˆ peu prs
totalement les conqutes indŽniables du naturisme qui agit sur l'individu
totalitaire (je pense qu'il veut dire dans sa
totalitŽ),qui, par des moyens naturels, par une alimentation spŽcifique et
non scientifique, essaie de redonner au corps, et donc ˆ l'esprit, son harmonie
et sa puissance. Cette action naturelle sera dŽcuplŽe le jour o le prolŽtariat
victorieux aura ŽliminŽ toutes les causes de dysharmonie sociale et que
l'organisation sociale rationnelle prŽparera et aidera la rŽorganisation
harmonieuse des individus.
A propos du livre de J. G. Frazer : Balder le
Magnifique (Žtude comparŽe d'histoire des religions), Freinet Žcrit : L'Žtonnante uniformitŽ de ces coutumes sur les
diverses parties du globe, prouve que le folklore touche ˆ quelque chose de
profondŽment enracinŽ dans l'individu et cette science est incontestablement
une des plus prŽcieuses pour la connaissance de l'Žvolution.
L'enfant de Maria Montessori, traduit en franais
chez DesclŽe de Brouwer, donne ˆ Freinet l'occasion (EP 11, mars 36, p. 238) de
rendre hommage ˆ l'action positive de la pŽdagogue italienne pour la
reconsidŽration du statut du jeune enfant mais il se montre sŽvre sur la
rigiditŽ de sa mŽthode et surtout il conclut : Disons le fond de notre
pensŽe : Mme Montessori, fasciste et catholique ˆ la fin de sa vie, met une
barrire insurmontable aux progrs humains d'une pŽdagogie qui mŽritait mieux
que cette fin aux genoux de l'Eglise et de ses profiteurs. Un peu plus loin, ˆ
propos de Les 100 plus jolis jeux de l'Onc'LŽon
(NRF), il amorce la remise en question du jeu qu'il dŽveloppera par la suite : Un
livre de jeux, surtout aussi humoristiquement illustrŽ que celui-ci, est toujours prŽcieux. Le choix est d'ailleurs excellent et
ingŽnieux. Trop ingŽnieux peut-tre... La multiplication des jeux n'est-elle
pas aussi un signe dŽcadent d'une sociŽtŽ qui ne sait donner ˆ l'enfant ni le
milieu qui lui permettra de vivre, ni les outils de travail qui l'aideront ˆ se
rŽaliser. Alors, lorsqu'on ne sait pas ou qu'on ne peut pas se rŽaliser, on
s'enfuit dans le jeu. Et c'est grand dommage.
Deux AmŽricains, W.N. et L.A. Kellog ont fait l'Žtude
comparŽe du dŽveloppement de leur enfant et d'un petit chimpanzŽ femelle, dans
l'ouvrage Le singe et l'enfant (Stock). Freinet
souligne (EP 6, dŽc. 36, p. 145) l'importance du milieu Žducatif et s'interroge
: PlacŽ dans les mmes conditions que l'enfant, le singe peut-il, aprs
plusieurs gŽnŽrations peut-tre, se rapprocher, et ˆ quel point, de
l'humanitŽ? Il critique ensuite Voyage au pays des bŽbŽs (Deno‘l) o l'auteur, Miss Edith Howes raconte aux enfants l'origine
des bŽbŽs et ajoute : Selon nos principes pŽdagogiques, c'est ˆ la vie et ˆ
l'observation loyalement conduite que nous demanderons la rŽponse, souvent sans
parole si dŽlicate ˆ traduire en langage Žducatif. Que les enfants soignent des
lapins, des poules, des chvres, des pigeons et ils auront naturellement sous
les yeux les spectacles prŽliminaires ˆ la reproduction.
On ne sera pas surpris de voir Freinet faire l'Žloge
(EP 20, juillet 37, p. 271) du livre de Jules Payot : La faillite de
l'enseignement (Alcan) qui conforte si souvent ses
propres positions. Il se rŽfrera souvent ˆ ce livre par la suite.
C'est avec un peu de rŽticence qu'il avait abordŽ Sainte-Colline , le nouveau livre de Gabriel Chevalier (Ed. Rieder), car il
craignait une simple reprise de Clochemerle. Il
dit tout le bien qu'il pense de cette description, impitoyable mais non
outrancire, d'un collŽge de JŽsuites et de sa pŽdagogie (EP 3, oct. 37, p.
72). Il a surtout apprŽciŽ le personnage du cancre qui profite de son statut
marginal pour observer et s'instruire en lisant, tout en dŽcouvrant que le
premier de la classe et mme le professeur ne savent pas grand-chose.
De mme, il conseille (EP 18, juin 39, couv; III) de
lire L'enfance dans les fers, "livre
bouleversant et, hŽlas! vŽridique" de L. Bossy (Lib. Critique), itinŽraire
de bagnes d'enfants, du Paradis (Le Luc) au Purgatoire (Le Val d'Yerre) jusqu'ˆ
l'Enfer d'Eysse : Pensez aux rŽconfortantes rŽserves cachŽes dans les
natures humaines les plus apparemment perverties puisque le hŽros de
l'aventure, cette forte tte indomptable, ds qu'il a ŽchappŽ ˆ l'infernale
torture, a su encore se redresser et s'humaniser jusqu'ˆ Žcrire ce livre vengeur
qui est ˆ lui seul une si Žmouvante bonne action.
Dans la revue Esprit
d'aožt 38, H. Chartreix condamne La doctrine scolaire de la IIIe RŽpublique. Freinet se montre plus nuancŽ (EP 19, p. 447): Mais il n'y a
cependant pas eu que ce c™tŽ dŽfavorable dans l'Žcole la•que de nos pres et
c'est un peu trop schŽmatiser la critique que d'oublier la supŽrioritŽ de cette
Žcole sur l'Žcole confessionnelle, bien plus dogmatique encore, bien plus
autoritaire, bien plus loin de l'enfant. Oui, on peut critiquer l'Žcole fin
XIXe sicle avec les idŽes de 1938, mais, pour tre juste, il faut replacer
l'effort des Žducateurs dans le cadre difficile de l'Žpoque. Pour tout ce qui
concerne l'Žpoque actuelle, l'ignorance de l'auteur nous fait sourire : pour
lui, il n'y a que Mme Seclet-Riou, dont nous n'ignorons pas la valeur mais qui
ne fait point figure nŽanmoins de pŽdagogue reprŽsentatif de l'effort novateur
de la France contemporaine. Il n'en fallait
peut-tre pas plus pour que la future secrŽtaire gŽnŽrale du GFEN voue ˆ
Freinet une hostilitŽ dŽfinitive.
Rendant compte ensuite du livre de D. Allendy et Hella
Lobstein, Le problme sexuel ˆ l'Žcole (Ed.
Montaigne), Freinet reconnait l'importance du sujet mais ajoute : A mesure
que nous redonnons ˆ notre Žcole et ˆ notre vie ce naturel, cet esprit de
recherche objective, lorsque nous satisfaisons les besoins essentiels des
enfants en Žvitant ainsi des refoulements graves, dans la mesure o, par
l'expression libre, nous permettons ces confessions enfantines qui sont des libŽrations,
nous contribuons ˆ rendre naturels et simples les problmes sexuels. La
rŽsolution de ces problmes serait facilitŽe aussi - et est facilitŽe dans
notre Žcole - par une conception plus saine de l'alimentation et du mode de
vie. Et il propose d'aborder, au stage de Vence,
comment l'alimentation saine et pure, la suppressions de tous les excitants,
la vie naturelle facilitent le dŽveloppement harmonieux de la sexualitŽ.
Le positionnement idŽologique d'Elise Freinet
Je regroupe sŽparŽment les notes de lecture d'Elise et
l'on comprendra ˆ la lecture la raison de ce rapprochement. Jusqu'alors, elle
s'Žtait exprimŽe uniquement sur le dessin et le naturisme qui resteront ses
domaines rŽservŽs. Entre dŽcembre 35 et mars 39, elle publie un grand nombre de
critiques de livres ou de commentaires, souvent acerbes, dont le caractre
idŽologique est trs affirmŽ. Sans doute tient-elle ˆ Žviter l'enfermement ˆ
l'Žcole Freinet dans des t‰ches de "Marie Torchon" (l'expression est
d'elle dans l'un de ces courts articles).
Alors qu'elle se montre mesurŽe (EP 5, dŽc. 35, p.
117) face ˆ l'ouvrage de Lucien CuŽnot : La gense des espces animales (Alcan), sans doute
parce que cet auteur, chrŽtien, se montre plus proche de Lamarck que de Darwin,
elle critique un ouvrage pourtant intitulŽ Biologie et Marxisme (Ed. Sociales Internationales) dont l'auteur, le biologiste
communiste Marcel Prenant, n'arrive pas ˆ jeter sur la Nature un jour
nouveau susceptible de faire pressentir une conception lŽgrement neuve des
problmes de la vie (...) ConsidŽrer la science
capitaliste comme le rŽsultat d'une mŽthode dialectique est une lourde erreur.
La science capitaliste est rŽvisible comme sont rŽvisibles la production, la
technique, la culture capitalistes. DŽjˆ semble s'amorcer le conflit sur le
Mitchourinisme pour lequel elle prendra parti avec plus de passion et moins de
nuances que Freinet.
Quelques mois plus tard (mai-juin 36), para”t sous le
titre Introduction ˆ la thŽorie des instincts une sŽrie de rŽflexions, inspirŽes ˆ Elise
par le livre de Freud: Malaise dans la civilisation. Des rŽflexions qui dŽnotent un intŽrt pour la psychanalyse
qu'elle estimera plus tard "dŽpassŽe". Chaque fois qu'elle Žvoque la
vie de couple, se profile irrŽsistiblement dans l'esprit du lecteur la
silhouette de son compagnon. Le premier article (EP 15, p. 314) analyse la
place du sexuel dans l'Ïuvre de Freud: C'est souvent avec raison que la
littŽrature freudienne a ŽtŽ si sŽvrement jugŽe parce que susceptible
d'engendrer les tares qu'elle se proposait au contraire de corriger. Le suivant (EP 16, p. 340) a des accents nettement fŽministes: L'homme
est par excellence le type narcissiste et mme dans ses tendresses, au plus
fort de son amour, quand il vous rŽpte qu'il donnerait sa vie pour vous (ce
qui est ˆ vrai dire possible), soyez sžre que c'est d'abord qu'il se grise de
sa propre audace (...) Ecoutez parler un
orateur, assistez au diagnostic d'un docteur, ˆ la dŽfense d'un avocat, ˆ
l'exposition d'un artiste, on jurerait ma parole que la moindre de leur
attitude va bouleverser le monde et, dans le domaine prŽcis de la sexualitŽ, il
leur appara”t inŽvitablement qu'ils sont irrŽsistibles... L'homme le plus
humain, le plus dŽsintŽressŽ, le plus gŽnŽreux dira ˆ sa compagne : "Tu es
libre, ton corps est ˆ toi et aussi ton ‰ma, tu peux ailleurs faire ta vie si
tu le dŽsires"... Mais au fond de son ‰me il jouit de sa gŽnŽrositŽ... en
paroles et il fait des vÏux pour qu'une Žvasion possible ne se fasse pas ˆ ses
dŽpens. La suite, n¡17 (p. 363), ne se montre gure plus optimiste
sur le couple: Nous n'avons pas voulu dire que toutes les femmes sont
malheureuses en mŽnage et que par retour des choses tous les hommes y sont
heureux. Il y a aussi trs souvent des hommes malheureux et des femmes
heureuses ; parfois mme des couples qui sont bien assortis. Il n'en reste pas
moins que le mariage n'appara”t pas comme l'institution idŽale garantissant
avec le plus de sŽcuritŽ notre besoin de consommer la tendresse et
l'amour. Le dernier article (EP 18, p.383) se termine sur un certain
dŽtachement: Et si le grand amour se refuse ˆ vous, si le cher visage se
dŽtourne de votre route, ne soyez pas dŽsespŽrŽ. D'abord il y a les larmes ;
puis vous apprendrez que cette rŽserve de tendresse est utilisable pour
d'autres. (...)Et, l'expŽrience aidant,
peut-tre un jour pourrez-vous dire avec la dŽsinvolture de l'homme fort : -
L'amour? c'est comme le vtement ou la chaussure... Bien sžr, l'on peut trs
bien marcher pieds nus, sur la terre libre.
Dans une critique du livre du Dr Pierreville: L'inŽgalitŽ
humaine devant la mort et la maladie (Ed. Fustier)
publiŽe ensuite (p. 386), Elise revient sur le mme thme: La femme en qui
s'Žveille et persiste si profondŽment l'instinct de maternitŽ se doit de
rŽflŽchir gravement ˆ ce problme. Instinctive et normale, quand elle fait
l'offrande de son tre, elle dŽsire conserver le fruit de son amour. Mais,
au-delˆ de la passion, elle n'accepte pas d'tre assujettie ˆ la fonction
aveugle qui fait d'elle un tre de procrŽation ˆ jet continu, terni dans sa
beautŽ avant l'heure, fermŽ ˆ la pensŽe et ˆ l'action. RŽglementer l'instinct?
Sans nul doute. Violer la Nature s'il le faut ; mais trouver une Žvasion de
l'instinct sexuel vers des domaines Žtranger ˆ la fonction immŽdiate, et qui
rŽserveront les possibilitŽs de crŽation de l'esprit et du cÏur.
En novembre 36 (EP 3, p. 73), Elise pourfend l'ouvrage
d'Alain, Histoires de mes pensŽes (Gallimard): Ce
ne sont pas des pensŽes nouvelles-nŽes mais nous ne voulons pas lui faire
l'injure de les supposer mort-nŽes, bien que des raisons multiples puissent
nous y autoriser. Face au livre du Dr Pierre Mabille, La construction de
l'homme (Ed. Flory), elle dŽmolit une rŽflexion sur
l'autodidactie: Par le miracle d'une vie intŽrieure hŽro•que, l'autodidacte
peut dŽpasser sa vŽritŽ et socialiser son gŽnie pour le rendre comprŽhensible
et sŽduisant. Ainsi CŽzanne voyant au-delˆ de ses propres dŽchirements la loi
transmissible. Dans la majoritŽ des cas, l'autodidacte est prisonnier de sa
propre foi et se double d'un tyran. Souvent mme, victime de son orgueil, il
schŽmatise sa vŽritŽ jusqu'ˆ l'absurde et jusqu'ˆ la manie. Le Dr Pierre
Mabille semble relever de ce dernier cas. Par contre, elle se montre Žlogieuse
pour Regards sur la terre promise d'Elie Faure (Ed. Flory): Un homme
ici fait le tour de sa solitude pour marcher ˆ la conqute de nouvelles
clairvoyances. Ne lui reprochons pas de renouer de sicle en sicle la cha”ne
somptueuse d'un humanisme qui meurt de sa propre aristocratie. Ne lui
reprochons pas d'avoir voulu Žtreindre dans une rŽalitŽ totale des valeurs
illusoires qu'une hiŽrarchie nouvelle va irrŽmŽdiablement dŽtruire. Sachons lui
grŽ de cet adieu ˆ des servitudes cruelles puisqu'aussi bien il a compris le
dilemme redoutable de la vie digne ou de la mort. De tels essais sont pour nous
une bŽnŽdiction. Intarissable, elle encha”ne
aussit™t sur un autre livre, L'Žmancipation sexuelle en URSS de Jean
Marestan (Ed. Mignolet et Storz): Un livre qui, sous un titre prometteur de
licences, apporte la preuve qu'une morale sexuelle saine et digne est en train
de na”tre en URSS, o le prolŽtariat, ma”tre de ses destinŽes, a mis fin aux
ravages de l'Žrotisme pathologique.
Dans le n¡ suivant (EP 4, p. 99), la rŽcente livraison
de la revue Esprit ne bŽnŽficie pas de son indulgence: Le grand problme de la culture fut
posŽ honntement par les uns et malhonntement par les autres pour mettre
franchement en prŽsence les intellectuels marxistes et les intellectuels
fascistes. Entre les deux, il y eut un style b‰tard de la culture, ni chvre ni
chou, c'est de ce style sans grandeur que relve la revue "Esprit". (...) Quand les soviets rŽussiront un nouveau plan, l'on
dŽnoncera "la santŽ Žnorme" et la "joie au travail" des
bolchevicks. Puisqu'ils ont fait le mŽtro, ils ne sauraient prŽtendre ˆ la
culture, voyons! C'est impossible
puisqu'il n'y a que l'intellectuel catholique qui peut vivre dans le bien-tre
sans courir le risque de devenir idiot... Par antithse, ces Messieurs
acquerront un prestige de clercs raffinŽs puisqu'aussi bien "il faut oser
le dire, le passage ˆ l'action militante est une trahison pour l'intellectuel,
une infidŽlitŽ ˆ sa mission propre". Et cela s'appellera dŽfendre la
culture. Vous ne voudriez tout de mme pas qu'ils se soient appelŽs "Esprit"
pour des prunes. Dans une critique du Salon
d'Automne, elle Žcrit plus loin (p.100): Pour une fois encore, le salon
d'automne nous prouvera que les artistes de ce temps n'ont pas compris le r™le
qui leur Žtait dŽvolu et grande sera notre dŽception devant la mŽdiocritŽ
technique et l'irrespect d'une Žpoque aussi chargŽe de drame que la n™tre. (...) Devant la dignitŽ et l'hŽro•sme du prolŽtaire du rang,
l'artiste qui se compla”t dans ses dŽlectations solitaires est tra”tre ˆ la
sociŽtŽ et aussi inutile ˆ la continuitŽ de la vie qu'un eunuque.
Elle revient sur ce thme (EP 5, p. 121) ˆ propos de La
querelle du rŽalisme (Ed. Sociales
Internationales), en prenant ardemment parti pour Aragon et en apostrophant les
artistes : Dites-nous comment, avec vos pinceaux, vous montreriez qu'ˆ
Madrid les obus rebelles font des Žclaboussures d'entrailles sur tous les murs;
comment un peuple prŽfre le martyre ˆ la honte ? (...)
Toutes les divagations plus ou moins oiseuses qui, sous prŽtexte d'Žlargir
le contenu du rŽalisme, le limitent et l'escamotent ne prouvent qu'une chose,
c'est que l'artiste n'est pas ˆ la hauteur de sa t‰che. Le sang de l'Espagne
met le rŽalisme ˆ l'ordre du jour.
Picasso ne tardera pas ˆ donner sa rŽponse
avec Guernica . Connaissant le peu de considŽration
qu'elle avait pour ce peintre, dans les annŽes 50, je doute qu'elle ait ŽtŽ
convaincue. Je dois ˆ la vŽritŽ d'ajouter qu'ˆ la mme Žpoque le rŽalisme
socialiste d'un Fougeron ne lui semblait pas plus convaincant.
Le livre de Jean-Richard Bloch, Espagne! Espagne! (Ed. Sociales Internationales) lui donne (p. 123) l'occasion de
comparer l'intellectuel au prolŽtaire qui ne sont point sensibles de la mme
faon ˆ des rŽalitŽs identiques et, encore que leurs rŽactions sociales
s'inscrivent dans une ligne commune, la justification de leur attitude ne
ressort pas des mmes arguments. Lˆ o l'intellectuel souffre de l'insulte ˆ la
raison, le prolŽtaire s'insurge contre l'offense faite ˆ la vie biologique. Et, dans un plaidoyer
enflammŽ o est ŽvoquŽe la Pasionaria, elle conclut: La guerre dure en
Espagne de par la faute du gouvernement franais. M. Blum a mis au service du
capitalisme tous ses talents d'avocat distinguŽ, pour trahir avec ŽlŽgance la
grande cause de la RŽvolution prolŽtarienne. C'est une fatalitŽ historique. En
face de cette trahison, une fois encore, en dŽpit de toute la bave qui peut
tre dŽversŽe sur elle, l'URSS sauvera Octobre. On n'est donc pas surpris de trouver ˆ
la page suivante un Žloge dithyrambique du livre soviŽtique d'Iline, Les
montagnes et les hommes, bien qu'il se termine par ces mots assez peu compatibles avec
le naturisme: DŽsormais l'homme regarde la nature comme un artisan la
matire, les forces de la nature se soumettent ˆ la main du ma”tre. Et tout se
passera ainsi quand les Soviets auront conquis la terre. C'est pourquoi, dans
tous les pays, en regard de ce beau rve du monde, des hommes consentent ˆ
mourir. Elle revient sur le sujet dans la rubrique
Naturisme (EP 9, p. 198), avec un plaidoyer, un peu surprenant sous sa plume,
en faveur du modernisme: C'est par le fonctionnement de la technique que
l'humanitŽ se dŽgage de l'animalitŽ (...) DŽsormais
l'homme peut regarder la nature comme une matire plastique et docile aux
exigences de son tre. Une nouvelle crŽation est en marche qui mettra l'univers
ˆ la disposition d'un tre seul: l'humanitŽ (...) Il ne fait pas de doute que le bonheur de l'homme soit
fonction de la technique. Aprs un Žloge appuyŽ de Mitchourine, le magicien des plantes, elle conclut: L'homme
nouveau a dŽpassŽ le CrŽateur.
Le livre de Maurice Dommanget, Blanqui ˆ Belle-Ile provoque (EP 6, dŽc. 36, p.147) de longues considŽrations sur
l'histoire falsificatrice o elle qualifie la guerre de 14-18 d'avant-dernire
guerre car: La toute dernire, celle qui se passe sous nos yeux, s'enveloppe
de la fantaisie politique de M. Blum. Elle conteste
que le blanquisme soit un acheminement vers le marxisme. Blanqui s'apparente
ˆ tous les utopistes qui attendent tout de la seule rŽvolution. (...)Il attribue ˆ la pensŽe une valeur en soi qui est
certainement moins dŽcisive que le sont les contradictions internes de
l'Žconomie capitaliste. (...) C'est pourquoi,
malgrŽ l'appoint d'une forte personnalitŽ magnŽtique et virile, le blanquisme
appara”t dans l'histoire comme un putchisme dangereux dont les tentatives
rŽvolutionnaires d'Allemagne, d'Autriche, d'Italie et d'Espagne nous donne le
triste enseignement. Le blanquisme traduit une Žtape de l'idŽe socialiste sans
portŽe sur l'avenir dont nous devons nous faire un devoir de mesurer les
erreurs et les insuffisances.
Le livre de Gustave Dupin M. PoincarŽ et le guerre
de 1914 (Librairie du Travail) dŽcortique comment
PoincarŽ a contribuŽ au dŽclanchement de la guerre, mais Elise (EP 9, fŽv.37,
p. 202) veut aller plus loin que ce constat: Camarades, ˆ l'appui de
l'histoire, faites-vous une attitude de lŽgitime dŽfense vis-ˆ-vis des
dŽmocraties bourgeoises qui vous ont donnŽ l'illusion de leurs constitutions
chimŽriques. Les prolŽtaires sont bien placŽs pour comprendre les cinglantes
dŽcisions des gouvernements dŽmocratiques qui ne sont que le paravent commode
d'un capitalisme de plus en plus exigeant et sordide. La dŽmocratie? oui, mais
la dŽmocratie socialiste, adaptŽe aux exigeances sociales et perfectible par la
toute puissance du travail socialisŽ. Tout pour cette dŽmocratie-lˆ. Rien pour
l'autre. Si, quelque chose: les actes lucides qui, dans la lutte syndicale et
politique, la prŽcipiteront vers la mort.
Camarades, lisez l'ouvrage de Gustave Dupin, pour comprendre, ˆ l'ombre
funeste de PoincarŽ, vos devoirs critiques vis-ˆ-vis de LŽon Blum et, ˆ la
faveur de l'expŽrience russe et des ŽvŽnements d'Espagne, comprenez que la
vaste corruption capitaliste ne pourra plus donner le change ˆ la luciditŽ du
prolŽtariat en marche.
AndrŽ Gide se fait Žtriller (n¡10, fŽv. 37, p.228)
pour son livre Retour d'U.R.S.S. (Gallimard).
Elise minimise la portŽe de son tŽmoignage: AndrŽ Gide a passŽ 20 jours en
URSS. Il en rapporte des impressions rŽsumŽes en une brochure de 91 pages. Tout
le monde sait que l'URSS a 170 millions d'habitants. Qu'elle est 40 fois plus
vaste que la France. Quelle a fait sa rŽvolution depuis vingt ans. Les frais du
voyage en URSS Žtaient ˆ la charge du gouvernement des Soviets. AndrŽ Gide ne
connait pas le russe. (...) M. Gide est-il pour
ou contre l'expŽrience russe? A vrai dire, la brochure n'est pas absolument
dŽfavorable ˆ l'URSS. (...) Le livre n'est pas
sympathique ˆ l'URSS et, bien qu'il soit difficile de prouver les marques
formelles de ce manque de sympathie, tout est arrangŽ de faon que le lecteur
conclut ˆ la faillite de l'expŽrience russe, tout en n'y concluant pas. C'est
trs malin ou trs canaille ou trs sŽnile, ou peut-tre les trois ˆ la fois. Analysant les raisons de cette attitude critique: Aussi bien,
tout le dŽsenchantement d'AndrŽ Gide repose sur un malentendu psychologique:
Exigeant dans son non-conformisme vis-ˆ-vis de la sociŽtŽ bourgeoise contre
laquelle il Žtait appelŽ ˆ prendre une attitude hostile, il a cru naturel
d'Žtayer sa propre hostilitŽ d'un contenu rŽvolutionnaire. Il a tort de
confondre non-conformisme et rŽvolution. Le non-conformisme n'a demandŽ aucun
renoncement ˆ son individualisme. La RŽvolution exige de lui une discipline,
une limitation de sa libertŽ d'Žcrivain. Faisant allusion
au ralliement de l'Žcrivain ˆ la cause populaire, elle conclut: Pour la
premire fois, il dit:"Camarades!" Et tout le monde convint qu'il dit
trs bien cela, si bien que mme dans cette situation non conformiste, la
bourgeoisie, ˆ tout prendre, n'avait point ˆ le renier. Qu'elle le garde!
Comme on s'en doute, ce texte provoque sans tarder (EP
16, p. 298) la rŽaction de Wullens qui, on s'en souvient, avait publiŽ dans sa
revue Les Humbles, les comptes rendus du voyage
en URSS de 1925. Curieusement, il s'adresse ˆ Freinet comme s'il Žtait
personnellement l'auteur de l'article: Rappelle-toi qu'il y en a d'autres
qui ont passŽ une vingtaine de jours en URSS aux frais des Soviets et sans
conna”tre le russe (...) et comme nous nous
sommes indignŽs quand des adversaires nous ont reprochŽ ce que tu reproches ˆ
Gide aujourd'hui. (...) Il vaudrait bien mieux
relater ce qu'il dit: est-ce vrai? est-ce faux? voilˆ qui importe . Et puis, si
ce sont des arguments, quelle force possdent alors les tŽmoignages d'Yvon et
Victor Serge qui ont vŽcu, l'un plus de dix ans, l'autre plus de dix-neuf ans
en URSS et ils en parlent et lisent la langue couramment. Mais l'Educateur
ProlŽtarien ignore leurs tŽmoignages et nŽglige la lettre de Serge intervenant
cordialement dans notre discussion! (...) Il ne
faut jamais avoir peur de la
VŽritŽ, mme si elle est dŽsagrŽable, quand on est rŽvolutionnaire! Wullens termine en se
demandant si Freinet publiera sa lettre qui reprŽsente l'opinion de pas mal
de copains de la CoopŽrative, j'en suis sžr. Aprs
l'avoir reproduite intŽgralement sans commentaire, Freinet ajoute: Nos
lecteurs ont entendu sur Gide deux sons de cloche. Nous arrtons lˆ la
discussion sur un sujet qui risquerait d'encombrer longtemps nos colonnes, sans
grand profit, je crois, pour notre Žducation commune. Pourquoi Wullens doute-t-il que Freinet publiera sa lettre? Parce
qu'il lui a envoyŽ prŽcŽdemment son Appel aux hommes (Les Humbles, janv. 37) exigeant une
enqute impartiale sur les procs de Moscou o de vieux Bolcheviques, amis de
LŽnine, ont ŽtŽ condamnŽs et exŽcutŽs pour "intentions
contre-rŽvolutionnaires". Freinet, que ses intimes dŽcrivent comme
prŽoccupŽ du caractre de ces procs, refuse de le signer et mme de le publier
par crainte qu'il ne provoque, dans son mouvement, l'affrontement sur des
problmes extŽrieurs ˆ l'Žducation.
Elise revient (EP 11, mars 37, p. 251) sur la
contrainte que doivent s'imposer les intellectuels et les artistes, ˆ propos du
livre de RenŽ Garmy: Il Žtait une mine (Ed.
sociales internationales). La prŽface pose avec une trs grande nettetŽ le
conflit d'une pensŽe marxiste basŽe sur le matŽrialisme historique et la
libertŽ d'expression de l'artiste. Au prix de quel sacrifice l'Ïuvre d'art
sera-t-elle Žminemment socialiste? C'est ˆ vous de le dire, camarades. Le livre
de Garmy tente de rŽsoudre ce bržlant problme. Lisez "Il Žtait une
mine". Faites-en la critique brve et ferme. Nous essayerons de dŽgager
ensemble les tendances rŽelles de l'art et de l'histoire, de les unir ou de les
dissocier, en faveur d'un rŽalisme matŽrialiste. Vous nous direz, par la mme
occasion, s'il vous para”t utile d'instituer dans l'E.P. une rubrique
strictement consacrŽe aux problmes de la culture o, marquant notre irrespect
pour la culture aristocratique, nous tenterons d'affirmer les droits de toutes
nos efficiences prolŽtariennes. Cet appel direct aux lecteurs n'a-t-il
pas apportŽ ˆ Elise les encouragements attendus? On assiste l'annŽe suivante ˆ
un ralentissement de ses interventions idŽologiques.
Sur la lancŽe prŽcŽdente, elle interpelle Jean-Richard
Bloch (EP 17, p. 228) sur son livre Naissance d'une culture (Rieder): Les intellectuels vivent de la culture, en fonction de
la culture. Nous vovons, nous, des rŽalitŽs matŽrialistes qui font de nous des
tres forcenŽs Žtreints par des limitations et des besoins de combat. Nous
vivons ˆ ce point de l'histoire o rien n'est d'essentiel que la vie. (...) Nous sommes fatiguŽs de tout ce qui fut. Nous sommes
fatiguŽs du gŽnie. Nous sommes fatiguŽs de la Culture. Bien sžr, nous ne la
connaissons pas, mais cela nous empche-t-il d'avoir vis-ˆ-vis d'elle telle
mŽfiance qu'elle justifie? Fut-elle autre chose pour nous qu'un instrument
subtil entre les mains de nos exploiteurs?
L'Žcrivain suisse C. F. Ramuz ne trouve pas gr‰ce ˆ
ses yeux (EP 20, juillet 37, p. 272) pour son livre Taille de l'homme (Grasset): C'est un
grand tort de croire que le talent supplŽe ˆ tout. (...)
M. Ramuz tient ˆ nous dire qu'il n'a pas d'‰ge et qu'il ne vieillit point. (...) Si M. Ramuz avait consenti ˆ vieillir, il aurait du mme
coup rajeuni ses idŽes (...) Peut-tre n'est-ce
point trop tard pour apprendre que l'une des caractŽristiques du marxisme est
qu'il pose le mouvement comme loi essentielle du monde. Sachant cela, M. Ramuz
pourra rectifier quantitŽ d'erreurs personnelles et peut-tre Žprouver le
besoin de se mettre "ˆ la page"! Elle encha”ne (p. 273) avec un
commentaire du livre de Jean FrŽville, Sur la littŽrature et l'art (K. Marx
et F. Engels) (Ed. soc. internat.) : Des intellectuels ont parlŽ
Žloquemment, trop Žloquemment, en faveur de la culture des masses. Posant les
droits du peuple ˆ la culture, leur plaidoyer fut en rŽalitŽ une exclusion dont
l'outrecuidance intellectuelle de la forme ruinait la sincre humanitŽ du fond.
Tant pis pour les intellectuels et tant mieux pour les prolŽtaires. Du moins
l'incomprŽhension de ceux-ci les mettra-t-elle ˆ l'abri de la corruption
intellectuelle, gangrne sche d'une aristocratie qui sous une bienveillance
apparente entend conserver le monopole de la culture. (..) Une question se pose, embarrassantepour l'artiste chargŽ de
dons. Le talent, dictature prŽcieuse que la culture bourgeoise a si jalousement
cultivŽ jusque dans l'illogisme et l'incomprŽhension, le talent qui fait, de l'hermŽtisme intempestif d'un ValŽry,
une sorte de noblesse, de la jactance ordurire d'un Daudet, une manire
d'hŽro•sme, le talent qui double inlassablement la spŽcificitŽ verra-t-il sa
cote d'amour sombrer sous les exigences rŽvolutionnaires du rŽalisme matŽrialiste?
Si la rŽponse Žtait irrŽvocable, que de beaux suicides en perspective dans le
monde des clercs!
Elle revient sur le mme thme (p. 277) ˆ propos du
livre de Julien Benda, La jeunesse d'un clerc (Gallimard): M. Benda trouva dans son
berceau des valeurs toutes faites qu'il ne discuta pas, mais sur lesquelles il
spŽcula sa vie entire.(...) D'autres temps sont
venus qui Žtreignent l'humanitŽ de leur rŽalisme cruel. Voici venir les
"bons barbares" annoncŽs par M. Renan, et dont la clairvoyance et l'hŽro•sme
consacreront l'homme. L'homme qui, intellectuel, amant et soldat ne traduira
point la vie et toutes ses exigences.
Le livre d'AndrŽ Ribard, La France, histoire d'un
peuple (ESI) l'amne ˆ contester (EP 19, p. 400)
que l'on puisse opposer la RŽpublique, aprs 1870, ˆ l'Žpoque de la
Bourgeoisie, entre 1789 et 1870, et elle conclut : Non, camarades, on ne
nait pas plus militant qu'on ne na”t soldat, mais mme non militant de fait,
vous tes un des ŽlŽments du miltantisme puisque votre comprŽhension est ˆ la
hauteur d'une classe consciente qui a prŽfŽrŽ le combat ˆ la capitulation. Le
militantisme ne se fait pas seulement ˆ la tribune. Il est dans l'anonyme
prŽsence aux rŽunions, dans la carte syndicale, dans la pice que l'on met au
plateau, dans la brochure que l'on diffuse, dans l'argent, dans les vivres que
l'on envoie ˆ l'Espagne, il est dans l'enfant de Madrid ou de Barcelone que
l'on sauve de la mort. Mais oui, camarades, nous sommes tous des militants et
c'est pourquoi, malgrŽ les larmes, malgrŽ les hŽcatombes, malgrŽ la mort, la
victoire sera n™tre et c'est le chapitre que l'historien de demain qui
reprendra le livre des mains d'A. Ribard, ajoutera ˆ l'Histoire d'un peuple!
La question algŽrienne de
N. D'Orient et Loew (Bureau d'Žditions), livre dŽjˆ analysŽ rapidement par D.J.
Parsuire (EP 17, juin 37, p. 230), lui fait poser le problme colonial (EP 2,
oct. 38, p. 46): Un livre qui, une fois encore, nous prouvera que loin
d'tre un facteur de progrs, la colonisation "est surtout un moyen magistral
d'exploitation et de barbarie". (...) Ce
n'est point assez de ravir ˆ l'indigne la terre qu'il avait fertilisŽe,
l'industrie qu'il avait crŽŽe, il faut que dans la loi figure, blanc sur noir,
l'inanitŽ totale de ses droits, et c'est ainsi que fut fondŽ le code de
l'indigŽnat. (...) Le problme algŽrien reste
grave et lourd de consŽquence, des Žpisodes sanglants s'inscriront dans son
histoire avant que le prolŽtariat international puisse poser avec nettetŽ et
chance de succs le problme de l'indŽpendance de l'AlgŽrie qui sera la
conclusion dernire de la lutte.
Alors que R. Proix avait fait (EP 17, juin 37, p. 228)
une critique Žlogieuse de Giono pour Refus d'obŽissance (NRF), Elise le traite sans mŽnagement (EP 11, mars 39, p. 272),
sans doute en fonction des accords de Munich, pour ses Lettres aux paysans
sur la pauvretŽ et la paix (Grasset): Aprs avoir parlŽ aux
arbres, il (Giono) parla aux hommes, non pas ˆ
l'homme actuel, facteur de civilisation et de combat, mais ˆ l'homme prŽtexte
de simplicitŽ et de poŽsie, au paysan virgilien et candide susceptible de
rŽcuser les rŽalitŽs des temps modernes. (...) Nous
sommes tristes de cela. Pour ce que a suppose de na•vetŽ. Pour ce que a
dŽvoile de complicitŽ. Une rŽunion du CA de la CEL
nous apprend que celui-ci n'a pas jugŽ utile de reproduire dans L'Educateur
ProlŽtarien un appel du groupe Giono.
Un nouveau livre de Marcel Prenant: Darwin,
Socialisme et Culture (ESI) sert de prŽtexte ˆ
Elise pour opposer Darwin et Lamarck (EP 13, mars 39, p. 319), sans se laisser
intimider par le fait que Marx Žtait un fervent darwinien: Avant Darwin,
vint Lamarck plus gŽnial, plus sžr que ne fut l'auteur de "L'origine des
espces" et dont l'Ïuvre influena si remarquablement le travail de
Darwin. Ce qui appara”t comme l'originalitŽ de Darwin, la sŽlection naturelle,
n'est en rŽalitŽ qu'un aspect de la pensŽe de Lamarck qui, bien que
spiritualiste, posa plus dialectiquement le problme de la transformation des
espces. Lamarck, en effet, impliqua dans l'Žvolution l'idŽe impŽrative de
milieu extŽrieur, idŽe essentielle selon le bon sens car, quoi qu'on puisse en
dire, le milieu fut antŽrieur ˆ la vie et dŽtermina cette vie mme. Il s'ensuit
que le phŽnomne de l'adaptation, cher ˆ Lamarck et discrŽditŽ par Darwin,
n'est en fait que la rencontre de deux influences, celle du milieu organique
des tres et celle du milieu extŽrieur qui conditionne fatalement les besoins
et les instincts. Il ne saurait y avoir plate-forme plus matŽrialiste de
discussion et d'un contenu aussi dynamique et qui laisse loin derrire lui
l'idŽe mŽtaphysique de "lutte pour la vie" de Darwin qui s'apparente
Žtrangement ˆ "l'Žlan vital" de M. Bergson. En fait l'Ïuvre de Darwin
"l'athŽe" dont la sŽlection naturelle est le centre, est embrumŽe de
mŽtaphysique alors que les projections de Lamarck le "spiritualiste"
sont charpentŽes par un bon sens matŽrialiste certain et un esprit dialectique
qui n'est pas prs d'tre dŽmoli. Il est trs
probable qu'Elise a lu des traductions d'articles soviŽtiques favorables ˆ
Lyssenko qui, depuis 36, dirige toute la recherche agronomique soviŽtique et
prŽtend utiliser l'hŽrŽditŽ des caractres acquis, jugŽe plus matŽrialiste que
la gŽnŽtique bourgeoise. On ne peut s'empcher de sourire ˆ l'allusion ˆ "l'Žlan
vital", quand on sait que Freinet utilisera
l'expression peu de temps aprs, ˆ vrai dire sans faire rŽfŽrence ˆ Bergson.
Rien n'autorise ˆ attribuer aussi ˆ Elise Freinet la
critique de Principes d'esthŽtique de P. Servien (Boivin), parue en
dŽcembre 35 (EP 5) sans signature ni initiales, ce qui est assez rare.
NŽanmoins, aprs lecture attentive des autres comptes rendus, je n'ai pas
trouvŽ de militant possdant, avec autant de passion, ce style ˆ
l'emporte-pice. Ce critique inconnu Žcrit en effet pour dŽnoncer l'inutilitŽ
de semblables livres: J'ai souvent rvŽ d'un "dictateur aux
Lettres" qui, pareil ˆ l'empereur chinois (Sinchihoangti, celui qu'on
flŽtrit du nom d' Ç incendiaire des livres et de proscripteur des
lettrŽs È) ferait taire ceux parlant sans penser pour laisser parler ceux
qui pensent. On a beaucoup mŽdit de ce "chef barbare" (...) Quand viendra un tel libŽrateur dans notre Occident
dŽvoyŽ! Ces phrases font froid dans le dos, car de tels bržleurs de
"livres dŽgŽnŽrŽs" sont dŽjˆ ˆ l'ouvrage outre-Rhin, ils portent des
brassards ˆ croix gammŽe.
Le contenu et surtout le ton des critiques d'Elise tranchent nettement avec les autres, y compris celles de Freinet. Par ce style trs incisif, recherche-t-elle un statut d'idŽologue ou de Pasionaria du mouvement? Connaissant la diversitŽ des militants, il n'est pas certain que tous apprŽcient. Observons qu'ˆ partir du printemps 39, Elise abandonne pratiquement les analyses de livres, sinon dans ses domaines rŽservŽs: la santŽ, l'art et la "part du ma”tre", rubrique nouvelle qui appara”tra aprs la guerre.